dimanche 14 juin 2020

Fiodor DOSTOIEVSKI « Les frères Karamazov »

Avant toute chose, je me dois de replacer cette lecture dans son contexte : j’avais déjà lu deux fois cet épais roman, mais c’est la première fois que je m’attaquais à la traduction d’André MARKOWICZ. Donc je connaissais déjà bien la trame, et c’est ce qui m’a poussé à commencer cette lecture en plein confinement, ce détail est assez important pour la suite.

« Les frères Karamazov » est l’une des grandes fresques classiques de la littérature russe du XIXe siècle, il pourrait de ce fait s’avérer inutile de revenir sur le scénario. Cependant, quelques mots très brefs : Fiodor Pavlovitch Karamazov, propriétaire foncier débauché et prétentieux, est aussi père de trois garçons : Dmitri (issu d’un premier mariage), Alexei et Ivan. Sa seconde femme est décédée alors qu’Alexei avait 3 ans et Ivan 6. Le père Karamazov avait déjà abandonné l’aîné Dmitri, il va en faire de même avec Alexei et Ivan. En outre et bien plus tard, Fiodor Pavlovitch et son fils Dmitri sont tous deux amoureux de la même femme, Grouchenka. Peu à peu, une haine entre père et enfants va se tisser. Sans compter qu’un enfant illégitime et cynique, Smerdiakov, va faire son apparition. Le père Karamazov est assassiné, Dmitri est soupçonné puis inculpé.

Sans ne rien dévoiler de l’intrigue, dense et complexe, « Les frères Karamazov » est un roman clairement découpé en deux parties principales. Si la première, celle d’avant l’assassinat du père, comporte des longueurs, hésite parfois, voire se cherche malgré de brillants dialogues et des moments tout à fait formidables - dans cette partie se situe le chapitre « Le grand inquisiteur », foisonnant et comme philosophique, il fut en certains temps publié même carrément à part, tel un essai monographique, c’est dire son intérêt -, la seconde, celle de l’après, de la culpabilité, de la violence psychologique, du procès, est d’une rare beauté.

Les thèmes principaux des « Frères Karamazov » sont le parricide, la corruption, le châtiment, la culpabilité, la jalousie, mais surtout l’éventualité de l’existence de Dieu. En effet, ce sujet hantera DOSTOIEVSKI toute sa vie car, pour lui, si Dieu n’existe pas ainsi tout est permis, sans plus aucune limite. « Vois-tu, mon mignon, il y a un vieux pécheur au XVIIIe siècle qui a dit que si Dieu n’existait pas, il fallait L’inventer, s’il n’existait pas Dieu il faudrait L’inventer. Et, de fait, l’homme a inventé Dieu ». Cette question tiraille les protagonistes de ce roman et, à travers eux, son auteur même. Roman résolument psychologique, où l’auteur développe des thèses modernes pour l’époque, FREUD d’ailleurs (entre autres) s’en souviendra. C’est aussi un roman philosophique, empli de spiritualité.

 

Ce roman de 1880, le dernier de DOSTOIEVSKI, fut terminé quelques mois avant sa mort (en 1881), il en est le testament, l’anthologie. Ce qui est saisissant, c’est qu’il reprend à peu près tous les grands thèmes abordés par DOSTOIEVSKI dans ses romans majeurs précédents, après son retour du bagne. Le procès de Dmitri, presque en fin de volume, très long, est peut-être l’une des plus grandes réussites de toute la littérature. Mais il est aussi une sorte de redite, certes racontée différemment, des face à face musclés Raskolnikov/ Porphiri dans « Crime et châtiment »(ici). D’ailleurs, Kara en russe signifie Châtiment (Maz signifiant onction). Aliocha, le plus pur, le plus pieu des frères Karamazov, possède cette sorte de figure christique incarnée par le prince Mychkine dans « L’idiot ». Le thème torturant de la permissivité (« Liberté ») absolue en cas d’inexistence de Dieu est longuement développé dans « Les démons ». Le triangle amoureux est la trame principale de « Humiliés et offensés ». Il est également possible de trouver certains points communs avec « L’éternel mari » entre autres, sans oublier le thème du jeu à profusion, celui qui ruine, développé dans « Le joueur ». 

Bref, « Les frères Karamozov » est sans doute la grande oeuvre de DOSTOIEVSKI, sa synthèse, avec ses forces et ses faiblesses. Dans ces dernières, l’antisémitisme de l’auteur qui transparaît une dernière fois mais toujours de manière sournoise et dérangeante, mais aussi les hésitations de l’écrivain quant au style. DOSTOIEVSKI doutait toujours de sa plume, ses personnages bafouillaient, reprenant des phrases avant de les abandonner à nouveau, parvenaient parfois avec difficulté au bout d’une idée, se dispersait cruellement tout en souffrant le martyre. La plupart des traducteurs avaient décidé de faire l’impasse, de biffer ces moments douloureux à lire, car lourds, épais, et comme cauchemardesques dans la lecture de l’oeuvre. MARKOWICZ a décidé de traduire DOSTOIEVSKI au plus près, le plus fidèlement possible, c’est-à-dire avec ses hésitations, ses redites, ses nombreuses maladresses, que l’on peut retrouver surtout au début du roman. C’est à la fois étonnant et fascinant de constater qu’un génie de la trempe de DOSTOIEVSKI pouvait avoir autant de difficultés à écrire une phrase convenable. Certains dialogues, fortement teintés d’oralité, sont patauds. Puis tout à coup, comme si les vannes s’ouvraient de manière quasiment divine, la plume glisse toute seule, sublime, et là l’auteur écrit des pages plus que marquantes, je serais tenté de dire légendaires.

Le thème du père : « Mais est-ce qu’il m’aimait quand il m’a donné la vie, demande-t-il, s’étonnant de plus en plus, est-ce pour moi qu’il m’a donné la vie : il ne me connaissait pas, ni moi ni même mon sexe à cette minute-là, à cette minute de passion, peut-être échauffée par le vin, et, tout ce qu’il m’a donné, c’est son penchant pour le vin – voilà son seul bienfait… Pourquoi dois-je l’aimer, pour le seul fait qu’il m’ait donné la vie, et puis ensuite que, pendant toute sa vie, il ne m’ait pas aimé ? ».

Un ami me faisait un jour remarquer avec force justesse l’absence du portrait de la Femme de caractère, majestueuse et puissante, dans ce roman, contrairement à la plupart des œuvres de l’auteur qui incarnent cette figure. Il n’en reste pas moins vrai que « Les frères Karamazov » est sans nul doute l’un de ces immenses chefs d’oeuvre de la littérature. Il en est peut-être également tout son paradoxe : des pages maladroites et hésitantes suivies d’éclairs de génie, pour se terminer en apothéose par l’un de ces procès dantesques que la littérature policière n’a jamais égalé. Car, oui, ce pavé est aussi un polar, et d’une immense qualité. Il est tout cela en même temps, et il faut le lire une fois dans sa vie, même s’il laisse des séquelles, particulièrement intenses en période de confinement. C’est aussi cela DOSTOIEVSKI, faire souffrir le lectorat comme lui a souffert lors de l’écriture, le mettre dans le même bain, une sensation qui arrive très peu souvent dans une vie.

Ironie de l’Histoire : DOSTOÏEVSKI et TOLSTOÏ n’étaient pas amis, ils ne s‘aimaient guère, ils étaient même deux concurrents directs pour la première place en littérature russe du XIXe siècle. Pourtant, lorsque TOLTOÏ entama son dernier voyage au cours duquel il trouvera la mort en 1910, il a été retrouvé sur sa table de chevet le livre qu’il lisait juste avant sa fuite… Il s’agissait des « Frères Karamazov ».

 (Warren Bismuth)


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