Nous détenons ici une rareté pour
plusieurs raisons. Ce roman du russe RECHETNIKOV (1841-1871) est le seul qu’il
a écrit (terminé en tout cas), il fut peu traduit et donc peu édité.
Mieux : il aurait pu ne jamais voir le jour, puisqu’en 1863 un jeune
écrivain de 22 ans envoie un manuscrit à un éditeur qui, immédiatement intéressé,
voudrait le publier. Or l’écrivain n’a laissé aucun contact accompagnant le
manuscrit, et l’éditeur devra faire passer une annonce sur le journal local
afin de retrouver l’auteur du roman, un certain Fyodor RECHETNIKOV.
Rien que la traduction du prénom de
l’auteur prête à confusion, comme souvent chez les russes : tantôt écrit
Fyodor, Tantôt Théodore, mais aussi Fédor, Fiodor, Teodor, Theodor, faites
votre choix !
Sans être l’un des chefs d’œuvre incontestés
de la littérature russe, ce roman présente quelques aspects intéressants. D’une
part car, comme écrit plus haut, il émane d’un jeune auteur de 22 ans, inconnu,
timide, effacé. Il arrive à une période où peu de grands auteurs russes ont
percé. Si POUCHKINE et GOGOL sont déjà morts et que TOURGUENIEV a déjà écrit
pas mal de romans, DOSTOIEVSKI n’a encore à cette date écrit aucun de ses
grands romans (« Humiliés et offensés » écrit en 1861 n’est pas, et
de façon parfaitement injuste, considéré comme l’un de ses chefs d’œuvre), et
TOLSTOI vient juste de boucler son premier roman (loin d’être son
meilleur) : « Les cosaques ». En replaçant ce texte de
RECHETNIKOV dans son contexte, il peut apparaître comme une nouveauté, l’un des
premiers chaînons de l’épopée littéraire romanesque russe moderne.
La trame est assez simpliste : deux
amis du village de Podlipnaïa en Sibérie, Pila et Syssoïko, après bien des
malheurs dont des morts parmi leurs proches (la fille de Pila notamment) et une
redoutable misère, après avoir crevé de faim et bouffé des écorces au sens
propre, vont trimarder afin de devenir Bourlaki, c’est-à-dire constructeurs de
grosses barques servant à transporter les vivres et autres matériaux en tous
genres sur les rivières et fleuves russes, d’autant que Pila est un homme
robuste, de ce fait d’ailleurs considéré comme un sorcier et craint, sauf par
sa femme Matriona, fainéante et envahissante. Derrière la noirceur du quotidien
et de la situation, une ambiance bon enfant, légère même.
Ce roman peut se lire comme un roman
d’aventures. Les péripéties des deux acolytes sont nombreuses et parfois
drôles, les liens entre Pila et ses enfants, présents sur le même chantier,
s’aggravent au fil des pages, jusqu’à devenir presque détestables. Attention,
l’écriture n’est pas soignée, elle sort sans filtre, sans chichis, sans
fioritures, les phrases ne sont pas toujours très équilibrées, les redites, les
répétitions sont nombreuses, mais l’atmosphère à la GOGOL pour ses écrits
ruraux respire une Russie rustique et arriérée, une paysannerie découvrant le
monde. Lorsque nos villageois vont être confrontés au progrès, ils vont restés
bouche bée à de nombreuses reprises, ils vont y voir le diable, dans cette
Russie très croyante. Les superstitions sont nombreuses, les rites respectés,
déifiés.
RECHETNIKOV a laissé peu de traces dans la
littérature, et pour cause : après cet essai pas si mauvais en fin de
compte, il va entamer un autre roman, mais frappé par la maladie, il disparaît
à moins de 30 ans en 1871, sans l’achever. Sa vie aura été faite d’injustices,
d’abandons, de raclées, de larcins. RECHETNIKOV est l’un des premiers
romanciers russes à être de basse extraction, à avoir côtoyé la misère au jour
le jour, c’est ce qui fait de son texte un témoignage plus qu’un roman. Et même
s’il souffre de maladresses de jeunesse ou d’inexpérience (écrit à 22 ans je le
rappelle), il est à prendre comme tel pour rendre au mieux le vrai sens de la vie
rurale dans ce XIXe siècle perturbé. La fin est très bien menée, faisant de ce
roman un écrit qui n’est pas à négliger pour quiconque s’intéresse à l’histoire
de la littérature russe. C’est la Bibliothèque Russe et Slave qui a sorti une
version epub de ce livre déjà paru à plusieurs reprises en version papier, la
dernière étant l’œuvre des éditions de Syrtes en 2011. Phénomène curieux :
en 1967, les éditions Rencontre de Lausanne ont fait paraître ce roman, couplé
avec l’excellentissime « Les Golovlev » de SALTYKOV-CHTCHEDRINE (que
je ne saurais trop vous conseiller). Le lien n’est pas évident à déterminer
entre les deux oeuvres, mais pourquoi pas après tout. Un roman de RECHETNIKOV
pour les aspects anecdotiques et historiques, à replacer absolument dans son
contexte avant de l’entreprendre, c’est aussi le seul récit traduit disponible
de l’auteur.
(Warren
Bismuth)
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