lundi 22 avril 2019

Géraldine COLLET « La suspension»


En 2017, l’annonce de la réédition des œuvres de Louis-Ferdinand CÉLINE chez Gallimard a mis le feu aux poudres. Tout du moins chez Louise, une adolescente de 17 ans, petite-fille d’un certain déporté n°21055, Gilbert dans le civil, prisonnier à Buchenwald. Alors savoir que les écrits de CÉLINE vont ressortir, y compris les plus haineux, les plus « hitlero-compatibles », les plus antisémites, pour Louise c’en est trop. Elle va aller fouiller le passer de la maison Gallimard, mais pas que.

Jacques SCHIFFRIN monte sa première maison d’édition en 1923 puis la prestigieuse collection de La Pléiade en 1931 qui intègre les rangs des éditions Gallimard dès 1933, entre autres grâce à André GIDE qui introduit SCHIFFRIN chez le vieux GALLIMARD. SCHIFFRIN est ensuite licencié par l’éditeur car juif, il se trouve que justement des lois anti-juives sont promulguées dans le beau pays de France, il faut obéir nom d’un petit bonhomme ! À la place de SCHIFFRIN est nommé un poids lourd de l’antisémitisme intellectuel : Pierre DRIEU LA ROCHELLE, qui se rend notamment en Allemagne au congrès des grands romanciers européens, accompagné par le pimpant BRASILLAC.

2012 : par le biais de leur célèbre collection de La Pléiade, les éditions Gallimard ressortent les œuvres de DRIEU LA ROCHELLE, auteur qui doit entre autres sa nouvelle notoriété à des combattants de l’ombre, dont Daniel LESKENS, un néonazi belge militant et fondu, qui profitera un jour d’être en Allemagne pour pisser sur des tombes juives. La classe, ça ne se commande pas. Un geste qui devant le tollé général le fera démissionner de son poste de conseiller municipal d’Anderlecht (quartier de Bruxelles). Son but ? Réintroduire le fascisme dans le jeu culturel. L’extrême droite est activement à la manœuvre pour faire réhabiliter DRIEU, tout ceci n’est bien sûr pas gratuit, elle tente par là de propager ses propres idées par le biais de Pierrot le sulfureux.

Années 2010 un peu partout dans le monde : recrudescence des actes antisémites, violence des actes, des propos, la parole se libère, certains s’appuient sur de vieux écrits pour encourager la haine. « Mein kampf » entre dans le domaine public et fait un tabac en Allemagne. « Plus jamais ça » semble vouloir dire Louise, qui parallèlement cherche des informations sur son grand-père déporté. Louise possède un profond sens éthique, une conscience sans ambiguïté, un honneur : elle refuse que, comme DRIEU plus tôt, CÉLINE donne du grain à moudre à l’extrême droite : « Ce n’est pas possible qu’un tel éditeur publie ces merdes ! Un ramassis d’immondices assassins ! Et qu’on ne nous dise pas cette fois que c’est pour ses qualités littéraires qu’on veut rééditer ces horreurs… Ce n’est pas ce qu’on a envie de lire, bordel ! Ce n’est pas le genre de littérature qu’on veut transmettre ». Le sujet s’invite à table en France. Verdict : le 11 janvier 2018, les éditions Gallimard jettent l’éponge : elles ne rééditeront pas CÉLINE (sa veuve est d’ailleurs toujours vivante, plus de 100 ans !). Antoine GALLIMARD annonce « Je comprends et partage l’émotion des lecteurs que la perspective de cette réédition choque, blesse ou inquiète (…). Au nom de ma liberté d’éditeur et de ma sensibilité à mon époque, je suspends le projet ».

Débat toujours houleux dans les cercles littéraires : doit-on autoriser les rééditions d’œuvres, les auteurs fussent-ils notoirement antisémites ? Géraldine COLLET ne se propose pas de trancher au niveau national, elle donne son point de vue sous les traits de Louise, il se défend. On peut lui arguer la liberté d’expression. Certes. Mais n’oublions pas qu’aujourd’hui, plus que jamais, des réseaux extrémistes voire terroristes s’appuient sur des écrits d’auteurs ayant colporté la haine, de DRIEU à BRASILLAC en passant par tant d’autres, dont CÉLINE. J’ai toujours une partie de moi qui s’effraie de voir un écrivain contemporain citer l’un de ces trois auteurs en référence, se faire prendre en photo avec l’un de ses bouquins en mains, j’ai froid dans le dos. Comme Louise avec GALLIMARD, j’ai envie de le gifler. Durant des siècles, il y a eu tant et tant d’écrivains (pas toujours reconnus d’ailleurs), plein de talent et de passion, qui ne se sont pas placés du côté de la haine. Si je peux comprendre une décision de rééditer des œuvres, c’est que j’en connais la demande, c’est elle qui crée l’offre, donc le bouquin. Aux lecteurs, mais aussi artistes (surtout) de se dresser contre la haine et la propagation d’idéologies nauséabondes, même de manière détournée et inconsciente. Et même par le prétexte un brin provocateur (« T’as vu ? Je lis DRIEU et je t’emmerde, je suis libre ! »), j’y vois quant à moins un poil de voyeurisme et une publicité malsaine qui peut à tout moment déclencher un brasier. Il vaut parfois mieux savoir lire la lumière éteinte. À tous les étages d’ailleurs.

Ce petit livre, entre roman et documentaire d’à peine 60 pages, propose une piste, elle est radicale, elle se défend, elle est bien menée, par une immersion dans un passé que certains aimeraient définitivement oublier. Les éditions Rue de l’Échiquier ont choisi de le sortir en cette année 2019, et je trouve personnellement qu’il a vraiment de la gueule et qu’il rouvre un débat qui a tendance à patiner.


(Warren Bismuth)

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