dimanche 27 novembre 2022

Panaït ISTRATI « Tsatsa-Minnka »

 


Ce mois-ci dans le challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, le thème laconique mais ô combien précis est « Titre-prénom ». Après avoir longtemps tergiversé quant à mon choix, j’ai fait à nouveau appel à ma botte secrète, Panaït ISTRATI, ce qui n’est pas un hasard, et je m’en explique dans la présente chronique.

Écrit entre juillet et août 1930, « Tsatsa-Minka » est un petit chef d’œuvre du genre, un de plus dans la déconcertante œuvre de Panaït ISTRATI. Il dévoile une facette supplémentaire et inattendue du talent et de la pensée de l’auteur.

Entre la rivière Sereth et le fleuve Danube tout au nord de la Roumanie et non loin de l’Ukraine, un peuple paysan vit au rythme des saisons. Des parcours sans histoires où coule un quotidien réglé, entre joie et souffrance. Un jeune homme loqueteux vient demander la main de la fille du pope Alexe prénommée Minnka (« Elle s’appelait Minnka. Mais, dans l’Embouchure, les cadets ne peuvent pas appeler les femmes aînées simplement par leur prénom. Aussi, nous leur disons : tsatsa. Et quand nous voulons les caresser : tsatsika. (Aux hommes : néné, ou : nénika). Là-bas, ces termes sont pleins de tendresse »), alors qu’un âne disparaît et que le frère de Minnka est chargé de le retrouver.

Dans ce roman pourtant bref, ISTRATI fait preuve d’audace : s’il portraitise la vie et les coutumes de la paysannerie d’autrefois, il rajoute des touches originales et modernes. Ainsi, Catherine, la sœur du pope Alexe, est de 30 ans sa cadette et n’est pas avare en remarques féministes, qui d’ailleurs rejaillissent sur Minnka. Les tâches des femmes dans cette société sont traitées apparemment sans prise de position, et pourtant les caractères des deux protagonistes évoquées ci-dessus s’affirment pour devenir gênants dans un monde rural encore quasi féodal.

En exergue de ce conte social humaniste et dissident, des histoires d’amour, mais retournées comme un gant au fil de l’histoire. Certes Minnka a connu le bonheur avec un homme riche, mais désormais il la répugne. Quant au prétendant, il lorgne également du côté de la manne financière. Minnka se révolte.

Parallèlement, la vie calme des villageois est soudain bousculée par une subite montée des eaux du Sereth et du Danube, peut-être les plus belles pages de ce roman dans une apocalypse contenue où la nature se rebelle (elle aussi !) et prend une apparence humaine : « La place qu’occupaient les eaux était un cul-de-sac vaste de cent kilomètres carrés environ, c’est-à-dire tout le lit millénaire du Sereth, qui forme son embouchure. Mais, dans ce lit béant, encombrant, l’existence des eaux était précaire : trop d’obstacles humains et point de mouvement. Elles n’y pouvaient que croupir, à la longue, ce que les eaux n’aiment pas. Elles aiment la vivante glissade entre deux berges toujours nouvelles et sous des cieux toujours frais. Or, ici, elles se trouvaient dans une fosse pleine de maisons, d’écuries et de latrines, qui leur restaient dans la gorge. Aussi, la mortelle tristesse aquatique les gagna, dès qu’elles ne se sentirent plus poussées en avant. Elles bâillaient au ciel et au soleil, avec une gueule large de cent kilomètres carrés. Elles ne pouvaient plus digérer ce qu’on leur avait fourré dans le ventre et commençaient à avoir des renvois qui s’exprimaient par des millions de bulles blanchâtres dont leur surface se couvrait chaque jour davantage ».

Au sein du village, une sorte d’épicerie boutique « trouve-tout » se dresse, les habitants viennent y chercher compagnie et nourriture, mais pas seulement, car elle est un lieu de vie, d’échanges parfois virulents. Mais ISTRATI développe son tableau toujours un peu plus, détaillant la faune, du plus gros mammifère au plus petit insecte vivant dans cette région. Il se fait amoureux de la nature, cette nature qui semble ne plus supporter la cupidité de l’Homme. Il se fait porte-parole de la cause non-humaine.

« Tsatsa-Minnka » est une œuvre singulière, où l’amour côtoie la détestation de l’arrivisme, le déchaînement de phénomènes naturels. Et puis forcément ces figures magistrales de miséreux (ces « Mendiants et orgueilleux » aurait dit COSSERY). Elle est aussi le combat de femmes contre la domination masculine et plus globalement contre le patriarcat séculaire. La figure de Tsatsa-Minnka est puissante, bienveillante mais déterminée à ne pas se laisser outrager par l’Homme, une héroïne témoignant d’une grande force psychologique. Si elle est le titre de ce roman, ce n’est pas un hasard. Petit jeu : scrutez bien les titres de romans donnés par des hommes à des prénoms de femmes : ne sont-elles pas souvent des êtres sans grande envergure, en tout cas loin d’être émancipées et décisionnaires ? ISTRATI prend ce constat à témoin pour proposer un contre-pied habile, tout en véhiculant ses idéaux de sobriété volontaire dont le but ultime est la Liberté. Un peu comme son cher et tendre KAZANTZAKI, mais sans Dieu.

ISTRATI est l’un de ces rares romanciers qui vécurent jusqu’à l’écorchure les histoires qu’ils narraient, il revendiqua jusqu’au dernier moment sa non appartenance à quoi que ce soit. Il fut censuré, abandonné des siens, mais mourût sans avoir eu à se compromettre, un cas isolé dans la littérature du XXe siècle.

Si c’est précisément ce titre que je présente aujourd’hui, c’est parce que, hormis dans les œuvres complètes ou semi-complètes de l’auteur, il n’a jamais été publié depuis… 1931, date de sa sortie. Écrit en français, comme toutes les fictions de l’auteur roumain. Mais voilà que très récemment Wikisource propose l’intégralité de ce texte, avec un lien en PDF ou Epub. Et bien sûr l’occasion inespérée de le découvrir, non plus au milieu du reste des œuvres, et dans une taille de caractères tellement serrée que les yeux en souffrent, mais de manière confortable, numérique, sans avoir à lutter contre la migraine. Tout ISTRATI me semble nécessaire, mais ce titre, l’un des seuls à ne pas appartenir à la saga « Adrien Zograffi » (avec cependant une poignée d'autres), est une palette exquise d’images variées, magnifiées par cette écriture simple (ISTRATI a appris, en autodidacte, la langue française sur le tard) mais prenante, emplie d’humour, qui fait de l’auteur l’un des plus grands conteurs du XXe siècle. Et son engagement perpétuel ajoute une révolte présente à chaque page, le combat littéraire et politique d’un pur, d’un juste.

« Ouvre à l’homme la perspective de l’enrichissement, et son âme est perdue ».

Lien pour télécharger gratuitement ce roman dans le format désiré :

https://fr.m.wikisource.org/wiki/Tsatsa-Minnka

 (Warren Bismuth)



6 commentaires:

  1. Alors là, tu réussis un coup double avec ce choix. Je ne connais ni l'auteur ni ce titre. Et ta magnifique chronique les met joliment en lumière ! Merci Lolo !

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    1. Des Livres Rances28 novembre 2022 à 00:33

      Je n'ai aucun mérite Moka, Istrati étant l'un de mes auteurs préférés. D'ailleurs d'autres chroniques viendront très prochainement.

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  2. C'est toujours un moment spécial d'aller lire ton choix classique. Je peux parier à chaque fois que je ne connais pas du tout, et encore une fois, il n'y a pas d'exception à la règle. Merci de toujours prendre les chemins de traverse, c'est drôlement agréable :)

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    1. Des Livres Rances28 novembre 2022 à 04:34

      Rassure-toi tu connaîtras sans nul doute possible l'auteur que je présente jeudi !

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  3. Une nouvelle fois un choix inédit, toujours une découverte et l'envie de partager tes coups de cœur pour ces titres méconnus !

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  4. Ta botte secrète possède de beaux trésors, il me semble!

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