mercredi 13 février 2019

Fyodor RECHETNIKOV « Ceux de Podlipnaïa »


Nous détenons ici une rareté pour plusieurs raisons. Ce roman du russe RECHETNIKOV (1841-1871) est le seul qu’il a écrit (terminé en tout cas), il fut peu traduit et donc peu édité. Mieux : il aurait pu ne jamais voir le jour, puisqu’en 1863 un jeune écrivain de 22 ans envoie un manuscrit à un éditeur qui, immédiatement intéressé, voudrait le publier. Or l’écrivain n’a laissé aucun contact accompagnant le manuscrit, et l’éditeur devra faire passer une annonce sur le journal local afin de retrouver l’auteur du roman, un certain Fyodor RECHETNIKOV.

Rien que la traduction du prénom de l’auteur prête à confusion, comme souvent chez les russes : tantôt écrit Fyodor, Tantôt Théodore, mais aussi Fédor, Fiodor, Teodor, Theodor, faites votre choix !

Sans être l’un des chefs d’œuvre incontestés de la littérature russe, ce roman présente quelques aspects intéressants. D’une part car, comme écrit plus haut, il émane d’un jeune auteur de 22 ans, inconnu, timide, effacé. Il arrive à une période où peu de grands auteurs russes ont percé. Si POUCHKINE et GOGOL sont déjà morts et que TOURGUENIEV a déjà écrit pas mal de romans, DOSTOIEVSKI n’a encore à cette date écrit aucun de ses grands romans (« Humiliés et offensés » écrit en 1861 n’est pas, et de façon parfaitement injuste, considéré comme l’un de ses chefs d’œuvre), et TOLSTOI vient juste de boucler son premier roman (loin d’être son meilleur) : « Les cosaques ». En replaçant ce texte de RECHETNIKOV dans son contexte, il peut apparaître comme une nouveauté, l’un des premiers chaînons de l’épopée littéraire romanesque russe moderne.

La trame est assez simpliste : deux amis du village de Podlipnaïa en Sibérie, Pila et Syssoïko, après bien des malheurs dont des morts parmi leurs proches (la fille de Pila notamment) et une redoutable misère, après avoir crevé de faim et bouffé des écorces au sens propre, vont trimarder afin de devenir Bourlaki, c’est-à-dire constructeurs de grosses barques servant à transporter les vivres et autres matériaux en tous genres sur les rivières et fleuves russes, d’autant que Pila est un homme robuste, de ce fait d’ailleurs considéré comme un sorcier et craint, sauf par sa femme Matriona, fainéante et envahissante. Derrière la noirceur du quotidien et de la situation, une ambiance bon enfant, légère même.

Ce roman peut se lire comme un roman d’aventures. Les péripéties des deux acolytes sont nombreuses et parfois drôles, les liens entre Pila et ses enfants, présents sur le même chantier, s’aggravent au fil des pages, jusqu’à devenir presque détestables. Attention, l’écriture n’est pas soignée, elle sort sans filtre, sans chichis, sans fioritures, les phrases ne sont pas toujours très équilibrées, les redites, les répétitions sont nombreuses, mais l’atmosphère à la GOGOL pour ses écrits ruraux respire une Russie rustique et arriérée, une paysannerie découvrant le monde. Lorsque nos villageois vont être confrontés au progrès, ils vont restés bouche bée à de nombreuses reprises, ils vont y voir le diable, dans cette Russie très croyante. Les superstitions sont nombreuses, les rites respectés, déifiés.

RECHETNIKOV a laissé peu de traces dans la littérature, et pour cause : après cet essai pas si mauvais en fin de compte, il va entamer un autre roman, mais frappé par la maladie, il disparaît à moins de 30 ans en 1871, sans l’achever. Sa vie aura été faite d’injustices, d’abandons, de raclées, de larcins. RECHETNIKOV est l’un des premiers romanciers russes à être de basse extraction, à avoir côtoyé la misère au jour le jour, c’est ce qui fait de son texte un témoignage plus qu’un roman. Et même s’il souffre de maladresses de jeunesse ou d’inexpérience (écrit à 22 ans je le rappelle), il est à prendre comme tel pour rendre au mieux le vrai sens de la vie rurale dans ce XIXe siècle perturbé. La fin est très bien menée, faisant de ce roman un écrit qui n’est pas à négliger pour quiconque s’intéresse à l’histoire de la littérature russe. C’est la Bibliothèque Russe et Slave qui a sorti une version epub de ce livre déjà paru à plusieurs reprises en version papier, la dernière étant l’œuvre des éditions de Syrtes en 2011. Phénomène curieux : en 1967, les éditions Rencontre de Lausanne ont fait paraître ce roman, couplé avec l’excellentissime « Les Golovlev » de SALTYKOV-CHTCHEDRINE (que je ne saurais trop vous conseiller). Le lien n’est pas évident à déterminer entre les deux oeuvres, mais pourquoi pas après tout. Un roman de RECHETNIKOV pour les aspects anecdotiques et historiques, à replacer absolument dans son contexte avant de l’entreprendre, c’est aussi le seul récit traduit disponible de l’auteur.


(Warren Bismuth)

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