jeudi 11 juillet 2019

John DOS PASSOS « Manhattan transfer »


« Manhattan transfer » est sans doute le plus « passosien » des romans de John DOS PASSOS. En effet, dans ce long roman d’accès parfois peu aisé, tous les ingrédients de l’un des maîtres états-uniens de la plume acérée sont présents. Il peut être même vu comme le livre charnière entre ses premiers romans de structure plus classique, et la trilogie « U.S.A. », l’un des plus labyrinthiques romans de toute la littérature d’Amérique du nord. « Manhattan transfer » est le quatrième roman de DOS PASSOS, paru en 1925, deux ans après « Les rues de nuit » (roman déjà chroniqué en nos pages) et quelques années avant le premier volet de « U.S.A. », l’ossature commence à se complexifier. On peut sans peine arguer d’une oeuvre annonçant « U.S.A. », puisque déjà de nombreux personnages se croisent, s’imbriquent, des tranches de vies superposées et structurant un récit assez déconcertant dans sa forme. Déjà, des coupures de journaux sont glissées çà et là, révélant des faits divers.

« Manhattan transfer » est la représentation des Etats-Unis, en gros entre 1890 et 1920, donc se terminant quasi en même temps que son écriture. Comme toujours ou presque avec DOS PASSOS, les personnages mêmes représentent chacun une image des U.S.A., il n’est peut-être d’ailleurs pas nécessaire d’indiquer ici leurs noms, leur statut social et leurs convictions, leurs objectifs, ils sont les Etats-Unis. Qu’ils soient bourgeois, capitalistes, socialistes, rentiers, ouvriers, chômeurs, anarchistes, qu’ils aient participé ou non à la première guerre mondiale, qu’ils soient ou non déjà sortis de New York (« personnage » central du roman), qu’ils aient un vécu lisse ou tumultueux, tous vont témoigner, par des anecdotes, des affaires en cours, des amours, des regrets, des rejets, etc. Le mouvement de populations est prégnant, certains personnages vont quitter la Grosse Pomme, d’autres y arriver en bateau, accoster dans le port et découvrir ce monde bruyant.

Chez DOS PASSOS, la fiction est un prétexte pour dépeindre un monde : celui de « Manhattan transfer » représente la fin du monde considéré comme ancien, et l’avènement du monde moderne, peu après à la fois la révolution industrielle et la première guerre mondiale, monde dans lequel l’homme n’est pas près pour vivre et évoluer. L’homme pas assez moderne justement, truffé de coutumes féodales ou arriérées, qui ne sait pas utiliser la technologie en marche de manière correcte et compétente.

1925, l’homme DOS PASSOS est encore idéologiquement très proche des mouvements anarchistes, ce qui se ressent dans les traits de ses personnages les plus corrosifs et dans ses propos les plus irrévérencieux :

« - C’est pas nous qu’avons fait le monde… C’est eux, ou Dieu peut-être bien.
- Dieu est de leur côté, comme un agent… Quand le moment sera venu, on tuera Dieu… Je suis anarchiste.
Congo fredonna : ‘Les bourgeois à la lanterne, nom de Dieu !’.
- Êtes-vous des nôtres ?
Congo haussa les épaules :
- J’suis ni catholique ni protestant ; j’ai pas le rond et j’ai pas de travail. Regardez ça.
De son doigt sale, Congo montra une longue déchirure sur son genou :
- C’est ça qu’est anarchiste… »

Ce qui frappe toujours chez DOS PASSOS, c’est sa maîtrise déconcertante de la langue, il tient les rênes, c’est lui le pilote, le lectorat se retrouve dans l’incapacité d’envisager une quelconque marge de manœuvre, DOS PASSOS pense et écrit jusqu’au minuscule détail pour que le lectorat s’imprègne bien de tout ce qui est ici imposé. Par ses  descriptions, ses dialogues, l'auteur fait parler le capitalisme, la misère, la compétition, le racisme (pas mal de pics antisémites des protagonistes, volonté de retracer l’atmosphère d’alors ou DOS PASSOS était-il un peu ignorant et partial sur le sujet ?), le progrès, le business, la fin de l’homme en tant qu’identité propre, les magouilles, les bootleggers, les hijackers, la corruption, la prohibition. La fresque est imposante. Il en profite pour glisser quelques thèmes progressistes, l’avortement, le rôle néo-esclavagiste des grandes entreprises, bien d’autres sujets sociaux parfois pertinents voire avant-gardistes. Ce sont autant de thèmes qui déambulent par le biais de personnages parfois errants et désenchantés.

Dans cette immense projection, DOS PASSOS n’oublie pas quelques touches d’humour, bien dissimulé et franchement efficace, comme pour faire une dernière grimace à l’ancien monde en train de disparaître, laissant place à l’absurdité et la déraison du nouveau. Sur ce point, DOS PASSOS peut être vu comme un visionnaire. Le monde qu’il montre est violent, égoïste, fait de crimes et d’abus de tous genres, toujours au nom du Dieu argent, la cupidité fait figure d’arme absolue, l’humanisme est rangé aux vestiaires. Pas de héros se détachant franchement de cette vaste étude, car même New York n’est plus une héroïne, car gagnée par la crasse, le béton, le fric et la corruption, elle se fissure et devient témoin impuissant de son propre anéantissement (voir les débuts de chapitres en italique). Sur ce point, il m’est très difficile de ne pas associer DOS PASSOS et plus tard le parcours cinématographique de John CASSAVETES, le rapprochement me semble saisissant.

Vous l’aurez compris, si vous recherchez une lecture estivale colorée et pleine de surprises et rencontres positives, laissez de côté « Manhattan transfer », roman rugueux et sombre, vertigineux et de structure relativement complexe, ce qui fait de DOS PASSOS un romancier original, avant-gardiste et génial car à rebrousse-poil des formes de son temps. Ce roman a été maintes fois réédité, il est perçu comme le chef d’œuvre de l’auteur, il en est en tout cas la meilleure et la plus audacieuse empreinte.

(Warren Bismuth)


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