lundi 31 août 2020

Erri DE LUCA « Impossible »

 


Un ancien militant d’extrême gauche, alpiniste, est témoin d’un regrettable accident sur la montagne : un homme qui le précédait tombe dans le vide, s’écrase et meurt. Seulement voilà, une enquête est diligentée, et il se trouve que « par hasard » le témoin connaissait très bien le mort. 40 ans plus tôt, alors qu’ils combattaient ensemble, ce dernier, alors collaborateur de justice, avait dénoncé son camarade ainsi que d’autres activistes aux autorités. Un face à face musclé entre l’enquêteur et le témoin se met immédiatement en place.

De témoin, l’homme passe tout de suite à l’état de coupable, soupçon considéré comme tout naturel par le procureur, au vu du passé militant de cet homme en face de lui, et cette impossible coïncidence de l’homme mort avec lequel le témoin était naguère ami et compagnon.

Les entretiens tendus sont à la fois théâtraux et résolument politiques. Si l’enquêteur veut faire cracher le morceau à son accusé, ce dernier, tout en jouant à merveille son rôle de vrai témoin, ne renie rien de son passé politique. C’est DE LUCA au maniement su stylo, donc le récit est forcément philosophique et imagé : « Vous, vous êtes disposés à parler d’accidents du travail quand il s’agit en réalité d’homicides de travailleurs, poussés au-delà des limites de leur résistance et des conditions de sécurité. Vous qualifiez d’accidents les dizaines de milliers de blessés, et le millier de morts dus au travail manuel chaque année en échange d’un salaire. Mais ici vous doutez du mot « accident » quand il se rapporte à une activité périlleuse, ludique, avec des risques pris délibérément, en toute conscience du danger encouru ».

Entre deux interrogatoires, le témoin écrit à sa bien-aimée. Il fait part de ses ressentis immédiats des questions du procureur, il revient brièvement mais régulièrement sur son passé d’activiste. Il insiste sur le fait qu’il est un homme libre, et qu’en toute liberté il parviendra à s’adapter à sa cellule, les premiers jours seront les plus difficiles, puis il trouvera un espace, y compris spirituel, de liberté. Puis retour à l’interrogatoire.

Arrivée d’un avocat commis d’office que l’accusé récuse, désirant se défendre seul, sans rien omettre. Il développe une idée sur la responsabilité des militants en général, donne sa définition du mot « ennemi » prononcé par l’accusateur : « Vous employez le mot ennemi. Il y a eu une époque, dans ce pays, où ma génération a été traitée comme une ennemie publique. Des magistrats se consacraient entièrement à notre répression. Ils employaient tranquillement le terme de lutte. Ils s’asseyaient sur la chaise des juges en continuant à être des ennemis ».

L’accusé a vécu en acteur militant la période italienne dite des années de plomb. Il interdit à son accusateur, bien plus jeune, d’en parler par le simple biais des écrits, souvent ceux élaborés par le pouvoir. Il demande de ne pas croire l’histoire (même s’il est toujours permis de douter d’un rejet en bloc, car sur ce point, et sur ce point seulement, DE LUCA me paraît flou).

Voilà que l’enquêteur change de stratégie, respectant et même abondant dans le sens de l’accusé. « Vous m’avez offert une leçon d’histoire politique de votre point de vue, qui n’est pas celui d’un témoin. Le témoin se trouve par hasard et sur le moment. Mais vous, vous êtes partie prenante d’une époque vaincue et résolue. Votre point de vue sur les faits est nouveau et clair pour moi. Je vous suis donc reconnaissant de ces digressions ». En fait, derrière ce ton assagi en surface, le procureur cherche la faille chez l’accusé.

Mais l’accusé ne lâche rien. « C’est le parfait objectif du pouvoir, arriver au plus haut degré d’incompétence et décider de tout. Je vois la société comme une construction faite de matériaux de plus en plus mauvais au fur et à mesure qu’elle progresse vers le haut ». En fin de récit, le procureur prend la plume et écrit à son accusé.

Roman à la fois épistolaire et théâtral, ainsi qu’essai politique, historique et philosophique, « Impossible » est pourtant bref. Et percutant. Le style de DE LUCA y est ici offensif, assez loin de ses écrits poétiques ou contemplatifs, les phrases tabassent, les mots giflent, rentrent dans la couenne. Encore un cru exceptionnel de l’un des plus grands. Comme toujours ou presque, la traduction est signée Danièle VALIN. Ce roman vient tout juste de sortir et sera sans conteste l’un des événements littéraires de l’année 2020.

 (Warren Bismuth)

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