jeudi 24 août 2017

James DICKEY « Délivrance »

Lewis, Drew, Bobby et Ed le narrateur, tous travaillant en ville et épuisés par leur travail, décident à la demande de Lewis d’aller se payer une tranche de rigolade et de frissons par la descente en canoë d’une rivière avant qu’elle ne soit transformée en lac artificiel dans l’Etat de Georgie aux U.S.A., manière pour eux d’être en quelque sorte parmi les derniers humains à admirer cette splendide partie du globe avant qu’elle ne soit définitivement immergée sous des mètres d’eau, mais aussi de se farcir la tête de sensations comme on peut le faire lors d’une fête foraine. Des sensations, ils vont en connaître, mais peut-être pas de la forme qu’ils auraient escomptée, car cette virée va rapidement, mais alors très rapidement tourner au cauchemar absolu. Leur inexpérience de la navigation, certes, mais aussi une rencontre décisive et fatale vont faire d’eux des bêtes dont le seul but devient la survivance dans des gorges hostiles, spectaculaires et sordides. De loin, la nature est souvent vue comme magnifique et inoffensive par l’homme dit supérieur et sûr de lui, de sa toute puissance, de sa domination. Comme la rivière évoquée, ce bouquin secoue et domine le lecteur condamné à subir l’écriture rêche et brute de DICKEY. Pas de philosophie, juste la survie. Ce roman ne laisse pas de répit, les quatre comparses vont en chier, c’est tout, ils vont tout connaître et se forger une expérience en un week-end supérieure à ce qu’ils ont vécu jusqu’ici durant toute leur existence, ces américains moyens vont être victimes de leur assurance et vont en rester traumatisés… Pour ceux qui reviendront. Écrit en 1970 et plus du tout traduit en France depuis 1974 avant la présente traduction chez GALLMEISTER en 2013, « Délivrance » fut rapidement adapté magistralement au cinéma par John BOORMAN en 1972 sous forme de film catastrophe aux paysages sublimes. Aujourd’hui encore, les deux font remonter les tripes au niveau de la gorge et sont une superbe leçon d’humilité pour l’homme qui se verrait dompteur de nature. À redécouvrir d’urgence. Le style de DICKEY est direct, sans fioritures, et ne laisse pas place à la rêverie. Du brut de décoffrage. L'occasion aussi de rappeler que le nom de ce nouveau blog dont vous vous délectez gaiement n'est peut-être pas le fruit du hasard...
http://www.gallmeister.fr/

(Warren Bismuth)

samedi 19 août 2017

Jim HARRISON « Wolf – Mémoires fictifs »

Attention document ! Ce roman est le premier sorti par celui qui deviendra l’une des références majeures des lettres américaines du XXème siècle. Ecrit en 1971, ce « Wolf » a comme sous-titre « Mémoires fictifs ». On ne me le fera pas croire. En effet, le narrateur, ce Swanson ressemble trop à Jim HARRISON lui-même pour que l’on y voie une quelconque fiction : né en 1937, borgne depuis sa plus tendre enfance, d’ascendance suédoise, mesurant à peine plus d’1 mètre 50, ayant perdu son père et sa sœur lors d’un accident de voiture lorsqu’il n’avait que 19 ans, ça ne vous rappelle personne ? Si ce roman se lit comme une fiction déjantée, il s’agit bien là d’une autobiographie plus ou moins romancée, on parlerait aujourd’hui d’une autofiction. Ah oui mais pas n’importe laquelle. C’est celle d’un homme qui a parcouru les Etats-Unis en long en large et en travers jusqu’à l’épuisement, qui a cherché la réconciliation avec la vie au cœur d’une forêt, dans laquelle il va finir par se perdre. Il se remémore cette vie chaotique faite, bien sûr, de femmes, d’alcool, de cigarettes à outrance et de drogues diverses mais efficaces. À ce propos, il me semble improbable voire impossible qu’HARRISON ait écrit ce bouquin à jeun tant l’écriture est agitée, digressive en diable, confuse même. Mais une confusion tout à fait salutaire, une confusion qui nous replonge dans un monde disparu, celui des seventies, fait d’excès en tous genres, un monde où la confusion mentale résultant notamment des psychotropes gouverne la jeunesse rebelle. Roman truffé d’anecdotes pour la plupart tordantes, ce « Wolf » est celui de l’insouciance, les petits boulots, les voyages à l’arrache, la picole pour tenir le coup, le whisky vu et bu comme du café, une grosse dose pour favoriser le réveil des troupes. Mais « Wolf » est aussi le roman des premières désillusions face à la société américaine (car c’est bel et bien un roman sociétal), des premières dépressions à la mort des proches, le roman d’un avenir réduit où seul le moment présent doit compter. HARRISON est ce libertaire (il a lu et apprécié KROPOTKINE) isolé et contemplatif dans une Amérique guidée par le capitalisme, il s’évade par la lecture (les références à l’un de ses maîtres DOSTOIEVSKI sont nombreuses), le whisky, les gonzesses libérées, les grosses bagnoles pourries et la nature, la sainte et divine nature, celle où la pêche est élevée à l’état d’art précieux. Sacré phénomène que ce Jim ! Et cette écriture plus verte, plus argotique que jamais qui nous mène avec un humour omniprésent à la table où l’alcool va couler à flots. Un livre où la perversion est revendiquée en même temps qu’un certain état d’urgence d’une jeunesse en quête de repères. « Wolf » n’est pas vu comme le chef d’œuvre d’HARRISON, pourtant il aide à comprendre tout le reste, ce qui va suivre…

(Warren Bismuth)

mardi 15 août 2017

Lionnel ASTIER « La nuit des camisards »

Pièce de théâtre historique, elle raconte le déclenchement de la guerre des Camisards le 24 juillet 1702. L’action se situe sur 24 heures au cœur des Cévennes, juste avant l’assassinat par lynchage de l’Abbé DU CHAILA, bourreau des réformés, meurtre qui viendra clore cette pièce. Dans celle-ci évoluent diverses idées de croyances, catholiques et huguenotes, mais même dans ces deux catégories la foi est variée, les objectifs surtout sont différents ! Il y a bien sûr chez les huguenots de futurs Camisards (d’ailleurs le nom n’apparaîtra que l’année suivante en pleine guerre Cévenole), modérés ou fanatiques, les grandes gueules, puis les timides. Du côté catholique, outre l’immonde Abbé DU CHAILA partisan de l’abjuration par la torture, il y a des prêtres plus mesurés sans être cependant foncièrement pacifistes. Les dialogues sont documentés (certains se trouvaient déjà en partie dans le film historique « Les Camisards » de 1972). Chaque personnage représente une idéologie visiblement implantée à cette époque en France religieusement parlant, du plus inspiré au plus raisonnable, du plus extrémiste au plus conciliant, en passant par les fameux « nouveaux convertis » (ceux qui viennent d’abjurer leur foi). Le fait que le soulèvement se déroule dans le village de Grizac juché au cœur des Cévennes n’est sans doute pas un hasard : le futur pape Urbain V y est né en 1310, peut-être donc une manière de montrer que les terres sacrées devaient voir couler le sang comme les autres. Avec un sujet pareil, il eût été aisé de dérouler les dialogues sur un ton froid ou hystérique. Ici Lionnel ASTIER a choisi l’humour, la repartie, le burlesque parfois, ce qui donne plus d’épaisseur et d’intérêt à cette tragédie. Le résultat est réussi : drôle, émouvant, tout en déterrant avec brio cet épisode un peu oublié et pourtant passionnant de l’Histoire de France. C’est sorti chez ALCIDE en 2010, une maison d’éditions décidément inspirée elle aussi.

dimanche 13 août 2017

Larry MCMURTRY « Lonesome dove »


Années 1880 dans le Texas : Augustus (Gus) McCrae et Woodrow Call, deux anciens Texas rangers, coulent une vie enfin à peu près paisible à Lonesome Dove après avoir combattu leur vie durant les mexicains et surtout les comanches. Mais un jour, le retour de Jake Spoon, qui a lutté jadis à leurs côtés, vient changer la donne : Jake est en cavale pour le meurtre (accidentel) d’un dentiste. C’est alors qu’il parle à Gus et à Call du Montana comme d’un État de rêve où tout est encore possible, notamment l’espoir d’élever du bétail en grande quantité dans un ranch où la concurrence n’existerait pas encore. Gus et Call cogitent : 5 000 kilomètres avec une bonne équipe pour convoyer des bêtes, c’est costaud mais alléchant. Seulement, la route risque d’être épineuse avec les hors-la-loi, les indiens, les lois de certains Etats, sans oublier la météo qui peut faire pencher la balance. Déjà, il faut du bétail et Gus et Call comptent bien aller se « servir » gratuitement au Mexique avant d’entreprendre ce long voyage, voyage dont plusieurs membres de l’équipée ne reviendront pas, ou reviendront les pieds devant.
Soyons francs : ce gros pavé est une machine hypnotisante où il est impossible de ne pas se prendre au jeu, Larry MCMURTRY ayant fait les choses en grand, ayant concocté un scénario aux petits oignons avec tous les codes du western, il a parsemé son road book de paysages sublimes même si hostiles, il a rajouté l’indispensable page historique sur les Etats-Unis du XIXème siècle, les tensions entre blancs et indiens, mais aussi entre blancs eux-mêmes, mais surtout il a su créer des personnages hors normes, tous différents, forts de caractères, immensément charpentés, tous émouvants, touchants, ce genre de personnages qui vous poursuivent et que vous finissez par vous convaincre de les connaître personnellement. De plus ils ne manquent ni d’humour ni de repartie, ce qui donne un punch supplémentaire à la lecture. Les femmes ne sont pas oubliées, elles jouent un grand rôle dans ce roman, leurs figures sont trempées dans l’acier, elles sont dures à l’épreuve et ne plient jamais. Au-delà d’un convoi qui traverse tout un pays, c’est l’Histoire de ce pays qui est racontée par des personnages flamboyants et démesurés. C’est plutôt la fin d’une Histoire d’ailleurs car, tout comme les indiens, les bisons commencent à se faire rares tandis que le béton se développe, la mentalité évolue, peut-être pas dans le bon sens. Les anecdotes fourmillent à chaque page, impossible de s’ennuyer une seule ligne tellement ce livre est dense et riche.
Maintenant, les statistiques et les chiffres. Car oui « Lonesome dove » est une saga qui nous prend et ne nous lâche plus, et on n’y entre pas comme dans un confessionnal, on sait que la route sera longue, qu’il faudra chevaucher à en perdre haleine aux côtés des protagonistes. Les chiffres qui suivent peuvent donner le vertige, et pourtant tout s’est déroulé sans anicroche, et on en aurait presque demandé à nouveau : deux tomes, 1 200 pages en tout, 102 chapitres, 70 heures de lecture étalées sur un mois (et sans une seule fois faire un « break » vespéral pour lire quelques lignes d’un autre livre), et surtout le sentiment, une fois la dernière page refermée, d’être comme orphelin, une sensation d’avoir laissé filer à jamais des proches, une famille. Mais les séances de rattrapage sont possibles. Je m’explique : « Lonesome dove » est sorti en 1985 aux Etats-Unis. Une suite, « Streets of Laredo » fut écrite en 1993. Problème : pas encore traduite en français à ce jour. Ensuite deux préquelles (les origines d’une histoire écrites pourtant après l’histoire principale) furent publiées : « Dead man’s walk » en 1995 et « Comanche moon » en 1997, la première vient d’être traduite en français sous le nom « La marche du mort », la seconde en tant que « Lune comanche », toutes deux chez GALLMEISTER la Rolls Royce hexagonale de la littérature américaine grands espaces, qui a par ailleurs sorti en poche les deux tomes de ce présent « Lonesome dove ». Pour les deux préquelles comme pour « Lonesome dove », 1 200 pages à se farcir dans les gencives. M’est avis que nous en reparlerons tôt ou tard, en espérant que ce « Streets of Laredo » sera un jour traduit pour clôturer une saga que je désigne sans aucun scrupule comme une aventure unique, une expérience hors du commun, et l’un des plus grands chefs d’œuvre littéraires ayant défilé sous mes yeux encore incrédules. On en ressort comme abandonné mais paradoxalement avec une énergie supplémentaire et des souvenirs plein la tête. Cette histoire, ces acteurs vont trotter un sacré moment dans notre boîte crânienne. Je laisse la conclusion de cette épopée à Gus en m’inclinant profondément et respectueusement : « Évidemment, ces terres appartiennent aux indiens depuis toujours. Pour eux, elles sont précieuses parce qu’elles sont leur passé. Nous, elles nous attirent parce qu’elles sont notre avenir ».

samedi 12 août 2017

Jean-Paul CHABROL « La michelade, un crime de religion »

En plein début de deuxième guerre de religion en 1567 en France éclate un lynchage massif sur Nîmes. Au programme : une boucherie, ni plus ni moins. En toile de fond, bien entendu, la religion. Ce coup-ci ce sont les huguenots, les réformés qui fondent sur les catholiques (minoritaires à Nîmes) pour les massacrer. Le motif, religieux, mais pas que. Les tensions sont extrêmes entre classes sociales, la situation politique est confuse, tout ceci participe à cet effet de masse où les « papistes » (les catholiques) vont faire les frais de cette haine huguenote. Spécialiste des Cévennes et du Moyen Âge, Jean-Paul CHABROL nous fait revivre ce carnage, ces deux jours de folie furieuse où la violence prime. Un puits servira de cercueil pour une partie des victimes dont le nombre ne sera jamais communiqué et reste aujourd'hui incertain. Enquête documentée et instructive pour se pencher à nouveau sur ce XVIème décidément bien singulier. Les coupables restent inconnus même s'il est acquis que ce sont bien les réformés qui ont lancé l'assaut sur les catholiques. Il ne s'agirait pas ici de gueux dépenaillés, mais bien d'une sorte d'élite sociale qui aurait provoqué cette volonté d'anéantissement, d'où peut-être l'intervention directe du roi Charles IX pour qu'un procès ait lieu. Deux jours hors de tout contrôle d'une population assoiffée de sang, comme un avant-goût de Saint Barthélemy – qui aura lieu 5 ans plus tard - mais avec les futures victimes ici dans le rôle d’assaillants. Petit livre historique sorti en 2013 chez  une maison d'édition indépendante et discrète, ALCIDE, au catalogue régionaliste axé sur l'Histoire cévenole et du Languedoc-Roussillon. Allez voir ce qu'ils proposent, il y a quelques petites perles.

lundi 7 août 2017

Éric VUILLARD « L’ordre du jour »

Le récit s’ouvre lorsque vingt-quatre chefs d’entreprises s’apprêtent à pénétrer dans une grande pièce pour une réunion avec Hermann GOERING. Nous sommes le 20 février 1933, cela fait à peine un mois qu’HITLER vient d’être désigné chancelier du Reich par le Président HINDENBURG. Le livre se ferme le 12 mars 1938, date de l’anschluss, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie. Entre ces deux dates, cinq années de préparation de guerre, d’accords de principes entre nations, de trahisons idéologiques. Les vingt-quatre chefs d’entreprises auront pesé de tout leur poids pour une victoire de l’hitlérisme. HALIFAX, Président du conseil anglais, aura baissé son froc, imité par LEBRUN puis DALADIER, même poste en France. Et puis il y a SCHUSCHNIG, chancelier de l’Autriche, qui va rencontrer HITLER à Berchtesgaden où il va s’aplatir, ramper, tout accepter, même le plus ahurissant. Cet avant-guerre, on le connaît à peu près, et encore pas dans les détails. Mais le talent de VUILLARD est de s’arrêter sur les détails insignifiants, la mouche dans le lait, la crasse sous l’ongle. Et l’écriture est magistrale, puissante, précise, toute cinématographique mais un petit plus vous transporte au cœur de l’action sans moyen d’en sortir avant la dernière page, comme une hypnose. Et puis il y a son cynisme, sa causticité, je me demande si VUILLARD n’a pas du génie pour ces deux attributs. Il vous raconte singulièrement la panne générale des véhicules allemands triomphants avançant vers la frontière autrichienne en vue d’envahir le pays, un moment d’un grotesque tragique, ces machins à roues, à chenilles immobilisés sur la chaussée, on se croirait en août en pleins congés payés, ceux qui viennent d’être attribués en France. VUILLARD va faire un petit crochet après-guerre par Nuremberg au moment du grand procès contre les nazis, il va sciemment déborder de ces cinq ans d’avant-goût d’une bonne guerre mondiale, pour montrer que contrairement à lui dans ses descriptions, Nuremberg va se foutre des menus détails. Puis surtout il y aura les ouvriers des usines des vingt-quatre chefs d’entreprises rencontrés au début du récit, d’où vient cette main d’œuvre ? Vous le découvrirez en lisant ce somptueux bouquin, parfait de A à Z. VUILLARD a frappé très fort, nous a encore remués, mais plus que jamais, à la fois nécessaire et démoniaque, chapeau et respect total. Paru chez ACTES SUD dans la collection « Un endroit où aller » en 2017.

(Warren Bismuth)