« Manhattan
transfer » est sans doute le plus « passosien » des romans de
John DOS PASSOS. En effet, dans ce long roman d’accès parfois peu aisé, tous
les ingrédients de l’un des maîtres états-uniens de la plume acérée sont
présents. Il peut être même vu comme le livre charnière entre ses premiers
romans de structure plus classique, et la trilogie « U.S.A. », l’un
des plus labyrinthiques romans de toute la littérature d’Amérique du nord.
« Manhattan transfer » est le quatrième roman de DOS PASSOS, paru en
1925, deux ans après « Les rues de nuit » (roman déjà chroniqué en
nos pages) et quelques années avant le premier volet de « U.S.A. »,
l’ossature commence à se complexifier. On peut sans peine arguer d’une oeuvre
annonçant « U.S.A. », puisque déjà de nombreux personnages se
croisent, s’imbriquent, des tranches de vies superposées et structurant un
récit assez déconcertant dans sa forme. Déjà, des coupures de journaux sont
glissées çà et là, révélant des faits divers.
« Manhattan
transfer » est la représentation des Etats-Unis, en gros entre 1890 et
1920, donc se terminant quasi en même temps que son écriture. Comme toujours ou
presque avec DOS PASSOS, les personnages mêmes représentent chacun une image
des U.S.A., il n’est peut-être d’ailleurs pas nécessaire d’indiquer ici leurs
noms, leur statut social et leurs convictions, leurs objectifs, ils sont les
Etats-Unis. Qu’ils soient bourgeois, capitalistes, socialistes, rentiers, ouvriers,
chômeurs, anarchistes, qu’ils aient participé ou non à la première guerre
mondiale, qu’ils soient ou non déjà sortis de New York
(« personnage » central du roman), qu’ils aient un vécu lisse ou tumultueux,
tous vont témoigner, par des anecdotes, des affaires en cours, des amours, des
regrets, des rejets, etc. Le mouvement de populations est prégnant, certains
personnages vont quitter la Grosse Pomme, d’autres y arriver en bateau, accoster
dans le port et découvrir ce monde bruyant.
Chez
DOS PASSOS, la fiction est un prétexte pour dépeindre un monde : celui de
« Manhattan transfer » représente la fin du monde considéré comme ancien, et
l’avènement du monde moderne, peu après à la fois la révolution industrielle et
la première guerre mondiale, monde dans lequel l’homme n’est pas près pour
vivre et évoluer. L’homme pas assez moderne justement, truffé de coutumes
féodales ou arriérées, qui ne sait pas utiliser la technologie en marche de
manière correcte et compétente.
1925,
l’homme DOS PASSOS est encore idéologiquement très proche des mouvements
anarchistes, ce qui se ressent dans les traits de ses personnages les plus
corrosifs et dans ses propos les plus irrévérencieux :
« - C’est pas nous
qu’avons fait le monde… C’est eux, ou Dieu peut-être bien.
- Dieu est de leur côté, comme
un agent… Quand le moment sera venu, on tuera Dieu… Je suis anarchiste.
Congo fredonna : ‘Les
bourgeois à la lanterne, nom de Dieu !’.
- Êtes-vous des nôtres ?
Congo haussa les épaules :
- J’suis ni catholique ni
protestant ; j’ai pas le rond et j’ai pas de travail. Regardez ça.
De son doigt sale, Congo
montra une longue déchirure sur son genou :
- C’est ça qu’est
anarchiste… »
Ce
qui frappe toujours chez DOS PASSOS, c’est sa maîtrise déconcertante de la
langue, il tient les rênes, c’est lui le pilote, le lectorat se retrouve dans
l’incapacité d’envisager une quelconque marge de manœuvre, DOS PASSOS pense et
écrit jusqu’au minuscule détail pour que le lectorat s’imprègne bien de tout ce
qui est ici imposé. Par ses
descriptions, ses dialogues, l'auteur fait parler le capitalisme, la misère,
la compétition, le racisme (pas mal de pics antisémites des protagonistes,
volonté de retracer l’atmosphère d’alors ou DOS PASSOS était-il un peu ignorant
et partial sur le sujet ?), le progrès, le business, la fin de l’homme en
tant qu’identité propre, les magouilles, les bootleggers, les hijackers, la
corruption, la prohibition. La fresque est imposante. Il en profite pour
glisser quelques thèmes progressistes, l’avortement, le rôle néo-esclavagiste
des grandes entreprises, bien d’autres sujets sociaux parfois pertinents voire
avant-gardistes. Ce sont autant de thèmes qui déambulent par le biais de
personnages parfois errants et désenchantés.
Dans
cette immense projection, DOS PASSOS n’oublie pas quelques touches d’humour,
bien dissimulé et franchement efficace, comme pour faire une dernière grimace à
l’ancien monde en train de disparaître, laissant place à l’absurdité et la
déraison du nouveau. Sur ce point, DOS PASSOS peut être vu comme un
visionnaire. Le monde qu’il montre est violent, égoïste, fait de crimes et
d’abus de tous genres, toujours au nom du Dieu argent, la cupidité fait figure
d’arme absolue, l’humanisme est rangé aux vestiaires. Pas de héros se détachant
franchement de cette vaste étude, car même New York n’est plus une héroïne, car
gagnée par la crasse, le béton, le fric et la corruption, elle se fissure et devient
témoin impuissant de son propre anéantissement (voir les débuts de chapitres en
italique). Sur ce point, il m’est très difficile de ne pas associer DOS PASSOS
et plus tard le parcours cinématographique de John CASSAVETES, le rapprochement
me semble saisissant.
Vous
l’aurez compris, si vous recherchez une lecture estivale colorée et pleine de
surprises et rencontres positives, laissez de côté « Manhattan
transfer », roman rugueux et sombre, vertigineux et de structure
relativement complexe, ce qui fait de DOS PASSOS un romancier original,
avant-gardiste et génial car à rebrousse-poil des formes de son temps. Ce roman
a été maintes fois réédité, il est perçu comme le chef d’œuvre de l’auteur, il
en est en tout cas la meilleure et la plus audacieuse empreinte.
(Warren Bismuth)
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