mercredi 4 novembre 2020

Adeline BALDACCHINO & Edouard JOURDAIN « Le testament du banquier anarchiste »

 


Ce curieux roman hybride se permet bien des libertés ! Comme son nom l’indique il s’appuie en trame de fond sur le texte dynamite « Le banquier anarchiste » écrit en 1922 par Fernando PESSOA, le poète portugais. Il l’analyse, mais a en plus le culot d’imaginer une rencontre de nos jours sur la terrasse d’un café entre les auteurs du présent livre et LE banquier anarchiste, qui développe un peu plus l’idéologie politique qu’il a commencé à mener dans le roman de PESSOA.

 

Les rencontres ente les auteurs et le banquier se tiennent chaque jour sur cette terrasse durant une semaine. Plus qu’une interview du banquier, il s’agit d’échanges de réflexions politiques, historiques et philosophiques, qui pleuvent et argumentent les thèses. Adeline et Edouard, les deux interlocuteurs du banquier, le questionnent à propos de plusieurs idées couchées sur papier en 1922, mais font part de leurs propres convictions.

 

Beaucoup de sujets actuels défilent en ces pages, jamais traités à la légère, et souvent avec une grande pertinence. Des points de vue de PESSOA, du moins de son banquier, sont validés, d’autres débattus. Le fond de ce livre est très pacifiste mais offensif, il ouvre des horizons, entre action collective ciblée et efforts individuels isolés.

 

Il est aussi guide historique, faisant allusion à de nombreuses dates qui ont pu marquer le mouvement anarchiste, en plus de l’analyse actuelle d’événements historiques majeurs. Le débat est foisonnant autour de l’histoire de la démocratie, ses conséquences, son présent et son avenir. Beaucoup de thèmes sont abordés sans ton professoral, mais laissant ouvertes les solutions possibles ou envisagées.

 

Bien sûr, ce fameux banquier croisé vers 2019 par les auteurs aurait au minimum 120 ans de nos jours, donc un secret se cache derrière cette exceptionnelle longévité. Car ce banquier anarchiste dont nous ne connaîtrons pas l’identité a été de tous les fronts, a connu par exemple des figures majeures de l’anarchisme des arts, comme ORWELL ou ISTRATI, ceux de la politique comme Nestor MAKHNO, raconte sa vision des combats du XXe siècle, qu’il soient en U.R.S.S., en Espagne en France ou ailleurs.

 

Les références égrenées dans ce faux roman sont très nombreuses et ont besoin d’être digérées une à une. Le récit est un peu construit à la manière de « La mémoire des vaincus » de Michel RAGON (auquel il fait d’ailleurs référence), souvenirs d’un homme qui a été durant sa vie de toutes les luttes.

 

« Il ne s’agit pas de consacrer sa vie à la politique, ce serait épuisant et nous passerions à côté de choses plus ou moins importantes. Non, il s’agit seulement de donner la capacité aux individus de s’occuper de politique quand ils le souhaitent. De parier sur le fait que s’ils ont le pouvoir, ils s’investiront davantage ».

 

Sorte de pamphlet contre la violence, il en développe ses arguments : « Le pouvoir est démuni devant ceux qui lui opposent une résistance active non violente : il ne peut plus justifier de les réprimer. C’est ce qui a permis des révolutions démocratiques en Europe de l’Est ou en Afrique du Sud, dans les dernières décennies. Voyez-vous, j’ai réalisé que le propre de l’anarchisme n’est pas seulement de lutter contre le pouvoir autoritaire de l’État mais… Contre le pouvoir autoritaire en général ! Or, qu’est-ce que la violence, si ce n’est le pouvoir autoritaire par excellence ? La lutte contre la domination étant une affaire de culture et d’éducation, il est nécessaire de lutter au maximum contre cette violence qui peut contaminer toute société, y compris celle qui se réclamerait de l’anarchisme ».

 

Ce « testament » laisse des portes ouvertes, il n’est ni figé ni péremptoire, c’est ce qui en fait indéniablement sa force. Il est sorti en 2020 aux éditions Libertalia, et même si l’on s’en tenait là, ce serait un ouvrage à lire d’urgence, mais si j’ajoute que l’intégralité du bref roman de Fernando PESSOA « Le banquier anarchiste » qui a servi de support à ce livre est ici proposé en intégralité, quelle sera votre réaction ? Et pourtant oui, cet extraordinaire texte est offert en fin de volume.

 

« Le banquier anarchiste » de PESSOA a donc été écrit en 1922, fort de seulement quelques dizaines de pages, cependant suffisantes pour admirer la puissance du poète. Contrairement à son petit enfant de 2020 présenté ci-dessus, il est plus un monologue qu’un dialogue entre interlocuteurs. Le banquier y raconte brièvement sa jeunesse ouvrière, son goût pour la culture, son envie de monter en grade. Il se fait tour à tour philosophe, sociologue, historien.

 

Le banquier possède un ennemi : les fictions sociales. Pour les combattre il ne croit pas au collectif en tant que force politique, dans lequel il voit une certaine tyrannie (il s’en explique fort judicieusement), il revendique plutôt une somme d’individualismes sincères et quotidiens. Il est contre la révolution car il ne voit en elle qu’une future dictature militaire, une dictature révolutionnaire, il se fait visionnaire : « Qu’a-t-elle engendré, la Révolution française ? Napoléon et son despotisme militaire. Et vous verrez ce qu’engendrera la Révolution russe : quelque chose qui retardera de plusieurs dizaines d’années l’accomplissement de la société libre ». Il croit en revanche à la révolution sociale de tous les jours.

 

Le banquier s’entretien sur l’égoïsme (qu’il ne faut surtout, mais alors surtout pas confondre avec l’individualisme), a horreur de ce qu’il appelle la « théorie du secours » où un être va en aider un autre en lui prodiguant par exemple force conseils qui en fait ne font que pointer les limites de la personne aidée, ne pas lui laisser la marge de manœuvre suffisante à son épanouissement, et accessoirement la prendre pour un être inférieur incapable de décider seul. Le banquier n’est jamais vraiment tendre avec ses semblables et l’un de ses leitmotiv est « Travailler tous dans le même but mais séparément ». On pourrait y ajouter sans grand risque de se tromper : combattre non pas les capitalistes mais le capital. Car le banquier préfère s’attaquer aux institutions, puisque les humains sont interchangeables.

 

Mettre en place une société anarchiste ? « On peut admettre que le système anarchiste est réalisable et douter qu’il le soit d’un coup – c’est-à-dire qu’on puisse passer de la société bourgeoise à la société libre sans qu’il y ait un ou plusieurs stades ou régimes intermédiaires. Celui qui émet une telle objection considère bonne – et réalisable – la société anarchiste, mais il a l’impression qu’il doit y avoir un quelconque stade transitoire ente la société bourgeoise et celle-ci ».

 

Le banquier anarchiste est un texte bref et résolument corrosif, dans lequel il nous semble que tout est dit, de manière intemporelle, le genre de textes qui fait date, qui s’impose au-delà de l’Histoire. Merci aux éditions Libertalia pour l’avoir rendu à nouveau facilement accessible.

https://www.editionslibertalia.com/

(Warren Bismuth)

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