mardi 26 novembre 2019

Chrònis MÌSSIOS « Toi au moins, tu es mort avant »


« Ce qu’on faisait à des être humains dans cet enfer, à deux pas de la capitale de la Grèce, c’est impossible à décrire… Je crois qu’il n’y a jamais eu dans aucun autre coin du monde un choc aussi direct entre l’homme et la pire barbarie ».

Chrònis MÌSSIOS (1930-2012), méconnu par ici, et dont il semble que ce livre soit le seul traduit en français, fut un militant communiste grec qui passa pas moins de 21 ans en détention et déportation, dès l’âge de 16 ans. Ce livre de mémoire sortit originellement en 1985 et, croyez-moi, il fait partie de ces coups de poings – presque littéralement - inclassables.

« Toi au moins, tu es mort », ce titre fait référence à un ami du narrateur, tué par balles au tout début des affrontements de 1946 et qui, de fait, n’a pas connu la suite. L’OVNI littéraire (il n’y a pas d’autres mots) est une longue lettre que ce narrateur, surnommé Salonique (MÌSSIOS lui-même en fait) écrit à son ami défunt. Dans celle-ci il décrit ce qu’il voit, dans les cachots, les prisons, pendant la déportation, prisonnier des autorités grecques à partir de 1947. Le récit est une suite de mots collés, de révolte, de scènes épouvantables, mais aussi de moments de franche amitié et de solidarité entre détenus. Les humiliations, les intimidations des geôliers, la résistance des captifs. Pas une autobiographie, plutôt un témoignage.

L’auteur prévient : il est prisonnier politique, pas de droit commun, il doit de ce fait être traité comme un prisonnier politique, c’est son étendard, sa fierté.

Mais surtout, MÌSSIOS a besoin d’une soupape, il la nomme humour. En effet, tout au long de la lettre, il en use et abuse, sans jamais lasser, c’est sans doute ce qui le fait tenir, ce qui l’empêche d’aller rejoindre son pote : « Trois mille ans de civilisation pour en arriver là, de quoi se flinguer… ».

Mais ce qui est frappant au-delà de tout, c’est le style, brutal, parlé, du phrasé des rues, populaire, vindicatif, violent, agressif, un langage de la classe sociale inférieure, plein de rage. Il serait trop simple de le taxer d’argotique car la plupart des mots n’appartiennent pas à la langue verte. Il serait plus judicieux d’y voir là un jet retranscrit, une haine criée puis immédiatement écrite selon les mêmes termes en version brut de décoffrage, sans guillemets, sans retravailler le texte.

Second élément marquant : l’absence absolue de chronologie, comme si l’auteur suivait ses pensées, telle anecdote lui rappelant un détail survenu 10 ans avant ou après. Le lectorat ne sait pas où se placer, il sait simplement que ce qui est décrit s’est déroulé entre 1946 et 1974. Il est de ce simple fait difficile de savoir si l’auteur, dans la scène qu’il raconte, se trouve en prison ou en déportation (voire enfin libéré, certaines anecdotes étant post-détention), quelle en est la date, l’écriture ressemblant à un éboulis, un tremblement de terre, un tsunami. Pas de temps mort mais de la vocifération, du cri encré, couché sur papier, loin des normes du politiquement correct. À ce propos, on peut être choqués voire lassés par les nombreuses insultes homophobes, sexistes (certes d’un autre temps, mais n’expliquant pas tout), récurrentes et grognées, quand tout à coup…

« Très souvent, ceux que je trouve les plus courageux, les plus forts, c’est les homosexuels – les pédés, quoi – qui ont le courage de dire tout net à cette société de merde, aux familles de merde, aux employeurs de merde : oui, bande de connards, on est différents de vous, ce qu’on aime c’est pas baiser, c’est se faire baiser, voilà… Tu les imagines, seuls face à tout le système, sans la promesse d’objectifs lointains pour tous les hommes, sans la justification du bon Samaritain, qui affirment leur différence, purement et simplement, sans chichis, pendant leur courte vie, ce qu’on appelle l’amour, autrement dit par besoin de vivre ? Alors que nous, on ose bien tout sacrifier à la révolution contre le système, mais on n’ose pas vivre notre liberté personnelle en dehors du système existant ». Donc une écriture qu’il ne faut pas accueillir comme de l’homophobie, mais « juste » (et même si cela peut paraître trop et ne dédouane rien) comme un crachat verbal pas toujours conscient de ce qu’il désigne, ni toujours bien contrôlé.

MÌSSIOS parle des grèves en détention – violentes aussi -, des réprimandes, d’un combat quotidien. Il ne sera quasiment jamais question de la situation au dehors, les colonels au pouvoir, la dictature. Pour MÌSSIOS, tout se vit de l’intérieur, derrière les barbelés, parfois au mitard. « Tout le monde, bourgeois ou communistes, écrit cette putain d’Histoire de la même façon : horizontale, aplatie. Ils parlent des peuples, des masses, mais aucun d’eux n’a jamais pu sentir l’intensité, la passion, l’ascension et la chute de mondes entiers, contenus dans vingt-quatre heures de la vie d’un révolutionnaire ».

En fin de volume le traducteur Michel VOLKOVITCH – dont le travail a dû s’avérer ardu -, après une brève immersion dans la Grèce politique au sortir de la seconde guerre mondiale, brosse un portrait du livre et des réticences des éditeurs. S’ensuit de passionnantes pages sur le travail d’un traducteur de grec. Nous remarquons l’ampleur de la tâche, les difficultés de choix d’un mot plutôt qu’un autre, d’une expression. Ce qui me fait immédiatement penser à Anne-Laure BRISAC, traductrice (mais pas seulement) de grec et passionnée, à qui je dédis cette chronique.

L’occasion également de présenter enfin les éditions numériques Publie.net qui font paraître des tas de volumes dématérialisés, de la littérature classique aux textes méconnus (avec une collection axée sur la littérature grecque) en passant par la poésie et tant d’autres choses. Allez voir leur catalogue, il est fort impressionnant. Le présent livre, tout d’abord paru en France en 1991, vient d’être réédité en 2019, mais la version que nous proposons ici est bien celle de Publie.net, parue en 2008.


(Warren Bismuth)

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