dimanche 19 avril 2020

Nina BERBEROVA « L’affaire Kravtchenko »


En 1949 se prépare à Paris le procès considéré comme celui du siècle, pas moins. En 1947 fut publié en France l’essai « J’ai choisi la liberté » de Vladimir KRAVTCHENKO. Le 13 novembre de la même année, l’hebdomadaire français Les Lettres Françaises accuse KRAVTCHENKO de ne pas être l’auteur du bouquin, et même d’être piloté par les services secrets états-uniens, dans un article virulent signé par un certain Sim THOMAS. KRAVTCHENKO porte plainte pour diffamation.

 

Que contient « J’ai choisi la liberté » ? Une critique vive de l’U.R.S.S. stalinienne (alors que STALINE est toujours à la tête du pays), et surtout, sacrilège ultime, la dénonciation des camps de travail, des goulags. Sujet sensible et même tabou. KRAVTCHENKO est désormais exilé aux Etats-Unis, donc un citoyen russe passant au vitriol un pays qu’il a quitté pour se réfugier chez l’ennemi, rien que ceci devient louche aux yeux de communistes militants dont font partie Les Lettres Françaises. « Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour le peuple russe et pour le monde entier, pour que tous les hommes sachent que la dictature soviétique, ce n’est pas le progrès mais une barbarie ». Quant à l’auteur de l’article initial, Sim THOMAS, il demeure introuvable…

 

Nina BERBEROVA est la seule journaliste russe anticommuniste à assister au procès. Il devait initialement se tenir sur 9 jours, il s’étendra finalement sur 25. Le livre incriminé, KRAVTCHENKO assure l’avoir entièrement écrit « Ce n’est pas moi qui ai décidé, c’est la vie même qui l’a fait à ma place », y compris pour certains manuscrits retrouvés et immédiatement soupçonnés d’être l’œuvre d’un autre. Des personnes publiques vont venir témoigner, de l’écrivain VERCORS poussif dans son témoignage, à l’ancienne déportée Margaret BUBER-NEUMANN, dont la déposition va en revanche faire grand bruit.

 

Un procès russe se tenant en France, de quoi voir se déplacer les foules dans une salle pouvant contenir 300 personnes. Les témoignages des russes victimes du stalinisme sont attendus, Les Lettres Françaises vont devoir répondre à leurs accusations de fantasme sur la situation catastrophique en U.R.S.S.

 

D’un côté les communistes, vissés à leur idéal, de l’autre les anti-staliniens, tout de suite mis au rang des anti-communistes, DONC des soutiens d’HITLER (qui n’est pas avec moi est contre moi, on connaît la rengaine). Tous les coups sont permis, et on finit par en apprendre de belles « On a falsifié les chiffres de la population de l’U.R.S.S. Ne parlons pas de ces chiffres, mais disons simplement que le recensement de 1937 fut détruit, qu’il en fut fait un autre en 1939 parce que le premier fut déclaré « inopportun » et qu’une partie des gens qui en avaient eu la charge avaient été « purgés » à tout jamais ». Dans la bouche de KRAVTCHENKO, STALINE devient Adolphe STALINE, KRAVTCHENKO compare le régime soviétique au nazisme (soit plusieurs années avant que Vladimir GROSSMAN le fasse à son tour dans « Vie et destin »). Grosse ambiance.

 

Ce procès est un peu surréaliste. Nina BERBEROVA retranscrit les échanges, les moments forts, les coups bas, les rebondissements. Ce témoignage est d’une grande utilité : imaginons le même procès mais à Moscou, il eut été, comment dire… mis en scène ? Tronqué ? Aurait-il tout simplement eu lieu ? En tout cas il y a fort à parier que KRAVTCHENKO en fut sorti les pieds devant. Ce procès français est empreint d’une certaine démesure, dans les paroles, les actes, les réactions, avec une mention spéciale pour les prétendues conspirations, complots, etc. Quant à la traduction de la présente édition, elle est assurée par la famille MARKOWICZ, Irène et André, donc forcément une raison supplémentaire pour se procurer ce livre de poche tout à fait saisissant.

 

(Warren Bismuth)


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