dimanche 30 juin 2019

Ferdinand PEROUTKA « Le nuage et la valse »


Après lecture de ce véritable document, que dis-je, de ce véritable monument, il est difficile de ne pas se demander comment un tel roman de 1976 ait dû attendre 2019 pour être traduit et édité en France ? Car par ce « Le nuage et la valse », 568 pages bien remplies, PEROUTKA entre à coup sûr dans la cour des grands.

Ce récit est une vertigineuse fresque de la Tchécoslovaquie durant la seconde guerre mondiale. Les personnages sont légion, les fictionnels côtoyant les figures historiques. En fait, c’est plutôt juste avant la guerre que prend forme ce livre, précisément en mars 1939, lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’armée nazie d’HITLER, tout juste un an après l’Anschluss (annexion de l’Autriche par l’Allemagne). Mais le résumer à cela serait aussi le trahir : le premier chapitre est bien mis en scène en 1910 (ou 1911 précise l’auteur) à Vienne, tout comme le second, dès 1899 en Autriche. Les traits du personnage décrit sont ceux d’Adolf HITLER. On croit connaître la suite. Encore que…

Puis c’est la période de la redoutable occupation. Il y a Novotný, banquier, arrêté par erreur comme ennemi du régime, en fait il s’agit de l’homonyme d’un militant anti-fasciste. Il ira cependant en camp, en Allemagne. « … Ils venaient de faire leur entrée dans un monde dont ils n’avaient sûrement pas idée, qu’ils allaient devoir être très prudents, et que du matin au soir il leur faudrait avoir des yeux derrière la tête. Ils vont avoir du mal à s’habituer, comme tous ceux qui sont arrivés avant eux. Ils connaîtront entre autres la faim et le froid et le sentiment d’être abandonnés. Il leur faudra à tout prix éviter de comparer leur vie présente avec leur vie d’avant, et d’oublier le passé. C’est indispensable, même si ça les rend très malheureux. Ils vont détester ce qu’ils verront, mais désormais, ce sera leur vie. Ils seront furieux à l’idée que chez eux, on les a oubliés – c’est pourtant bel et bien ce qui va se passer ». Le docteur Pokorný, entre en résistance malgré les risques encourus. Il y a aussi Kraus, celui qui espère ne pas pouvoir être inquiété. Pensez donc ! Il est certes juif, mais marié à une allemande chrétienne. Et blonde de surcroît. Cela devrait valoir tous les laissez-passer du monde. Ces trois types sont le fil directeur du roman, afin de bien s’imprégner du destin tchécoslovaque durant (et juste avant) la seconde guerre mondiale : les prisonniers en camps, les résistants sur le terrain, et les insouciants, déambulant sans crainte dans les rues d’un Prague anéanti sur fond du « Beau Danube bleu » de STRAUSS (la fameuse « Valse » du titre). Nous observons, impuissants, tout au long du récit, à l’évolution de plus en plus drastique et délirante des lois anti-juives, se succédant de manière effrayante à un rythme de métronome non grippé.

Un fait assez parlant : lorsque l’action se déplace du côté des soldats russes en prise eux aussi avec l’armée nazie, les références littéraires se mettent soudainement à pleuvoir comme des bombes. On peut en conclure que PEROUTKA était influencé par la grande littérature russe, ce qui semble par ailleurs évident à la lecture de ce somptueux ouvrage digne de ses ancêtres russes, qui a su en retirer à la fois le jus et le squelette.

Prague : en quelque sorte personnage central du roman. Prague qui change de visage au cours de la guerre, mais qui conserve son âme. Il n’est pas interdit d’y voir les descriptions urbaines de KAFKA. Par ailleurs certains personnages un brin grotesques pourraient avoir leur place dans un bouquin du grand Franz. Mais avant tout, l’aspect documentaire et colossal peut, par le plan et le développement, être rangé près de « Guerre et paix «  de TOLSTOÏ ou « Pour une juste cause » et « Vie et destin » de Vassili GROSSMAN (tous trois déjà chroniqués en nos pages). Car derrière la fiction perce continuellement l’Histoire : les stratégies militaires, les batailles, les pactes, les chefs guerriers, les seconds couteaux. Mais la fiction reprend ses droits avec ses amours, les femmes frivoles, le peuple désabusé, l’espoir copulant incessamment avec la désillusion et le désenchantement.

Portrait d’HITLER brossé sans concession, mais aussi silhouettes de Sophie SCHOLL et son frangin Hans, tous deux membres actifs du collectif de résistance allemande « La rose Blanche ». Le récit est truffé d’anecdotes du Prague de tous les jours en temps de guerre, des conditions de vie, de survie surtout. Il décrit sans jamais tomber dans le pathos ni le misérabilisme. Il prend part, bien sûr. Contre l’occupant, contre la folie d’HITLER, de ses généraux et de son Reich. Malgré la matière poisseuse - les souffrances d’un peuple, d’individus, les exactions, les assassinats, les camps - jamais le livre ne circule en territoire étouffant. Il est sombre, oui, empreint d’un résolue noirceur, mais il n’use pas de superlatifs dérangeants ou grossiers, il reste dans une sorte de descriptif historique, ignorants les cris et les pleurs, mettant même parfois de côté les émotions pour coller au plus juste.

S’il est question du tourbillon de Prague et de la Tchécoslovaquie, l’auteur n’oublie pas de préciser la situation au même moment, dans les mêmes douleurs, en Autriche comme en Pologne, ces trois pays limitrophes de l’Allemagne unie, du côté des frontières est : « On a des nouvelles de Pologne (…) on a déjà interdit aux Polonais de marcher sur les trottoirs, ils doivent marcher sur la chaussée, et ils ont l’obligation de saluer les Allemands. Il n’y a plus un seul polonais qui soit autorisé à faire des études. Et on les fusille en masse ».

La petite histoire sait rejoindre habilement la grande, par des anecdotes subtiles : « À juste titre, le point d’exclamation est en train de disparaître de la littérature. C’est Hitler qui a discrédité le point d’exclamation, il l’utilisait à tout bout de champ, oralement ou par écrit, on ne va tout de même pas l’imiter. En plus, on le sait, les certitudes n’existent pas, chacun voit les choses à sa manière, pas besoin de point d’exclamation ».

Il n’est pas aisé (ni vraiment souhaitable, je vous le confesse bien volontiers) de se défaire de ce roman. Malgré son caractère robuste qui peut impressionner dans un premier temps, il se parcourt, non pas aisément (ce n’est pas précisément un guide Michelin) mais de manière fluide et continue, les passerelles dressées étant nombreuses entre les diverses actions et périodes variées. Pourtant sorti tout récemment, il fait déjà figure d’un des romans historiques majeurs du XXe siècle car charpenté jusqu’à la moelle et brillamment documenté. La préface trace quelques traits rapides sur l’auteur méconnu, ce Ferdinand PEROUKTA (1895-1978) dont ce « Nuage et la valse » semble avoir été rédigé peu avant sa mort. Il fera date, d’autant qu’il est paru chez les éditions La Contre Allée, l’un de nos éditeurs et fournisseurs de chevet en nourritures célestes. Rien que pour ceci, pour le risque que La Contre Allée a su prendre, bouleversant ses habitudes (« Pour accueillir et vous donner à lire dans les meilleures conditions les quelques 972 645 signes qui composent cette œuvre monumentale dans tous les sens du terme, nous avons bouleversé la maquette habituelle et augmenté le format de ce 76e titre au catalogue »), mais aussi pour la qualité remarquable de ce roman, il vous faut vous jeter dessus comme si vous étiez pris d’une subite boulimie. Il est pour finir un élément nécessaire pour se familiariser avec la très riche littérature tchèque et restera comme l’un des événements de 2019. On en reparlera dans longtemps, j’en suis convaincu. Et je le défendrai becs et ongles jusqu’à épuisement.


(Warren Bismuth)

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