dimanche 24 octobre 2021

Charlotte DELBO « Qui rapportera ces paroles ? et autres écrits inédits »

 


Ce mois-ci les femmes occupent le devant de la scène dans le challenge « Les classiques c’est fantastique » impulsé par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores  avec le thème « Sacrées femmes, illustres autrices ! ». Des Livres Rances sort de sa botte secrète un conséquent volume théâtral de Charlotte DELBO pour un hommage volontairement appuyé. Et même s’il fut sorti récemment, il fait partie d’un tout dans la littérature de Charlotte DELBO devenue classique.

Charlotte DELBO (1913-1985) est avant tout connue pour ses écrits historiques et en partie autobiographiques de son expérience de déportée à Auschwitz. Il faut absolument avoir lu sa trilogie « Auschwitz et après » rédigée entre 1965 et 1970 (mais certains fragments furent écrits bien avant), ainsi que son témoignage « Le convoi du 24 janvier », le tout sorti chez Minuit et représentant un sommet de la littérature concentrationnaire. Ces quatre ouvrages furent déjà présentés sur le blog ici :

Le convoi du 24 janvier

Trilogie "Auschwitz et après"

Mais Charlotte DELBO a aussi écrit des pièces de théâtre, évoquant ou non la déportation. Dans ce blog avait déjà été commentée la pièce « Ceux qui avaient choisi » , par ailleurs absente de ce recueil. Un précédent recueil réunissant deux pièces, « Une scène jouée dans la mémoire » et « Qui rapportera ces paroles ? » avait été également recensé ici, cette dernière pièce donnant le nom à ce recueil de quelques 600 pages (pour information, « Une scène jouée dans la mémoire » n’y figure pas).

Ces neuf pièces peuvent être découpées en deux thèmes très distincts : le théâtre concentrationnaire et donc en partie autobiographique, et le théâtre historique et politique.

Place tout d’abord au théâtre de souvenirs de déportation. « Qui rapportera ces paroles ? » est une adaptation théâtrale de 1974 du premier volet de « Auschwitz et après ? » intitulé « Aucun de nous ne reviendra », souvenirs effroyables mais jamais désespérés du quotidien des prisonnières à Auschwitz. « Et toi, comment as-tu fait ? » est quant à elle l’adaptation inédite de 1971 du troisième volume de la trilogie, « Mesure de nos jours », dans lequel des femmes évoquent « l’après », la reconstruction difficile voire impossible, la vie civile faite de fantômes du passé, une certaine inadaptation malgré la volonté de résilience. « Les hommes » est une pièce inédite de 1978, une pièce dans une pièce puisque des femmes tentent de monter un spectacle théâtral en pleine déportation, texte faisant inexorablement penser au « Verfügbar aux enfers » de Germaine TILLION. C’est celui qui clôt le présent recueil.

Les autres pièces représentent un panel riche de théâtre historique, politique et international. « La théorie et la pratique » paru originellement en 1969 est peut-être le récit le plus ardu, il imagine un dialogue soutenu et palpitant entre les sociologues Herbert MARCUSE et Henri LEFEBVRE. « La capitulation » est un texte inédit de 1968, traitant du printemps de Prague alors tout juste survenu et des accords entre tchèques (on dit alors tchécoslovaques) et russes, accords soudainement jugés obsolètes par ces derniers qui envahiront une Tchécoslovaquie désignée comme traîtresse à la cause communiste.

« La sentence » de 1972 est une représentation de femmes dans le pays basque rural de l’Espagne franquiste, et la lutte de ces femmes contre l’oppresseur, combattant vaillamment pour la liberté ainsi que pour ces hommes jugés par le régime fasciste. « Maria Lusitania » de 1975 met une fois de plus les femmes en scène dans le sud de l’Europe, au Portugal cette fois-ci, en pleine révolution des œillets de 1974. Toujours le sud, avec ce roi marocain dans « Le coup d’État » paru en 1975, dans lequel il va être question de la préparation du renversement du roi alors que l’anniversaire royal est célébré au milieu d’une foule de miséreux. Quant à « La ligne de démarcation », pièce inédite de 1975, elle revient sur les dernières heures de Salvador ALLENDE dans son palais de la Moneda de Santiago du Chili avant le coup d’État de PINOCHET.

Nous avons là un théâtre ample, brillant, fort, divinement écrit, empli d’une certaine grandiloquence – au sens positif du terme - qui n’est pas sans rappeler le théâtre d’Albert CAMUS, tant sur la forme que sur le fond. Autant dire que l’on atteint les hautes sphères théâtrales. Charlotte DELBO montre ici qu’elle fut une vraie militante, une combattante de la liberté, contre toute dictature, tout autoritarisme, en un féminisme affirmé. Et si elle a pris en exemple des faits historiques majeurs du XXe siècle, ce n’est nullement par hasard mais bien dans un désir de frapper fort et d’éveiller les consciences.

Charlotte DELBO déroule de manière précise sa pensée dans des textes lucides, poétiques, parfois teintés de tragédie grecque, jamais complaisants mais toujours pleins de compassion et d’empathie, de la part de celle qui est revenue de l’enfer sans savoir ni pourquoi ni comment. Mais qui a survécu. Et a décidé de se battre pour les autres, contre les dictatures, pour le peuple, pour les opprimés. « Pour moi, pour nous, les combattants de la liberté, il s’agissait de fonder sur des bases inébranlables la liberté, la justice, l’égalité entre les individus et entre les peuples. Nous voulions adopter tous ensemble un style de vie nouveau : la démocratie où le peuple est directement responsable des affaires, se gouverne, s’administre par le moyen d’instruments simples : les conseils populaires ».

Une figure de cet ordre manque cruellement en ce siècle désordonné et confus. Il n’en est que plus urgent de redécouvrir ce théâtre de lutte, résolument féministe, entre souvenirs et positionnement politique radical, franc et sincère, une leçon de vie absolument sublime. Recueil paru en 2018, il est une gifle claquante sur les fesses des autoritarismes de tous bords, il est indispensable et il serait souhaitable qu’une partie en soit étudiée dans les lycées, pour marquer les mémoires. Lire Charlotte DELBO est une expérience unique en son genre, une tempête en même temps qu’une utopie, une catastrophe suivie d’une reconstruction, pour des lendemains qui ne chantent pas toujours gaiement ni juste, mais qui chantent. Et donnent de la voix. Des textes d’une femme remarquable qui a su se rendre visionnaire.

« Il y a une misère proche, celle de la sensibilité. Tout le monde aujourd’hui souffre du manque d’échanges, du manque de communication. Tout le monde souffre de solitude, d’ennui. Alors que les possibilités techniques d’information sont quasi illimitées, au niveau des individus, il n’y a plus d’échanges » (1970).

(Warren Bismuth)



4 commentaires:

  1. Tu imagines bien comme je suis heureuse de la retrouver ici 😉

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    1. J'ai eu en effet une pensée particulière après notre échange en postant la présente chronique.

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  2. J'ai très envie de découvrir ses écrits mais je pense d'abord me diriger vers ses récits autobiographiques pour commencer.

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    1. Je ne vais pas tarder à terminer son œuvre, tout m'a séduit !

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