Un roman d’une très grande richesse. Pas de personnage principal,
ici c’est la taïga dans l’immense Sibérie orientale qui tient la vedette. Les
humains et les animaux vivent au gré de la nature, rarement de manière propre.
De nos jours dans cette Sibérie austère, les hommes gagnent toujours leur vie
comme ils le peuvent, en stockant clandestinement des œufs de saumons par
tonnes et en vivant d’orpaillage illégal. Les autorités sont au courant, mais
tout se déroule bien tant que les flics et les miliciens se font graisser la
patte : 20 % des bénéfices, de quoi arrondir les fins de mois. Stepane
Kobiakov en a assez de refiler une partie de ses biens et veut le faire savoir.
Une fusillade s’ensuit, voilà l’épine dorsale de ce roman fresque de 400 pages.
D’accord, Victor REMIZOV n’a pas eu de chance, il pourrait participer à un
championnat de vrais sosies de STALINE. C’est ici son premier roman, qu’il a
écrit en 2014, à 56 ans, traduit en français en 2017. Sur la couverture nous
sommes prévenu.e.s : « Un Jim HARRISON russe » ! Oui, mais
pas seulement. Dans une interview, REMIZOV fait part de ses trois influences
majeures : TOLSTOÏ, DOSTOÏEVSKI et Jack LONDON. Trois des plus grands, des
plus puissants. Eh bien on retrouve leur style ou leurs sujets de prédilection
en partie dans ce roman d’une quarantaine de personnages (ce qui nous ramène à
TOLSTOÏ) que le romancier laisse parler sans s’immiscer (comme chez
DOSTOÏEVSKI) dans des grands espaces sublimés (là on flirte du côté de LONDON).
Ici aussi c’est très sombre, ombrageux, polaire, les protagonistes sont taciturnes,
charpentés, prennent de la place. Pour les paysages, on sent l’auteur très à
l’aise pour les décrire, amoureux de ce qu’il tient à nous faire partager. Sur
ce point je l’ai trouvé proche de l’écriture et de l’atmosphère d’un William
TAPPLY. Mais c’est aussi un livre sur la situation politique et social de la
Russie sous POUTINE : corruption, pots de vin, mainmise des autorités sur
les activités clandestines, chantage, violence, intimidations, abus de pouvoir,
capitalisme sauvage, alcool à outrance, j’en passe et des meilleures. Le sujet
de fond de ce superbe bouquin est la question suivante : jusqu’où l’homme
peut-il aller pour sa liberté ? « Volia volnaïa » signifie
« Liberté libre » ou « Volonté libre ». L’homme est-il apte
à s’adapter au monde moderne, de surcroît dans une Sibérie encore très marquée
par les âges anciens, les rites et les croyances ? Comble du raffinement,
REMIZOV impose son rythme, la lecture est lente, tendue, âpre, et cette chasse
à l’homme suscitée par « l’erreur » de Kobiakov n’est pas sans
rappeler les grandes envolées du sublime Edward ABBEY. Un roman à peu près
impossible à résumer, les évènements se succèdent et se nouent par les
psychologies des personnages, la force extrême de la nature, mais aussi pour la
relative complexité de la trame. L’auteur a eu la bonne idée de dresser une
liste exhaustive des protagonistes au début du livre, c’est parfois très utile,
et accessoirement on peut constater que la gente féminine n’est pas très bien
représentée dans un monde où l’homme domine. La relève de la grande littérature
russe classique semble assurée. On notera toutefois quelques longueurs et
baisses de régime, mais pour un premier roman, c’est un véritable coup de maître,
à la fois roman social, identitaire (dans le bon sens du terme hein !),
politique, mais s’inscrivant également dans le style très prisé du pur « nature
writing ». Pour parfaire le tout, la traduction est remarquable. On en
redemande. Sorti chez BELFOND.
(Warren Bismuth)
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