dimanche 5 avril 2020

Panaït ISTRATI « Les récits d’Adrien Zograffi »



Jusque là j’avais fait l’impasse sur l’oeuvre de Panaït ISTRATI (1884-1935), croyez bien que je le regrette amèrement, je plaide coupable. Romancier roumain, conteur devrais-je dire, de langue française, qu’il a méticuleusement apprise en seulement sept ans, écrivain vagabond libertaire ayant connu toutes les misères et les calomnies, sa vie est une suite de rencontres et d’embûches. Errant un peu partout dans le monde, débarqué de bateaux en des ports inconnus, il tente de se suicider en 1921 en se coupant la gorge. Une lettre sur lui et destinée à Romain ROLLAND va atteindre son récepteur et faire définitivement basculer la vie d’ISTRATI.

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« Kyra Kyralina » (1923)


« Kyra Kyralina » est le premier  roman d’ISTRATI, mais aussi le premier du cycle en quatre tomes « Les récits d’Adrien Zograffi » (deux autres cycles comprenant ce personnage seront écrits par la suite). Il est peut-être plus judicieux de le qualifier de conte. Au XIXe siècle du côté de la Roumanie, L’Adrien en question rencontre Stavro, un homme ayant souffert, qui va lui décliner non seulement son identité mais son parcours d’adolescent tourmenté. Frère de Kyra, de quatre ans son aînée, pour laquelle il voue un amour sans bornes. Et comme toute la famille vit sous le joug d’un père violent et dément, il racontera comment sa mère sera victime de violences conjugales, y perdant un œil. D’ailleurs lui et sa sœur subiront aussi des coups lourds et intensifs. Sa mère tant aimée est bien plus riche que son père, la violence n’en est que plus régulière, d’autant que la dame, sexuellement libérée, s’offre de nombreux amants. « Tout le bonheur a son revers ; la vie même, nous la payons avec la mort… C’est pour cela qu’il faut la vivre. Vivez-la, mes enfants, selon vos goûts, et de façon à ne rien regretter, le jour du Jugement dernier ».

Cette mère va s’évaporer en pleine nature. Stovra et Kyra vont alors être recueillis par deux oncles, puis Kyra va être forcée de rejoindre un harem. Stovra, alors appelé Dragomir, va errer dans tout le Moyen-Orient (on voyage beaucoup dans ce livre) à la recherche de sa sœur disparue et de sa mère peut-être morte. Mais c’est surtout la Liberté qu’il va tenter de trouver, oui, avec un grand L, car ce roman est une ode à la liberté absolue. Stovra se considère lui-même comme un être immoral et malhonnête. Son vagabondage va être émaillé de picaresques rencontres, souvent philosophiques. Il va connaître la faim, la peur, la prison après avoir pénétré dans un harem. « L’abjection humaine était telle qu’on ne pourrait la comparer qu’à elle-même, car seul le genre humain, de toutes les créatures de la terre, peut se dégrader à ce point ». Il fera la connaissance d’un sage, Barba Yani, puis sera déporté.

Malgré les indices donnés dans cette chronique, le roman est loin d’être sombre ou triste, car le talent d’ISTRATI est, à la manière des contes orientaux, de susciter l’humour et la cocasserie. Jamais en panne d’anecdotes flamboyantes, ISTRATI déroule son scénario avec légèreté et pourtant avec une immense profondeur philosophique, regardant « sans cesse dans le gouffre de l’âme humaine ».

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« Oncle Anghel » (1924)



Cet oncle Anghel est fâché à peu près avec tout le monde depuis qu’il estime avoir gâché sa vie. Mauvais mariage avec une très belle femme, morte depuis, qui lui a donné deux beaux enfants, morts depuis. Il s’est retiré du monde des vivants, vit en ermite, patibulaire et aigri.

Sa demeure, sorte de maison du bonheur, a brûlé. Mais Anghel fut aussi victime de bandits, de voleurs, de malfaisants, fut physiquement attaqué. Il sait qu’il va bientôt mourir, mais avant de passer l’arme à gauche, il veut s’entretenir avec son neveu Adrien afin de lui conter sa vie, celle d’Anghel, mais aussi celle du propre neveu, celui qui lui sert son alcool, son poison, au moindre coup de sifflet. Anghel a souffert, a connu la déchéance : « Ce qu’on aurait pu considérer comme la délivrance pour lui, la mort, ne vint point, et personne n’a su pourquoi cet homme ne s’était pas tué. Il ne se tua point. Mais il mourut tous les jours, en absorbant sans cesse de petits verres de son eau-de-vie la plus forte. Il devint son meilleur client ». Au dernier souffle de vie arrive Jérémie, fils plus ou moins naturel de Cosma. Lui aussi en a gros sur la patate et a besoin de se délester, de se raconter…

Un monde de vagabonds, de sans grades, de petites gens, d’errants aux costumes miteux, tel est celui d’ISTRATI, il prend forme en Roumanie, le récit oscillant entre roman et conte savoureux aux nombreuses péripéties. Deux des thèmes principaux en sont la croyance (les croyances plutôt) et le reniement absolu de la famille, ce qui en fait un roman à la fois picaresque mais sérieux sur le fond.

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« Présentation des haïdoucs » (1924)


Suite de ces portraits empreints de tendresse et d’émotion. Dans ce tome nous ferons connaissance avec les haïdoucs, des combattants du peuple roumain contre la tyrannie, les riches et les puissants. C’est Floarea Codrilor qui ouvre le bal, cette fille d’une borgne aux trois enfants. Elle est jadis tombée amoureuse de Groza, le capitaine des haïdoucs. Quelques témoins vont se succéder au crachoir : tous expliqueront pourquoi ils sont devenus haïdoucs ou au moins en ont retiré une forte sympathie. Elie le sage, Spilea le moine, Movila le vataf, jusqu’à Jérémie dont le récit finira en apothéose mais sera aussitôt contré, rendant la fin du présent volume quasi dantesque.

Ici les pauvres luttent : contre l’oppresseur, le puissant, mais en poètes, en philosophes justiciers. Les contes persans ne sont pas loin, la doctrine libertaire également. Le narrateur – l’Adrien du titre de la série – est un récipendiaire d’histoires, il écoute et enregistre dans sa mémoire les témoignages, qui dans ce volume savent se faire féministes : « La résistance sincère de la femme est sans effet sur les désirs de l’homme vulgaire. Il ne sait pas où finissent les embarras de la femmelette et où commence le dégoût profond de la dignité féminine. Tout est permis à cette brute qui maîtrise la terre ». ISTRATI est à la fois ancien, moderne et intemporel. La forme est légère et toute en suavité, alors que le fond est grave et révolutionnaire.

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« Domnitza de Snagov » (1926)


Floarea est devenue la meneuse du peuple haïdouc combattant contre la tyrannie des boïars, la domination des turcs et grecs. Les boïars asservissent les paysans, leurs prennent leurs terres, pillent, réquisitionnent. Les haïdoucs, pourtant plutôt versés dans l’amour de son prochain, s’organisent et décident de lutter. Dans ce dernier volume des récits d’Adrien Zograffi, les haïdoucs se construisent comme un peuple libre, résistant à l’oppresseur, avec des convictions libertaires et pacifistes, face à la violence de l’envahisseur, à la corruption des religieux, allant même jusqu’à recevoir le soutien de napoléon III. Leur vision du monde est moderne, utopique diront certains.

Ce volet est peut-être le plus politique des quatre, sans doute le plus concret sur les aspirations d’un peuple, il résonne d’une modernité assez stupéfiante, tout en gardant ce style de conte ou fable persane. Il se base sur des faits réels, et derrière l’apparente légèreté de ton, c’est bien toute l’Histoire de la Roumanie du XIXe siècle qui défile sous nos yeux, histoire que bien sûr nous occidentaux méconnaissons parfaitement : le rôle des ottomans, des russes, les relations avec les pays limitrophes, etc. Ce dernier volume semble le plus abouti, en tout cas pour la description du peuple haïdouc. Je referme cette série avec regret, mais sans douleur aucune, puisque déjà j’aperçois les pages flamboyantes de la suite de cette saga, le cycle (1926-1930) « La jeunesse d’Adrien Zograffi », là encore quatre volumes la composent : « Codine », « Mikhaïl », « Mes départs » et « le pêcheur d’éponges ». Nous y reviendrons. Hâte ! Et au cas où, les douze romans de la série « Adrien Zograffi » appartiennent au domaine public donc gratuitement disponibles.

(Warren Bismuth)


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