samedi 5 mai 2018

Jacques CHESSEX « L'imparfait »


CHESSEX est l'un de ces grands de la littérature, un géant qui a su se faire rare, il avait pourtant remporté le prix Goncourt en 1973 avec « L'ogre ». CHESSEX était suisse, vaudois plus précisément, amoureux des paysages et de l'air suisse, de la terre et de son odeur. Seulement il avait un lourd passif : suicide du père alors qu'il n'avait que 22 ans. Une balle en pleine tête. Le « pire » c'est que le père n'est pas mort sur le coup (de fusil de chasse), il a même mis quatre jours à succomber, son fils Jacques le veillant.

Ceci, CHESSEX le raconte brièvement dans cette courte biographie de 1996. Tout CHESSEX est dans ce superbe texte : excès, révolte, Dieu, la nature, le suicide, la culpabilisation, le sentiment d'inachevé, la solitude, le sexe, les femmes, une vie démolie, dynamitée, qu'il faut reconstruire pas à pas, brique par brique, malgré l'envie qui se barre, la force qui nous lâche. Et bien sûr ses rapports avec les femmes, difficiles eux aussi, traumatisme trop conséquent, impossibilité/incapacité de transmettre sa brisure.

Alors CHESSEX se réfugie dans l'alcool, comme une résignation ou peut-être ce besoin à son tour de « jouer » avec la mort, comme le paternel : « Heureuse naïveté de qui mime la mort volontaire de son père en faisant sa vie brève et violente. Comme lui, je me détruisais. Des années j'ai travaillé à me détruire sans savoir que j'imitais une autre fureur. Ou en cherchant, toujours sans le savoir, à retrouver le furieux tout près de moi, - et jusqu'en moi ? Je ne le saurai jamais ». Autodestruction, expérience de mort imminente.

Il se raconte. La difficile épreuve des fêtes de noël. L'enfance : trop longue, trop monotone. Et l'obligation d'intégrer directement l'âge adulte sans passer par la case construction après la mort du père (un père qui exerce chez l'auteur une grande fascination). Le père vivant prenait déjà de la place « On le jalousait pour sa force presque intolérable. Rapidité dans l'action, décision, geste précis, parole immédiate (…). Un perpétuel foudroiement. Je ne le craignais pas, comme faisaient tant d'autres, mais j'avais peine à supporter sa présence nerveuse. Trop d'actes. En trop peu de temps. Trop de force gâchée trop vite, pas assez de distance, d'espace et d'immobilité à méditer, faire le point, prendre la mesure des méchancetés, des vanités », ce père prenant encore plus de place en version post-mortem : « Je ne blâme aucun suicide. Je songe à celui de mon père comme à une fatalité organique, dont le poids a dû occuper les dernières années de sa vie avec une constance effrayante au regard de ses responsabilités, et dans ses emportements. Ce suicide il l'a voulu pour ses excès, pour sa fureur, et par tempérament autodestructeur ».

CHESSEX s'auto-définit éternel orphelin. Il a toujours été amoureux des mots. Dans ce livre-chronique fait de courts chapitres il parle de littérature, de RAMUZ bien sûr, son maître et compatriote. Il n'oublie pas la musique qui le fait fondre : le blues. Il évoque la peinture, le meurtre d'un juif dans son village en 1942. La mort encore, telle une compagne fidèle, la seule peut-être. Celle qui a fait qu'il n'a pas assez connu son père. Cette mort qui l'accompagne c'est l'ombre du père parti trop tôt. La mère reste quant à elle un mystère, comme effacée par la carrure du père.

CHESSEX épingle certains auteurs arrivistes qui évoquent le désespoir sans l'avoir vécu « Combien de fois, rencontrant un écrivain, l'ai-je trouvé léger, en le mesurant à ce poids que je portais en moi et dans mes propres livres ? Combien de fois ai-je ri de la vanité de tel auteur, ou à ses comédies d'enfant gâté et préservé ? Des gens qui n'avaient rien vécu de fatal ». CHESSEX a aussi ses côtés agaçants (le sexe sale, les pulsions), pourtant à chaque fois on lui pardonne, d’autant qu’ici il n’en abuse pas. N'oublions pas qu'il a écrit « Le vampire de Ropraz » que l'on peut ranger tout à côté des chefs d’œuvre, même constat pour « Un juif pour l'exemple ». Peut-être aussi parce que CHESSEX est lucide : « Il y a en moi un poids de douleur que rien, je le sais calmement, n'épuisera ».

L'auteur n'est pas tendre avec lui-même, il sait qu'il déborde, qu'il explose, qu'il a du mal à nuancer, il en est conscient, alors on a tendance à vouloir lui donner le bon Dieu qu'il aime tant sans confession. Il pourrait nous cracher à la gueule, on le remercierait encore pour sa plume, son style, sa poésie écorchée, sa singularité car, même si CHESSEX semble ressasser des évidences, il le fait avec ses mots, ses phrases puissantes, ses tournures, sa hargne et sa sensibilité. Il sait émouvoir, et rien que pour cela on lui offre notre place au paradis, paradis qu'il a peut-être foulé en 2009 en éteignant sa chandelle, car il aura su faire de sa faiblesse une force inépuisable qu’il a su divinement transmettre.

(Warren Bismuth)

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