vendredi 22 février 2019

Charlotte DELBO « Le convoi du 24 janvier »


« Le convoi du 24 janvier » (1943) est une œuvre singulière, à plus d’un égard. Charlotte DELBO, vient, dans une perspective presque encyclopédique, nous parler de chacune des déportées qui ont fait partie de son convoi vers Birkenau. Le document ressemble presque à une notice de 295 pages, et au premier abord on peut se demander de quelle manière lire ce document, ce qui pourrait laisser présager une lecture fastidieuse. Bien entendu, il n’en sera rien, rien du tout.
Charlotte DELBO choisit l’articulation la plus neutre possible pour son document : elle cite les déportées par ordre alphabétique de nom d’épouse en précisant leur nom de naissance, leurs surnoms, quand elle les connaît. Immédiatement, toutes ces femmes, qui s’apparentent presque seulement à des silhouettes dans sa trilogie sur Auschwitz (voir chroniques précédentes) sont sur un pied d’égalité : toutes furent déportées vers Birkenau, en provenance de Romainville après un séjour plus ou moins long, aux quatre coins de la France, souvent. Charlotte DELBO accomplit un véritable devoir de mémoire : après avoir parlé de son périple concentrationnaire, elle utilise sa voix pour faire entendre toutes celles qui se sont éteintes au revier, dans les marais, sous les coups, sur leur couchette, sans un bruit ou dans les cris. Toutes ces femmes ont aussi en commun ce numéro tatoué sur l’avant-bras, commençant par 31XXX. Toutes sur un pied d’égalité dans le camp, devant l’horreur, dans la perte de leurs proches le plus souvent, mais pas lorsqu’il s’agit d’un retour à la vie civile, ou même après leur mort. Résistantes, droits communs et erreurs judiciaires sont mélangées (néanmoins on note une forte proportion de communistes et résistantes) dans la même boue, les mêmes poux viennent les recouvrir, les mêmes maladies les frappent. Pas de juives parmi elles, c’est aussi ce qui fait « l’originalité » de ce témoignage. Birkenau fut le camp de déportation des non-juives, des politiques, des résistantes. A 2 kilomètres d’Auschwitz, camp des hommes et ses cheminées, où elles partent, lorsqu’arrive la « sélection » si elles sont jugées trop faibles, trop malades. Ce sera les gaz pour en terminer, puis le crématoire. Le tri de l’administration française au retour sera implacable. Il y a celles qui n’ont pas été reconnues et dont les familles, voire les rescapées même, vont vivre dans le plus parfait dénuement, jusqu’à ce qu’elles se remarient, parfois, à la faveur d’une rencontre salvatrice, et refondent une famille, parfois reprennent leur activité professionnelle. Mais toutes sans exception restent très diminuées.
Très largement évoqué dans « Mesure de nos jours », aucun retour possible après avoir survécu à l’enfer d’Auschwitz. Les 49 femmes qui sont rentrées (sur 230), dont Charlotte DELBO fait partie, sont marquées au fer rouge. Insomnies et asthénie sont de moindres maux, elles garderont toutes des séquelles physiques et psychologiques indélébiles qui accompagneront leur vie, quoi qu’elles fassent pour aller de l’avant, pour renaître. Le fatum agit de manière implacable, aucun retour arrière n’est possible, l’esprit est trop marqué, empreint des images, des cris, des odeurs de ce camp où l’on regarde ses amies mortes rongées par les rats, tant et si bien que certains tatouages sont illisibles et que l’on ne peut attribuer de numéro à la personne décédée. Mais Charlotte DELBO poursuit sa tâche, tel un sacerdoce. Toutes, mêmes les inconnues, celles qui sont mortes dès le début à qui l’on n’a pas parlé, celles dont on ne connaît que le regard implorant derrière les barreaux du bloc 25, celles qui déjà infirmes se sont faites prendre à la course du 10 février… à toutes, l’auteure donne la parole, les présente, pour que ces spectres enchevêtrés autour d’une agonie sans fin retrouvent visage humain. Elles sont filles de, femmes de, sœur de, engagées ou non dans la Résistance, debout, à l’égal des hommes, supportant des conditions de détention abominables, regardant parfois mourir leur sœur, leur mère, leur amie, sans baisser les yeux. Le courage et la pudeur sont au centre de ce témoignage, capital, qui nous permet à nous, chanceux-es d’entrevoir seulement leur calvaire. A sa manière, si particulière, c’est de manière très froide et sans émotions de facto que Charlotte DELBO nous offre de rapporter la voix de ses camarades, elle est très factuelle dans sa description des événements, ce qui confère une grande retenue à son récit malgré des images glaçantes qui ne peuvent que nous hanter.
Un ouvrage immense au milieu d’une œuvre immense, le tout aux Editions de Minuit.


(Emilia Sancti)

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