Deuxième
cycle des aventures d’Adrien Zograffi, héros et double d’ISTRATI, à travers de
nouvelles errances, de nouvelles rencontres. Comme pour le premier cycle,
quatre romans sont au programme, ils furent écrits entre 1926 et 1930.
Romans ? Rien n’est moins sûr. Ce qui est sûr en revanche, c’est que,
contrairement au premier cycle, celui-ci fut réuni dans un recueil incluant les
quatre romans.
L’un
des romans les plus connus d’ISTRATI, peut-être aussi le plus réédité en France
(récemment chez Libertalia), « Codine » raconte la vie d’un ancien
détenu telle qu’il va la décrire à Adrien. Ce dernier est alors chez son oncle
Dimi dans l’est de la Roumanie. Dimi est un ardent travailleur doublé d’un être
violent, par ailleurs oncle de l’Anghel rencontré lors du premier cycle, et
joueur de flûte. Dans l’une de ses errances, en partie due aux conditions
difficiles de vie avec Dimi, Adrien fait la connaissance de Codine, ancien
bagnard aujourd’hui libéré. Homme de deux mètres de hauteur, colossal, excessif,
une silhouette impressionnante, violent avec sa propre mère, Codine vacille
entre dégoût et tendresse.
Dans
ce bref volume (le format est plus proche de celui de la novella que du roman),
il est question de philosophie de la Liberté, de simplicité volontaire, de
révolte, mais aussi de nature et de choléra qui frappe. Adrien et Codine vont sceller
une sorte de pacte d’amitié et devenir inséparables. Mais certaines vengeances
sont prêtes à être assouvies et le drame n’est pas loin.
Après
ce texte suit une autre nouvelle, plus courte, « Kir Nicolas ».
Écrite juste avant « Codine », elle en est en fait une première
version. Kir Nicolas est boulanger, Adrien son apprenti et, somme toute,
« Codine » n’en est pas tout à fait une redite. Dans « Kir
Nicolas », ISTRATI rend également un vibrant hommage à DOSTOÏEVSKI,
écrivain qu’il appréciait particulièrement.
Dans
ces deux récits, on peut noter que l’ambiance change par rapport au cycle
précédent : moins d’intervenants, moins de légèreté dans les dialogues,
ISTRATI semble aller plus directement au but, gagner encore en profondeur,
rendant peut-être le texte plus puissant car épuré.
« Mikhaïl »
(1926)
Le
jeune Adrien a maintenant 18 ans, nous sommes en 1904 et Adrien se positionne
comme un non-ambitieux dans les rues de Braïla (Roumanie, ville natale
d’ISTRATI). « Une bonne place dans
la vie ? Quoi ? Ne vivre que pour devenir un gros patron, un gros
marchand ? N’y a-t-il donc que l’aisance, le bien-être matériel, qui
comptent ? Ces pauvres gens et toi-même, vous voudriez que j’emploie
toutes mes heures, tous mes jours, toute ma vie à apprendre la façon dont on
fait fortune, et à la fin, à en faire une. Alors, vous m’estimeriez… Mais, moi,
je vous dis que je ne tiens pas à cette estime et que cette fortune me laisse
indifférent ». Après avoir exercé plusieurs métiers, Adrien s’essaie
désormais, et sans grand succès, à la peinture en bâtiment. Vient Léana, fille
de la propriétaire de l’habitation où Adrien et sa mère vivent. Léana, c’est
une « vieille » connaissance, pourtant, elle et Adrien ont le même
âge et ne sont pas indifférents l’un à l’autre.
Adrien
est de plus en plus oisif et pris dans ses lectures, il découvre la littérature
et semble prendre cette passion très au sérieux entre deux conversations avec
Kir Nicolas, son ancien patron (voir volume précédent). « Flâner… N’est-ce pas une façon de vivre
intensément, que de flâner parfois ? Et n’a-t-on pas le droit de
« couver son ennui », de temps à autre, un jour ouvrable, en gardant
la chambre ? Alors, qu’est-ce que la vie ? ».
Les
errances d’Adrien vont à nouveau le faire rencontrer un nouvel homme original,
une sorte de Codine, mais en plus mystérieux, peut-être plus dépouillé encore.
Il s’appelle Mikhaïl, a 25 ans, travaille lui-même pour Kir Nicolas et a
visiblement déjà une vie tragique derrière lui. Lui et Adrien vont mutuellement
s’adopter et en quelques heures seulement devenir complices. C’est ainsi que la
petite ville les soupçonne d’homosexualité.
Nous
n’allons pas tarder à faire connaissance avec Petrov, personnage ambivalent
plaçant immédiatement Adrien sur un piédestal, et surtout acharné à faire le
bien des autres, à les sauver de leurs souffrances, presque malgré eux, un bon
apôtre qui s’est donné une mission terrestre de bon samaritain.
Ce
petit roman est un vibrant hommage à l’amitié, aux cœurs entiers libérés de
toute contrainte. Il y souffle un air de révolte et de liberté absolue. Les
descriptions de la nature sont puissantes et les rencontres nombreuses. Ce
deuxième cycle entamé avec « Codine » est plus directement axé sur
les personnages, sur celui d’Adrien en particulier, les dialogues sont longs,
philosophiques, profonds, et rappellent de plus en plus ceux de DOSTOÏEVSKI,
par leur psychologie appuyée, leurs âmes déshabillées, leurs débats
contradictoires et leur passion. Comme son maître, ISTRATI est capable en
quelques paragraphes de dresser le portrait d’un être qui restera longtemps
gravé dans l’imaginaire collectif. Après Codine, c’est ce Mikhaïl qui hante nos
songes dès le livre refermé. Du très grand art.
« Mes
départs » (1927)
Un
grand virage dans le cycle Adrien Zograffi s’effectue avec ce tome. Exit
Adrien, bonjour Panaït ! En effet, ici ISTRATI se revendique tout entier et
se raconte à la première personne du singulier. Pas de figure majeure à ses
côtés comme dans les romans précédents, il est temps pour ISTRATI de cesser
pour un temps de se substituer en Adrien. Dans la préface du tome suivant
« Le pêcheur d’éponges », il s’expliquera : « Certains lecteurs que j’estime m’ont, tout
dernièrement, demandé pourquoi, depuis « Mikhaïl (1927), j’ai
« arrêté » la suite d’Adrien Zograffi. Je ne l’ai pas arrêtée, je
l’ai suspendue ».
Les
premiers métiers sont plutôt inintéressants, comme celui d’apprenti cabaretier
dans un troquet tenu par le violent Kir Léonida, patron du jeune Panaït. Le
père d’ISTRATI est mort alors que Panaït ne venait que de naître, aussi ce
dernier brosse le portrait de sa mère, femme écrasante, celle qui l’a en partie
élevé.
Rencontre
avec le capitaine Mavromati, personnage singulier (encore un !) qui a
beaucoup souffert. Un Mavromati qui a passé vingt ans sur les mers, ancien
capitaine au long cours qui fut forcé de démissionner à cause de ses
« amis ». Quant à l’auteur, il s’est fabriqué une sorte de bulle
psychologique dans laquelle il s’isole avec son trésor, un dictionnaire offert
par le capitaine. Pressé de part et d’autre, acteur de la misère et du
désarroi, ISTRATI décide de quitter son pays natal, la Roumanie, pour la France
avec étape à Naples où il crève la dalle. Voyage cauchemardesque en bateau, il
donne de nombreux détails sur cette traversée en tous points houleuse.
« Mes
départs » est beaucoup plus personnel que les précédents volumes de la saga,
ISTRATI nous parle directement de lui, avec moins d’humour mais autant de
pudeur. Ce récit est sombre, le narrateur sans vrai but, sinon celui de la
France en terre d’accueil lointaine. Texte toujours engagé avec des mèches
allumées ici et là : « Combattre
une idée, combattre pour un sentiment, pour une passion ou pour une folie, mais
croire en quelque chose et combattre, voilà la vie. Qui ne sent pas la
nécessité du combat ne vit pas, mais végète ».
ISTRATI
commence à envisager la vie de manière peu lumineuse en ce début de XXe
siècle : « Je sais que je suis
un homme perdu et que pour moi n’existe plus ni Dieu ni âme qui vive. Homme
seul au monde, homme plus en détresse qu’un chien vagabond, homme qui n’a plus
qu’à s’étendre au milieu de la rue pleine de passants et y mourir ! ».
On n’en est pas encore là, les aventures continuent, mais ce volet pessimiste
tranche cruellement avec le début de la série. Il s’arrête avec le voyage en
bateau à partir de Naples. Durant cette traversée, la roue semble enfin tourner…
« Le
pêcheur d’éponges » (1930)
Retour
sur la fiction (faite il est vrai d’une copieuse autobiographie). Ce dernier
volet du cycle est assez étonnant. Hétéroclite, il semble constitué de chutes
de textes formant cinq nouvelles qui ne se suivent pas, n’ont pas été écrites à
la même période (entre 1926 et 1930) ni ne possèdent un ton similaire. Si la
première « Le pêcheur d’éponges » est une fuite en avant du petit
héros Adrien, quittant sa famille à 13 ans, la deuxième « Bakär » est
une nouvelle rencontre avec un inconnu qui a tutoyé la misère et sera ensuite
condamné pour falsification de bank-notes internationaux.
Puis
le petit Adrien va revoir son ami Mikhaïl rencontré deux tomes plus tôt, il va
aller en Grèce, en Egypte. Dans la dernière nouvelle il fait la connaissance de
Sotir, avec lequel il va errer puis découvrir un oncle millionnaire en Egypte
alors qu’il vient pour la énième fois de quitter son pays, la Roumanie, pour
découvrir le monde et les hommes. « J’avais
repris ma navrante vie d’éternel chercheur d’hommes ». Cet oncle
pourtant de premier abord chaleureux sera le cercueil de son amitié avec Sotir.
Dans
ce roman comme dans tout le cycle, les phrases philosophiques pleuvent et font
mouche. « Une vie pleinement vécue,
si par vie on veut bien entendre ‘le culte de nos désirs’ ». Une plume
percutante pour un tome peut-être moins intense que les précédents du cycle (il
en est aussi en quelque sorte une redite, et la barre est de toute façon placée
très haut), mais qu’il serait dommage de bouder tant certaines images sont
fortes. Ce cycle est dans son ensemble une claque énorme pour la liberté et la
simplicité volontaire. « Il y a des
hommes qui ne sont heureux que dans la pauvreté. Je suis de ceux-là ».
(Warren Bismuth)