dimanche 3 mars 2019

Marie NDIAYE « Papa doit manger »


Papa revient chez lui après une très longue fuite, 10 ans que Maman le croit mort, alors elle s'est remariée. Avec Zelner. Couple recomposé, Papa ayant laissé trois filles. Forcément, entre celles qui ne connaissent pas Papa, Zelner pour qui il n'est pas le bienvenu, maman se sent désarmée et coupable, car à la simple vue de Papa, elle constate qu'elle possède encore de forts sentiments à son égard.

Seulement voilà : le fameux Papa est noir, bien noir, trop noir sans doute pour la famille de Maman qui ne l'a jamais accepté, et ce n'est pas son retour impromptu qui va changer la donne. Les Parents de Maman pour commencer, Tante Clémence ensuite, Tante José pour finir. Un noir. Non mais ça va pas ?? « Mon Dieu, elle l'aime, ce vilain nègre ! », « Qu'il crève, qu'il crève, cet homme effroyable », « Tu es peut-être de ces femmes qui aiment n'embrasser que ces peaux-là. Je préférerais mourir ». « Et cette odeur qu'ils ont tous ». Mais Dieu soit loué « Tes filles ont le teint assez clair, c'est une chance pour elles ».

Le racisme ordinaire, ignoblement banal, celui dont a été victime Papa toute sa vie, malgré ses enfants, sa femme (blanche il est vrai). Il revient mais rien n'a changé. Et puis il y a les lois, sur quel pied les filles doivent-elles danser ? « Maman ne doit rien à mon père. Elle a divorcé de lui (…). Maman n'a plus avec mon père aucune espèce de lien légal. Cependant ce lien existe encore et pour toujours entre lui et moi, sa fille (…), car si maman a pu cesser d'être la femme de mon père, nous ne pouvons cesser d'être ses enfants ». Quant à Zelner, le nouveau mari de Maman, il paraît perdu dans ses pensées, jusqu'à ce qu'un drame inattendu survienne…

Pièce de théâtre assourdissante en 11 courts chapitres – et non actes -, un texte puissant, fort, dur, charpenté, une baffe par page, un condensé brûlant, Marie NDIAYE met en scène le racisme, celui que les racistes ne voient pas tellement ils vivent avec depuis toujours, par « hérédité », par ignorance, comme un handicap à traîner pour la vie.

Pièce à la fois intimiste, revendicatrice, intelligente, elle dénonce sans trémolos ni haut-parleurs, sans slogans ni tracts, d'une manière posée et efficace pour un théâtre militant et profond, sorti aux Éditions de Minuit en 2003, moins de 100 pages, pas besoin de plus, remarquable exercice, chapeau bas !


(Warren Bismuth)

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