Emil ZATOPEK, un nom qui claque au palais,
qui reste en bouche, qui sent la vitesse et la sueur, ce qui tombe bien puisque
Jean ÉCHENOZ se penche justement sur la carrière de cet athlète tchèque (on
disait alors tchécoslovaque) qui a tout gagné, percé tous les plafonds
possibles de records du monde en une carrière singulière.
Le fait qu'il vienne de Tchécoslovaquie ne
sera pas sans impact sur sa destinée sportive : lorsque l'un des pays du
bloc soviétique veut promouvoir la supériorité de ses êtres, quoi de mieux pour
la bonne propagande qu'un coureur s'élançant à la vitesse d'une locomotive et
ne sachant qu'à peine freiner pour remercier la foule venue l'acclamer.
ZATOPEK (1922-2000) est précieux pour son
pays. Militaire, il grimpe les échelons grâce à ses performances hors normes.
Champion toutes catégories d'épreuves de fond, de longues distances, du 5000
mètres, du 10000 mètres, et même presque en improvisation et sans vraiment
d'entraînement, du marathon. Il rafle tout ce qui brille et qui ressemble de
près ou de loin à de l'or. Les organisateurs de meetings commencent à faire la
moue : puisqu'il va gagner, puisqu'on ne va parler que de lui, est-ce bien
nécessaire de l'inviter ? Le faire venir pour tuer le suspense ? Ne
même pas mettre d'autres performeurs en avant ?
Peu à peu les autorités s'en mêlent :
Emil (ÉCHENOZ l'appelle Émile, comme pour le rendre plus proche au lectorat
francophone) est invité partout, dans tous les meetings. Mais le bougre serait
bien capable de tenter de passer à l'ouest et y rester, là où l'on parle de
liberté et où le rationnement n'existe pas. Alors pas de risques
inutiles : les fédérations refusent la plupart de ses demandes de participations
hormis dans les pays idéologiquement proches de l'U.R.S.S., arguant le refus de
participer dans les autres pays d'une baisse de forme, d'une maladie, tout
comme les médecins qui ne lui laissent pas longtemps à vivre devant de tels
résultats surhumains qui vont sans doute rapidement épuiser son corps.
ZAPOTEK ne court pas, il vole. De
victoires en records, toujours humblement. Lui, pourvu qu'il puisse courir, il
ne demande pas plus, une boisson chaude et au lit. Sa femme est athlète aussi,
professionnelle du lancer de javelot, il y a des passions qui rapprochent.
Le destin de ZATOPEK est un parallèle à
celui du bloc de l'est, son déclin également.
ÉCHENOZ en parle avec une immense affection, sur un ton presque
parental. Il prend en mains la carrière de ZATOPEK. Deuxième du triptyque
biographique Échenozien, « Courir » en est une page pleine, peut-être
la plus belle, la plus politique en tout cas, complète les deux autres (sur
RAVEL et TUSLA) dans une profession toute différente. Mais diable de moi-même,
j’ai définitivement égaré la chronique sur Maurice RAVEL, je me sens comme un
immense foutoir décrépi. Bref, le grand talent d'ÉCHENOZ dans cette trilogie
est justement de remettre en scène trois personnages publics et reconnus qui
n'ont absolument rien à voir, ni même par les racines. Gros tour de force que
celui de nous faire vibrer en prenant en exemple trois mondes inconnus les uns
des autres, pour ne pas dire à l'opposé. C'est très fort dans le rythme, le
fond, l'écriture, la forme, la fausse légèreté, l'humour britannique, la phrase
parfaitement ciselée.
Mention spéciale pour cette incroyable
anecdote que je tiens à vous faire partager. ZAPOTEK est alors un ardent défenseur
d'Alexander DUBCEK, le politicien tchécoslovaque en train de faire basculer les
mœurs vers la démocratie et l'égalité, ce qui ne plaît pas du tout à l'oeil de
Moscou qui décide de blâmer ZAPOTEK en lui « offrant » un poste
d'éboueur. C'est ÉCHENOZ qui raconte
magnifiquement la suite. « D'abord,
quand il parcourt les rues de la ville derrière sa benne avec son balai, la
population reconnaît aussitôt Émile, tout le monde se met aux fenêtres pour
l'ovationner. Puis, ses camarades de travail refusant qu'il ramasse lui-même
les ordures, il se contente de courir à petites foulées derrière le camion,
sous les encouragements comme avant. Tous les matins, sur son passage, les
habitants du quartier où son équipe est affectée descendent sur le trottoir
pour l'applaudir, vidant eux-mêmes leur poubelle dans la benne. Jamais aucun
éboueur au monde n'aura autant été acclamé. Du point de vue des fondés de
pouvoir, cette opération est un échec ».
Ce n'est plus un secret pour
personne : ÉCHENOZ est un orfèvre du mot, c'est particulièrement vrai ici.
Les trois récits, assez courts, se boivent à petites gorgées, en dégustant la
partie sucrée avec gourmandise. Aucune page de ces trois volumes n'est à jeter,
tout est terriblement en place, un mur sans accrocs, prêt à défier les temps et
les tempêtes. Ce « Courir » est sorti en 2008 chez Minuit, il est à
lire, c'est peut-être le plus abouti de la trilogie, même si celle-ci est un
régal absolu dans son ensemble.
(Warren Bismuth)
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