dimanche 29 mai 2022

Joseph ROTH « Croquis de voyage »

 


Top départ de la saison 3 du challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, avec ce thème qui fleure bon le voyage : « Tour d’Europe ». Pour honorer le défi, je me suis lancé dans une fort passionnante lecture de « Croquis de voyage » de Joseph ROTH, qui se moule parfaitement dans le thème du mois.

Il est de ces écrivains dont on appréhende la lecture. Précédé par les rumeurs de littérature exigeante, on démarre avec une approche méfiante, non pas envers l’œuvre, mais envers nous-mêmes, inquiets de ne pas être à la hauteur. Peut-être est-ce pour ceci que jamais encore je ne m’étais frotté à Joseph ROTH, et l’opportunité qui m’a été donné ne fut pas vaine, loin de là.

L’écrivain Joseph ROTH a entrepris d’arpenter l’Europe entre 1921 et 1931. Il en rédige des chroniques pour des journaux dont le présent ouvrage est un recueil. Juif né en Galicie en 1894 (à l’époque région de l’Empire Austro-Hongrois, aujourd’hui ukrainienne), ROTH s’est beaucoup déplacé durant son existence. Ici c’est le journaliste qui s’exprime. La première image qu’il nous présente est saisissante, c’est celle de milliers de juifs des pays de l’est fuyant les pogroms en Allemagne pour tenter l’aventure aux Etats-Unis. Nous ne sommes qu’au tout début des années 20 et déjà l’extrême tension antisémite est palpable. Dès le 6 janvier 1924 ROTH souligne « Et dans ces lieux de réunion où l’on ne faisait autrefois que boire du schnaps et s’embrasser, voilà qu’aujourd’hui, sur les murs crasseux, on dessine des croix gammées et des étoiles rouges ». Il disserte sur les conditions ouvrières ou le peuple qu’il découvre dans les trains. Certaines de ses réflexions peuvent aujourd’hui paraître comme pionnières : « Ici, on détruit la terre pour la fertiliser ».

Durant ses voyages, ROTH note ce qui se déroule sous ses yeux : le quotidien des habitants des pays traversés, le paysage, les coutumes et fêtes locales traditionnelles, les mentalités, les préjugés, l’architecture, les vestiges notamment religieux, l’art, mais brosse aussi une réflexion fort subtile sur la géopolitique. Mais ce qui frappe c’est que selon les pays dans lesquels il se trouve il ne retient pas les mêmes images. Si sur l’Allemagne, il évoque pêle-mêle un peu tout ceci, les visites en France (entre 1925 et 1927) sont plus particulièrement axées sur les champs de bataille de la première guerre mondiale, lieux où le tourisme se développe de manière malaisante (c’est le début du tourisme historique de masse).

Puis ces instantanés : « Voici le cimetière, il est rempli de croix de fer, non pas de celles qui sont accrochées sur les poitrines, mais de vraies croix, de celles qui se dressent sur les tertres funéraires. C’est le cimetière allemand de Bovincourt. Ici sont enterrés 40000 soldats inconnus. C’est ici que viennent les survivants à la recherche des disparus. Le gardien, un Français qui va et vient, serre la main de chaque Allemand qui se présente, et lui demande : « Camarade, pourquoi nous sommes-nous donc battus ? ». Sempiternelle question que posent tous les gardiens de cimetières militaires. On devient aisément pacifiste parmi ces 40000 soldats inconnus ». ROTH longe le Rhône en s’autorisant de nombreuses étapes. Dans le sud de la France, il assiste avec dégoût à un spectacle de tauromachie. Il n’est ni avare ni maladroit pour donner son point de vue sur les classes sociales.

Entre 1925 et 1928, ROTH sillonne la Russie, il en retient cet esprit politique, tout semble politique dans ce vaste pays qui a vu naître le bolchevisme quelques années plus tôt. Surprise : il rencontre de nombreux bourgeois, dresse un parallèle avec le régime en place. En 1926 il assiste aux festivités tronquées du neuvième anniversaire de la Révolution d’octobre. Il s’étend sur l’état calamiteux de la culture entièrement contrôlée par l’Etat, superficielle car obéissante à la direction ultra-autoritaire du pays. Il met en exergue la religion, ou plutôt une certaine absence et se fait très critique envers la révolution en cours (il semble être l’un des premiers intellectuels non russes à s’opposer avec violence à la dictature du prolétariat en cours, devançant de peu KAZANTZAKI ou ISTRATI).

En 1927, ROTH se rend successivement en Albanie et en Serbie. Dans le premier pays, là encore la dictature, vicieuse et épouvantable, teintée de corruption alors que les tensions sont fortes entre l‘Albanie et la Yougoslavie. C’est d’ailleurs à Sarajevo qu’il se remémore avec émotion le déclenchement de la première guerre mondiale.

En 1924 voyage dans sa région natale, la Galicie. Plusieurs incursions en Pologne entre 1924 et 1931, il évoque avec tendresse les poètes polonais, sans oublier les instantanés du quotidien qui jalonnent le recueil qui se termine par un voyage en Italie en 1928. Ce n’est sans doute pas par hasard qu’il décide de clore ce compte rendu de voyages par ce pays qui a subi la première expérience fasciste (celle de MUSSOLINI) dès 1922. Là-bas, il n’y voit que dictature, asservissement, corruption (notamment celle de la presse qui lance une propagande gigantesque en faveur du Duce). Le contrôle et l’endoctrinement sont totaux. « La profession de journaliste supposant des dispositions hautement individualistes (ou y contribuant pour le moins), il va de soi qu’il est absolument impossible de l’exercer dans un Etat sous administration fasciste. Il se crée alors une nouvelle sorte de journalistes, de commentateurs de la doctrine et de l’activité fascistes : c’est le journalisme ennuyeux ».

ROTH combattit rudement le fanatisme, lutta contre le fascisme, le nazisme. Il s’enfuit d’Allemagne en 1933 dès l’arrivée de HITLER à la chancellerie du Reich. Censuré, interdit, il arpente à nouveau l’Europe avant de s’éteindre. Lui qui fut un activiste antifasciste, il disparaît en mai 1939, quelques mois avant le début des hostilités de la deuxième guerre mondiale. Il est aisé de faire un parallèle entre Stefan ZWEIG et Joseph ROTH (les deux hommes étaient amis), le dernier étant peut-être une version plus engagée socialement que le premier (ZWEIG se suicide en 1941, deux ans après le décès de ROTH). Célèbre pour son roman « La marche de Radetzky », mais en écrivain prolifique, ROTH laisse une œuvre conséquente. Dans ce « Croquis de voyage », il peut être vu comme un visionnaire ou en tout cas un lanceur d’alerte concernant les premiers pas, d’un côté du fascisme d’Etat et de l’autre du bolchevisme, mais aussi alarmant sur le nazisme alors en pleine expansion. Rien que pour ceci (mais le reste est également fort instructif), cet ouvrage de pourtant 500 pages est digne d’être lu. La brève préface est signée Valérie ZENATTI, la traduction étant assurée par Jean RUFFET.

 (Warren Bismuth)



6 commentaires:

  1. Il serait parfait pour compléter ma lecture de Zweig !

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  2. En effet, beaucoup de similitudes entre ces deux auteurs !

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  3. J'ai prévu de lire A Berlin (un jour) pour découvrir Roth en tant que journaliste ; je voudrais lire également sa correspondance avec Zweig. Je ne peux que t'inciter à te plonger dans La marche de Radetzky qui est une merveille absolue (et tout à fait abordable d'ailleurs).

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    1. C'est prévu, mais avec ma Pile A Lire débordante, il me reste à trouver le bon moment.

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  4. Comme je suis contente de trouver Roth ici. J'ai tellement aimé La Marche de Radetzky et la Crypte des capucins. Je n'ai rien relu de lui depuis mais un titre sur ma PAL pourrait annoncer un retour pour l'un des mois de notre RDV.

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    1. Cette Marche, je l'envisage depuis maintenant quelques années, ton retour m'incite à m'y plonger plus vite que prévu, merci !

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