mercredi 10 janvier 2024

Carolina SCHUTTI « Patagonie »

 


Dans ce roman à la structure narrative complexe, les destins de jeunes gens vont se croiser, interagir, se compléter, pour le meilleur et pour le pire. Dans ce texte sombre, le but pour chaque individu est de s’évader, de se libérer pour un temps de la pression du quotidien, fuir la ville, le bruit, les grouillements de la foule. Ainsi Ben, infirmier démissionnaire en quête d’une nouvelle vie, rencontre Sarah et Johannes qui l’invitent à venir chez eux, dans la zone située le plus au sud du continent américain, la Patagonie, où ils ont élu domicile, loin de tout. Ce devait être le point de départ vers un nouvel horizon, fait de cadeaux de la nature, de légèreté, surtout de simplicité en totale liberté et harmonie.

Surgit Iris, une unijambiste au parcours mystérieux, amie de Ben, écrivant les souvenirs de ses cauchemars sur des papiers post-it, alors que les autres membres du petit groupe s’apprêtent à partir en randonner accompagnés de leur ami Mick qui doit baliser des sentiers pour touristes. Car la région en est peuplée une partie de l’année, ce sont en partie eux qui la font vivre, il faut bien les bichonner parfois. Penser à charger la vieille jeep, seule passerelle entre le groupe et le monde : « Le médecin le plus proche est à près de trois heures de voiture ».

Pour Ben, les 15 jours passés aux côtés de Sarah et Johannes n’ont pas été comme escomptés : il continue de douter de son avenir, de ses envies. Il se souvient de cet artiste qui avait attiser en lui la curiosité de la découverte : « Il faisait rêver d’un lieu où l’on pouvait se suffire à soi-même, où le temps n’était pas une unité de mesure, il lui faisait sentir pendant un moment que l’important n’était pas de trouver sa place, mais que c’est perdre son temps que de vouloir répondre aux attentes d’un autre, qu’il faut simplement unir dans un même but toutes les forces dont la nature nous a dotés. C’est aussi simple que cela. Et pourtant il allait falloir des années avant qu’il ait le courage de larguer les amarres ».

Sur un rythme lent soutenu par une écriture froide, coupante et profondément mélancolique, Carolina SCHUTTI nous fait pénétrer au cœur d’un univers géographique ayant tout pour séduire mais se révélant être un calvaire émané de drames. Le texte est découpé en de brefs chapitres prenant la forme de journaux intimes polyphoniques. Chaque acteur se dévoile dans des pages intimes et personnelles, chaque point de vue est annoté, défendu. Ces notes entrent comme en discordance avec les préparatifs de randonnée, où les appareils de « survie » sont issus des dernières technologies, ces jeunes sont connectés, ouverts au monde tout en se préparant à six mois d’isolement complet, les travaux du chalet de Sarah et Johannes ont d’ailleurs débuté en ce sens.

Les protagonistes pensent beaucoup, lors de leurs expéditions, à alimenter les réseaux sociaux, peut-être pas faire le buzz, mais exister malgré cette vie détachée de la civilisation. Montrer le bonheur afin de mieux cacher le reste, l’indicible car l’incompris. Roman sur la question de la pertinence du choix de vie, sur les néo-ruraux affrontant la nature et ses vicissitudes, il est aussi celui d’une jeunesse en quête de repères, repères tout aussi utiles pour le lectorat avec une structure le poussant à être attentif au cœur d’un labyrinthe narratif déstabilisant, un espace-temps crucial qui l’oblige à bien mémoriser les dates exactes de chacun des chapitres pour ne pas perdre le fil. S’il est total, le dépaysement de cette jeunesse est aussi implacable que cruel. Roman traduit de l’allemand (l’autrice est autrichienne) par Jacques DUVERNET.

« Patagonie » vient de paraître aux éditions Le Ver à Soie dans les collection Les Germanophonies, une maison à soutenir de toute urgence car proposant des livres faits main, dans le garage de l’éditrice, une valeur qui tend à disparaître, d’autant que le papier est de grande qualité et l’esthétisme à tomber par terre. Mais les titres proposés sont également pertinents et originaux, pour des prix défiant toute concurrence (si concurrence il y a dans ce sacerdoce, celui de fabriquer des bouquins artisanalement). Faites preuve de curiosité, allez voir le catalogue, loin des grosses usines à pondre des lignes.

https://www.leverasoie.com/

(Warren Bismuth)

2 commentaires:

  1. Je suis en train de lire "Les suicidés du bout du monde", récit de la journaliste argentine Leila Guerriero, qui évoque "l'épidémie" de suicides qui sévit dans une bourgade de Patagonie... autant dire qu'il ne donne pas vraiment envie de s'aventurer dans cette contrée coupée du monde (à l'époque de son récit, à la fin des années 90/début des années 2000, internet n'est pas arrivé jusqu'au village, et y trouver ne serait-ce qu'un magazine est la croix et la bannière), nue et extrêmement venteuse...
    Et merci pour le rappel sur la qualité et l'originalité du catalogue des éditions Le ver à soie (dont je n'ai lu que Lettres de ma mémoire d'Hanna Krasnapiorka), que je m'en vais consulter de ce pas...

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    1. Des Livres Rances11 janvier 2024 à 02:43

      Merci pour ton toujours très précieux soutien.

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