jeudi 13 septembre 2018

David DIOP « Frère d’âme »


Dans les frissonnants au trône du prestigieux Goncourt 2018, l’un des romans qui a le plus retenu mon attention est celui-ci. Sans doute parce qu’il est historique. Alfa Ndiaye et Mademba Diop (aïeul de l’auteur, parcours ici romancé), deux amis sénégalais à la vie à la mort, deux « plus que frères », sont envoyés sur le front en France en pleine première guerre mondiale. Dès le début du récit, Mademba meurt sur le front. Enfin, il met du temps à mourir pour être précis. Il va demander trois fois à son ami encore à ses côtés de l’achever. S’il l’aime, s’il le respecte, il doit absolument cesser de le voir souffrir. Seulement, Alfa refuse et voit agoniser puis mourir Mademba. Choc traumatique immense.

Mais revenons à cet Alfa en temps de guerre : spécialiste du vol de fusil sur corps humains qu’il a lui-même tués. Et comme il ne fait pas précisément dans la dentelle (ses chefs ont demandé d’être sans pitié), à chaque fois il ramène à sa section la main du mort ennemi (le « yeux bleus », comprendre : l’allemand) qui serre encore l’arme, main qu’il a fait sauter au coupe-coupe, car c’est un prince de la lame.

À partir de la quatrième main, les membres de son unité ne ricanent plus. S’ils ont été enthousiastes de voir les trois premières mains accrochées aux crosses, cette fois-ci c’en est trop, Alfa est ostracisé, il est désormais considéré comme un sorcier voire un démon aux yeux des « Toubabs » (les blancs), et le fait qu’il ne parle pas français le handicape d’autant plus, même s’il pense posséder ce don divin de lire dans les pensées de la personne en face de lui rien qu’en mesurant ses expressions, sa gestuelle. Il ramènera huit mains à son armée.

Son supérieur va lui demander plus ou moins « gentiment » de disparaître à l’arrière du front, pour se reposer, car le bon Alfa a l’air visiblement surmené. En fait il terrifie la troupe, par ses mains ramenées, mais aussi sa couleur de peau. C’est donc à l’arrière qu’Alfa va revoir passer sa vie, celle d’avant, au Sénégal, en plongeant dans ses souvenirs avec Mademba, mais aussi la famille, les amours, particulièrement le premier. Mise en abîme sur fond de traditions, rites et croyances sénégalais.

Ce court roman peut se lire comme une fable, l’écriture y est allégorique, transparente, sautillante (il écrit un peu comme un enfant découvrant le monde), sait se faire chatouilleuse, forte (ah ! Le discours de l’aïeul à un propriétaire voulant instaurer le monopole de la culture de l’arachide, sans doute le moment le plus puissant du livre). Mais il manque un je ne sais quoi pour le rendre prenant jusqu’à la dernière ligne. Si le début du récit, sur le front, tient en haleine, paradoxalement les souvenirs de la terre natale sont écrits d’une manière plus lisse, peut-être plus personnelle. Quoi qu’il en soit, nous tenons des éléments historiques intéressants. Cependant, certaines expressions étouffent : je ne parvenais plus à lire sans serrer les mâchoires ce « par la vérité de Dieu » que l’on croise constamment et qui anesthésie parfois le reste du propos. Et les clins d’oeils mythologiques m’ont fait comprendre que je n’étais pas assez érudit pour bien tout digérer.

Mais attention, je refuse d’être sévère sur ce roman qui est d’un style très appréciable mais aussi un véritable hommage marqué aux tirailleurs sénégalais qui aidèrent la France contre l’ennemi, France qui leur a bien fait comprendre une fois les assauts terminés qu’ils étaient noirs et donc « différents ». Rien que pour ce témoignage, ce bouquin vaut le voyage dans le temps.

(Warren Bismuth)

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