vendredi 29 juillet 2022

Nikos KAVVADIAS « Le quart »

 


Troisième participation du mois pour Des Livres Rances au challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores avec le thème « Bord de mer ». Au menu du jour, roman maritime d’allure traditionnelle mais saupoudré de moisissures et d’égouts.

Unique roman du poète grec Nikos KAVVADIAS (1910-1975), « Le quart » est à la fois une curiosité et un poids à l’estomac. Milieu du XXe siècle : un cargo crasseux et bringuebalant appareille de Grèce direction la Chine afin de livrer des armes aux insurgés d’un pays alors à feu et à sang. De cette guerre, nous n’en apprendrons rien puisque nous allons suivre l’équipage du Pythéas composé d’une trentaine de marins durant son trajet aller, et être comme invités de force par KAVVADIAS au cœur du bateau, le nez dans sa merde.

Dès l’entame, l’odeur nous emplit les navires : aigre, sale, nauséeuse. Nous avons ici affaire à des marins ayant sacrifié leur vie à leur métier, peu instruits, bestiaux et sauvages. Ils se succèdent pour le quart (période de 4 heures consécutives de veille afin de vérifier si tout se déroule bien à bord), échangent des souvenirs, des tranches de vies dans des propos pouvant être orduriers. Notons la présence de Nico, double de l’auteur qui fut lui-même télégraphiste.

Les conversations tournent autour des femmes. Si les marins les évoquent en termes crus, grossiers voire vulgaires, s’ils semblent n’avoir aucune empathie, aucun sentiment, c’est parce qu’elles leur font peur, les intimident. Souvent à bord de cargos ou paquebots divers, ils se sont contenté de les côtoyer lors d’escales dans des ports, des prostituées, des femmes aux meurs légères qui savent bien qu’un marin forcément en manque d’affection ne va pas rester insensible à leurs charmes.

Certains membres de l’équipage ont déjà été atteints de maladies vénériennes, d’autres en souffrent durant la présente traversée. Les langues se délient. Les femmes, toujours, que l’on imagine cradingues elles aussi, remémorés en d’amples anecdotes salaces servant à exciter le copain, à lui rappeler les joies qu’il peut rencontrer sur la terre ferme, lui faire oublier la promiscuité sur un bateau déglingué qui semble flotter miraculeusement.

Le langage est populaire, vert, sans fioritures, toujours sur le fil du rasoir, il sent le poisson pourri, son haleine est saturée d’alcool, de fumée et d’épuisement. Car le repos est bref, les tâches nombreuses, un typhon s’amorce au loin. Et puis, sans que l’on s’y attende, des moments de grâce, nous rappelant que KAVVADIAS était avant tout un poète : « Dévêts-toi. Je te donnerai la brume pour vêtements ».

Dans une ambiance rappelant un bistrot crasseux, les échanges d’histoires familiales se succèdent, appartenant à un passé plus ou moins lointain, suivis ou précédés de faits divers maritimes, tragiques mais devenus tellement banals. Et toujours cette langue imagée, puante elle aussi, qui n’épargne jamais les femmes : « Trous sans fond ! Vous sauteriez tous les feux de la Saint-Jean que ça ne vous sècherait pas, bande de truies ». Ces marins sont des fauves ayant laissé les émotions au port d’attache. Ils débarquent enfin en Chine, où les bombes pleuvent, mais où une autre maladie les attend : la peste.

Roman du quotidien d’un équipage déguenillé, avec ces termes techniques et une précision extrême qui peuvent parfois noyer le lecteur, mais surtout roman du désespoir, de la saleté humaine, du manque de repères, il est un gros pavé sur une surface océanique fichant le mal de mer à chaque page. KAVVADIAS tient le gouvernail de bout en bout, sachant pertinemment qu’il ne laissera aucun répit ou presque. Le voyage sera éprouvant en même temps qu’instructif. Si les anti-héros de cette histoire ne sont pas précisément attachants, ils peuvent par moments faire preuve d’un semblant d’humanité qui paraît quasi incongru au milieu des miasmes. Son atmosphère peut être aisément rapprochée des récits maritimes désespérés de Joseph CONRAD. Roman maritime phare, abject autant que saisissant par la force de ses personnages, il est ici traduit par Michel SAUNIER et préfacé par Olivier ROLIN.

Je ne peux pas clore cette chronique sans vous annoncer une merveilleuse nouvelle : d’ici la fin de l’année si tout va bien, les éditions Signes et Balises, après avoir déjà fait paraître 2 livres de Nikos KAVVADIAS (présentés sur le blog), vont publier son œuvre poétique complète. Inutile de vous dire que Des Livres Rances se réjouit d’un pareil projet, d’autant que le poète grec a rarement été traduit en français.

 (Warren Bismuth)



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