mercredi 30 juin 2021

Gabrielle FILTEAU-CHIBA « Encabanée »

 


Exaspérée par la routine du quotidien, Anouk, double de l’autrice, part à l’aventure se réfugier quelques jours loin de toute civilisation dans une cabane en plein hiver canadien. Or, au Canada, cette saison est particulièrement rigoureuse. Le défi est de taille, mais Anouk a besoin de retrouver certains automatismes de survie, renouer avec le vital, le nécessaire et se fondre discrètement dans une nature majestueuse.

Bois de Kamoursaka au Canada, non loin du fleuve Saint-Laurent. Cette femme, seule au monde, redécouvre le primitivisme. Enfin, seule, pas tout à fait. Son chat est du voyage, il saura lui tenir chaud. L’herbe qui fait ricaner est aussi de la partie pour les moments de détente. Le livre s’engage immédiatement comme une version moderne de l’aventure de Henry David THOREAU dans sa cabane de Walden. De plus, la voiture qui a propulsé Anouk sur ces terres hostiles tombe en panne dès l’arrivée, ce pourrait bien être un signe du destin.

Réflexions sur la vie, le féminisme, Anouk prend le temps, tout en coupant du bois, de faire le bilan, alors que le manque d’amour, de contact physique, de caresses, commence cruellement à se faire sentir, tout comme la présence des coyotes, toujours aux aguets. La peur s’installe, début de panique. Anouk est-elle prête pour ce genre d’aventure en solitaire ?

Parallèlement elle tient un petit journal ici présenté entre les chapitres, journal truffé d’humour, noir bien souvent. Il est le seul compagnon en plus du chat. Il est aussi un exutoire, une profession de foi, une revendication. « Merci aux gens qui écrivent les manuels scolaires de s’obstiner à nous enseigner qui a découvert l’Amérique. Vous voulez vous attaquer au décrochage, alors arrêtez d’insulter notre intelligence ».

Le froid, toujours plus présent, toujours plus intense. Les doutes, les réflexions sur la vie, les envies, les besoins : « Et si la vraie solution, c’était d’enterrer la hache de guerre ? De créer des îlots de liberté révolutionnaires ? Car les géants, on ne peut les battre sur leur échiquier, ils nous y tendent des pièges, les dés de la justice sont truqués, et nos fosses, creusées d’avance. Mais ils ne peuvent pas prévoir, c’est la force de la solidarité. Miser sur l’effet de surprise. Infiltrer le système comme la fourmi remontant le nerf optique du prédateur avant qu’il ne détruise la fourmilière ».

Et un beau jour, un inconnu. Coups sur la porte, l’homme se présente, il est en fuite car recherché par les autorités pour sabotage… Ici, le récit bascule dans une sorte de portrait à la Edward ABBEY, l’écrivain éco-warrior Etats-Unien auteur de tant de petits chefs d’œuvre. En effet, le fugitif est proche des idéaux et des actions du ABBEY du « Gang de la clé à molette » et autre « Feu sur la montagne ». Dès lors, pour Anouk il ne suffit plus de seulement théoriser puisqu’elle héberge un saboteur.

D’après sa propre expérience dans les bois de Kamoursaka, Christelle FILTEAU-CHIBA livre un magnifique récit mi-témoignage mi-roman, toujours au cœur de la nature en colère. L’exercice était périlleux car le sujet a déjà beaucoup été traité dans la littérature. Mais l’autrice s’en sort avec les honneurs, aucune mollesse, aucune déconcentration dans ce texte sonnant comme de l’excellent Nature writing en complément d’un engagement total. Le plaisir est démultiplié par ces expressions québécoises regroupées en glossaire en fin d’ouvrage. Réussite totale pour ce premier roman sorti en 2021 chez Le Mot et le Reste, à savourer au bord de l’eau, grand millésime !

https://lemotetlereste.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 27 juin 2021

Jules VERNE « Michel Strogoff »

 


Nouveau thème de notre challenge interblogs « Les classiques c’est fantastique » piloté d’une main professionnelle qui jamais ne tremble par les blogs « Au Milieu des Livres » et « Mes Pages Versicolores ». Ce mois-ci il nous a fallu plancher sur l’œuvre de Jules VERNE, auteur prolifique que je n’ai cependant que très peu pratiqué, l’un des seuls écrivains majeurs à dissimuler une contrepèterie dans son patronyme (vous l’avez ? À la bonne heure !). Mon choix s’est tourné vers une lecture de Michel Strogoff, roman de 1876, ainsi que la pièce de théâtre de 1880, sous-titrée « Pièce à grand spectacle en cinq actes et 16 tableaux ».

Michel Strogoff est le roman classique par excellence tant il obéit aux règles du genre : roman d’aventures, mais aussi historique, de guerre, sentimental, foisonnant et descriptif, grandiloquent avec son héros insubmersible.

Michel Strogoff est un sibérien de 30 ans, capitaine au corps des courriers du tsar (que Jules VERNE orthographie « czar »). Il est appelé pour donner en mains propres de la part du tsar un billet urgent au Grand-duc, frère dudit tsar et réfugié en Sibérie. En effet, les tartares, menés par le sanglant Ivan Ogareff ont pour projet imminent d’envahir la Sibérie. Le Grand-duc est en danger. La Russie également.

Le hasard, ou plutôt la providence, met sur le chemin de Michel Strogoff une jeune femme d’à peine 17 ans, Nadia, dont il va rapidement tomber amoureux. Pour voyager anonymement jusqu’en Sibérie, Strogoff emprunte un pseudonyme, ce qui ne va pas aller sans soucis. Nadia, quant à elle, s’est donné pour mission de rejoindre son père veuf. Pour cela, il lui faut, ainsi qu’à Michel Strogoff, traverser une Russie à feu et à sang.

Deux des figures majeures du récit sont journalistes : le français Jollivet et l’anglais Blount, amis et pourtant concurrents qui veulent offrir la primeur des informations sur la guerre en cours à leurs journaux respectifs. Pour la pièce de théâtre, Jules VERNE a choisi de mettre l’accent (sans mauvais jeu de mots, voir plus loin) sur la relation entre ces deux protagonistes. Soyons lucides : si le roman est une œuvre d’envergure par sa densité, la pièce est médiocre, fade, se focalisant sur les repartis des journalistes, dialogues de potaches, grotesques et insipides, d’autant que VERNE tient absolument à faire parler Blount avec un fort accent anglais tout au long de la pièce, ajoutant un peu plus en lourdeur et confusion. Mais revenons à la version première.

« Michel Strogoff », derrière ce roman épopée, peut être vu en partie comme un essai sur la Russie tsariste du XIXe siècle, tant les détails sont nombreux, que ce soit pour la géographie, l’histoire, la situation administrative, l’architecture, les croyances et coutumes, etc. Roman riche, dont la caractéristique en est les digressions du roman vers l’essai, le documentaire. Pour tous ces attributs, « Michel Strogoff » est indéniablement structuré comme un roman russe, il emprunte pas mal de règles à Léon TOLSTOÏ par exemple, pensons notamment à « Guerre et paix » dont il pourrait être une version expurgée, en étant toutefois très loin d’un copié/collé fatal.

Mais « Michel Strogoff » est aussi un roman de voyage : les héros descendent la Volga (que VERNE identifie comme « le Volga ») sur 700 verstes, et l’auteur de décrire ce qu’ils voient, nous donnant une idée plus précise des paysages de la Russie ainsi que des costumes locaux qui diffèrent selon les lieux traversés et les origines sociales.

Roman viril aussi, avec cette figure protectrice et très mâle d’un Michel Strogoff servant d’armure à la jeune Nadia, ambiance à replacer dans le contexte des mœurs du XIXe siècle, où l’Homme est un être dominant et monopolistique, résolument masculin et guerrier.

« Michel Strogoff » aborde une quantité assez conséquente de sujets, n’est jamais en reste et se lit à plusieurs niveaux. Il n’aurait cependant pas pu se dérouler hors Russie tellement il est russe sur le fond, dans sa forme, son ampleur, et même dans l’âme (quoiqu’un poil moins tragique, surtout lors de son dénouement qui le différencie des grands romans russes). Il est une épopée guerrière sanglante, puissante, ainsi qu’une toile romantique assez poussée.

« Michel Strogoff » est singulier dans le paysage littéraire français tant il lorgne du côté de la Russie. Mais pourquoi diable jules VERNE a-t-il voulu en faire ensuite l’écho par une ennuyeuse et maladroite pièce de théâtre ? Sa motivation peut nous échapper. En tout cas, vous l’aurez compris, ne croisez cette pièce que de loin, lui préférant largement le foisonnement du roman, malgré une écriture des plus surannées.

(Warren Bismuth)



mercredi 23 juin 2021

Wallace STEGNER « Le goût sucré des pommes sauvages »

 


Wallace STEGNER (1909-1993) est l’une des figures majeures et en même temps l’un des pionniers de la littérature Etats-unienne du « Nature writing ». Mais il serait maladroit de le limiter à cette forme d’écriture, les cinq nouvelles de ce recueil en sont la preuve.

Dans ces nouvelles de longueurs et atmosphère très diverses, nous allons faire connaissance avec un couple âgé qui sent le poids du temps qui passe en se promenant dans la campagne dans la très brève nouvelle donnant le titre au recueil. Le même sentiment survient dans la tête d’un homme entre deux âges qui revient sur les paysages de son enfance dans la courte nouvelle « Jeune fille en sa tour ».

Changement d’ambiance avec la longue et cynique nouvelle « Guide pratique des oiseaux de l’Ouest » où, lors d’une ennuyeuse soirée pince-fesses, la maîtresse de maison cherche à faire briller en société un pianiste qui tape sur les nerfs du narrateur ornithologue. Jim HARRISON vénérait STEGNER. Dans ce texte, la similitude entre les deux écrivains saute aux yeux : l’humour décalé de STEGNER, ce début de récit avec de majestueuses et puissantes descriptions de la nature et des oiseaux, ces personnages un brin beaufs mais souhaitant être mis en valeur, ces situations burlesques et embarrassantes, les digressions, etc. Le format est par ailleurs proche des novellas chères à HARRISON. Petit bijou à découvrir. Je ne m’attarderai pas sur la nouvelle sans aspérités « Fausses perles pêchées dans la fosse Mindanao », sans trop d’intérêt.

La dernière nouvelle, je devrais plutôt écrire court roman puisqu’elle représente près de la moitié du recueil, est sans nul doute la plus forte. Nouveau changement de décor avec « Genèse », où un jeune anglais du début du XXe siècle souhaite devenir cow-boy au Canada. Ici s’ouvrent de fabuleuses pages de « Nature writing », ambiance western très identifiée, avec des personnages rudes, batailleurs mais humains, superbement décrits, puissants et déterminés malgré un froid glacial qui pourrait bien les empêcher de continuer leur route. « Ils vont te parler de tout ce boulot de marquages, de servages, de castrations, de journées entières le cul en selle à pourchasser les bêtes par monts et par vaux. Mais à quoi veux-tu qu’un cow-boy passe son temps ? Quand il a rien à faire, il joue aux cartes, il se bagarre, il court la gueuse et c’est les ennuis assurés. Il vaut bien mieux pour lui de se retrouver sous une gentille tente comme celle-ci, à camper bien gentiment au milieu du blizzard ».

La nature, hostile, est impitoyable et d’une grande force. Ici, on pense bien sûr au Larry MCMURTRY de « Lonesome dove » par exemple. Et ce n’est pas un hasard : MCMURTRY et Edward ABBEY entre autres furent les élèves du prof de littérature Wallace STEGNER, c’est lui qui leur a en partie inculqué leur maîtrise. Ce texte est un pur ravissement, et le recueil un aperçu très pertinent des mondes de Wallace STEGNER, qu’il serait sans doute judicieux de continuer à explorer tant ce recueil donne un succulent goût sucré. Pas mal de phrases frappent au cœur : « Je ne vois pas comment l’on peut rester en bonne santé si l’on exprime pas ses sentiments ».

Ces nouvelles sont sorties à différentes périodes de la vie de l’auteur, elles furent regroupées en recueil en France tout d’abord chez Phébus, mais c’est ici l’édition poche de Totem des éditions Gallmeister parue en 2019 qui est privilégiée, avec une petite postface de l’auteur rédigée peu d’années avant sa mort. Un recueil en harmonie totale avec la météo, pour chevaucher au cœur des grands espaces.

https://www.gallmeister.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 20 juin 2021

Micheline MAUREL « Un camp très ordinaire »

 


Micheline MAUREL est arrêtée par la gestapo en juin 1943 pour actes de Résistance, est rapidement déportée vers le camp de Neubrandebourg, annexe du sordide camp de Ravensbrück. Elle va y rester deux ans, ainsi que 2000 autres femmes.

Dans ce récit rédigé en 1957, Micheline MAUREL raconte l’indicible, cette vie de privations dans un camp nazi de prisonnières. Peu de françaises parmi elles, la plupart venant tout droit des pays de l’Europe de l’est. Course à la survie, faim et humiliations diverses hante le texte. Les vols, nombreux, signifient pour les victimes la disette (en cas de vol de gamelle, qu’elles finissent par accrocher à leur ceinture), le froid (si les couvertures sont dérobées en plein hiver).

Et puis le troc. Pour un bout de savon, un peigne à poux (bestioles obsédantes). Alors on donne sa ration journalière de pain, pendant plusieurs jours on se contente d’une soupe infecte et liquide, entraînant parfois la dysenterie.

Micheline MAUREL travaille à l’usine, parfois plus de 14 heures par jour. Contre un bout de nourriture dégueulasse. Avant cette journée interminable, l’appel : chaque nom égrené durant plus de deux heures, et cela debout chaque matin, sous les yeux de gardiennes elles-mêmes prisonnières, se démarquant par leur cruauté, leur brutalité. Pas toutes.

Micheline MAUREL écrit des poèmes. Par manque de papier, de crayon, elle écrit parfois sur les volets crasseux des baraquements. Puis on lui offre un carnet. Celui-ci, ainsi que le courage de quelques prisonnières, vont l’aider à tenir le coup, à partager ses vers avec ses compagnes d’infortune. « Je n’ose plus dire que je t’adore… / Je ne rêve vraiment / Que de chauds édredons et grasses nourritures ».

Au bout de deux ans, après l’armistice, libération des camps. Rentrer chez soi dans le sud de la France, retrouver sa famille, ses proches. Oui mais il y a le voyage, avec les russes, les vainqueurs, ceux qui ont libéré les camps et qui profitent de leur toute puissance pour violer certaines anciennes déportées. L’abjection à son comble.

Le retour s’effectue par étapes, passages de nombreuses frontières. Mais les anciennes prisonnières vont-elles être crues sur ce qu’elles ont vécu ? La fièvre et l’angoisse montent, les retrouvailles s’annoncent compliquées.

Micheline MAUREL nous entretient sur plus de deux ans de son quotidien, un témoignage poignant sur la déportation, texte nécessaire pour surtout ne jamais oublier. Assez proche de l’exceptionnel travail de littérature concentrationnaire signé Charlotte DELBO, ce « Camp très ordinaire » ne verse pas dans le pathos, reste digne jusqu’à la dernière ligne. En postface de la réédition de 2016, la plume est tenue par Olivier MAUREL, fils de Micheline, qui propose une biographie de sa mère, décédée en 2009 après une vie de souffrance et de trauma. Quant à la préface, elle est signée François MAURIAC.

Sorti originellement en 1957 chez Minuit, dans cette légendaire collection Documents (idem pour la réédition), à coup sûr l’une des plus belles collections d’essais historiques engendrée par un éditeur.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)


mercredi 16 juin 2021

Sarah FOURAGE « Affronter les ombres »

 


Evénement rare au sein du catalogue des éditions L’espace d’un Instant : un titre français ! Et d’excellente facture de surcroît.

Lodève, une cité méridionale aux portes de la Méditerranée, sur la voie de l’Algérie. À partir de 1962, nombreux habitants ont fui l’Algérie pour s’installer dans cette ville, plus exactement aux abords, dans des tours HLM notamment, la Cité de la Gare. Ces immigrés venaient servir de main d’œuvre au tout nouvel atelier de tissage de la ville.  Mais qui étaient ces immigrés ?

Comment un peu partout en France, mais surtout dans le sud, des algériens se sont implantés à partir de 1962, date de la fin des « événements ». Certains, pourtant de nationalité algérienne, avaient combattu aux côtés de la France. On les a alors appelés les harkis. Rejetés sur leur terre natale car traîtres à la cause algérienne, mais mal reçus en France car un peu trop « typés », la plupart auront une vie d’errance, à la recherche d’une identité.

C’est cette quête identitaire que Sarah FOURAGE propose de nous faire découvrir dans cette pièce-témoignage de très grande qualité. Faire parler les descendants de harkis de la ville de Lodève ne va pas aller sans peine, l’émotion, le traumatisme étant toujours palpables. « C’est une honte ; c’est indécent ; c’est un scandale ; on est obscènes, on est des couteaux déguisés en questionneurs de vide ; on débarque ; la sympathie, personne n’en veut. Leurs souvenirs suffisent et les blessures ils les tairont ».

Alors oui, ils vont se taire, en partie du moins. Puis les langues vont lentement se délier. Le quartier de la Cité de la Gare a beaucoup changé depuis les années 60 : barres de béton rasées comme pour effacer le passé, les conditions difficiles pour des travailleurs immigrés vus d’un sale oeil.

Sarah FOURAGE et Sébastien LAGORD font équipe pour la réalisation de cette pièce singulière. Ils explorent diverses pistes, mais « L’historien-chercheur a compris avant tous que le costume était trop grand pour nous. Il nous emmène au bord de la rivière, c’est un cadeau qu’il offre. Il sait que notre thème « les descendants de harkis de la ville de Lodève, en lien avec la mémoire de la Cité de la Gare et de la manufacture de la Savonnerie » est intraitable ».

De longs silences en forme de plaies béantes, un dialogue impossible entre une mère et son fils. Les souvenirs : on était harkis, donc considérés comme français, alors les prénoms changeaient, on les francisait, on rajoutait du mensonge et un nouveau colonialisme, une nouvelle emprise à la tragédie.

Ce texte est foisonnant malgré sa brièveté car l’autrice évoque aussi l’histoire locale de l’industrie du textile, dont les soixante logements de la Cité de la Gare occupés par des harkis, certains n’ont pas oublié les camps de transit, de reclassement au sortir de la guerre. Et puis cette vocation comme toute trouvée : le tissage dans le sud de la France.

Cette pièce commence comme un préambule poétique, le décor est planté. Puis place aux protagonistes, aux descendants, aux blessures, aux incompréhensions sur le long terme. Les personnages se succèdent : une guide historique, des jeunes travaillant sur un exposé à propos de leur histoire familiale, des femmes dont l’une revient sur les terres de son enfance en raison d’un décès, après une longue fuite. Les témoignages furent notés, enregistrés, puis il a fallu laisser décanter, et s’inspirer de ces paroles recueillies pour écrire la pièce ici publiée. Mise en scène 2018, la version papier vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant, agrémentée d’une préface de Fadelha BENAMMAR-KOLY, témoignage fort et très émotionnel d’êtres dont l’identité a été volée ou transformée contre leur gré, travailleurs qui furent expulsés de chez eux puis rejetés dans leur pays d’adoption, parcours chaotique qui forcément a laissé des traces, il a fallu affronter les ombres. Leurs blessures, leurs espoirs perdus sont à découvrir dans cette pièce contemporaine, à cheval entre récit de vie, théâtre et poésie, un grand cru de L’espace d’un Instant.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

dimanche 13 juin 2021

Charlotte MONÉGIER « Voyage(s) »

 


C’est par un recueil de poésie en vers libres que nous revient Charlotte MONÉGIER aux éditions Lunatique, après les remarquables « Petite fille » (roman) en 2014 et « Le petit peuple des nuages » (nouvelles) en 2020.

 

Après de nombreux périples un peu partout dans un monde lointain et inconnu de nous, la jeune globe-trotteuse a fini par poser ses valises à Clichy, et prend la plume pour se remémorer. Dans une langue délicate, fine et à la fois puissante, elle évoque la mer, le ciel, cet horizon les délimitant, horizon jamais atteint mais fantasmé. « Les soleils qui se couchent, / Vous ne prendrez pas ceux qui se lèvent ».

 

Charlotte MONÉGIER joue avec les corps, les scrute et les sculpte, les fait s’enlacer, se découvrir et s’habituer, se dompter et se respecter, s’aimer et se consoler. Participer au monde aussi, à ses images : « Nos tongs faisaient des bruits de baisers ». Avec cette fenêtre sur la mer qui pourrait bien permettre de prendre son envol tant la figure du corps ailé est prégnante, ces ailes dans le dos comme poussées par magie. Pégase n’est pas loin. Mais il faut rester sur la terre ferme malgré les envies, les besoins : « J’ai les deux mains dans les poches / De peur de m’envoler ».

 

Dans ce recueil les déplacements sont incessants. En train surtout. Et les rencontres furtives avec les autochtones chez qui l’aventurière est hébergée, à la bonne franquette après des heures toutes en improvisation. La fenêtre disparaît. « Il n’y avait pas de fenêtre sur l’océan. / Pas de mur, pas de toit / Pour cacher les étoiles ». Découverte de l’autre, de sa culture.

 

Certains des titres de poèmes sont partie prenante du texte, ils en sont l’amorce et se coulent, se lovent en début de vers. Ils ne sont plus titres mais lien, première fondation d’une passerelle ouverte sur la mer.

 

Charlotte MONÉGIER écrit ce monde, celui de l’autre bout du monde, qu’elle a fréquenté, aimé, celui que peut-être elle ne connaîtra plus. Une page est tournée. Celles de ce recueil sont quelques dizaines, délectables et adroites, épurées et communicatives, talentueuses et imagées. Mais est-ce bien un recueil ? Si les évocations paraissent orphelines, le lien (ce fameux lien) existe entre elle, il est la Vie, une tranche de celle-ci, et puis la fin, non de la vie, mais du Voyage, les valises déballées, l’aventure terminée. « Si elle était revenue ici, c’était bien pour lui. / Une autre sorte d’oiseau, / Une autre sorte de plante, / La nature entière, peut-être, / Qui s’étire en rouge-doré / Sur les sommets de la ville / Et qui la couvre de baisers / La couvre de baisers / À l’approche de l’hiver ».

 

Restent les instantanés, somptueux, l’horizon comme repère, ailes dans le dos repliées (fatiguées ?), détachement sans nostalgie, retour au bercail après un long voyage, des voyages que Charlotte MONÉGIER nous fait ici partager grâce à sa plume alerte et élégante. Petit bouquin qui injecte du carburant, dans une écriture qui touche son but, qui renvoie immédiatement une sensitivité palpable. Sorti chez Lunatique, il est à lire, à partager, à relire et à méditer, il est une collection de cartes postales ouvertes sur le monde, inscrite dans une autre collection, celle des Mots-cœurs des éditions Lunatique.

https://www.editions-lunatique.com/

(Warren Bismuth)

jeudi 10 juin 2021

Véronique WILLMANN RULLEAU « Je ne sais même plus quelle tête il a »

 


Des instants furtifs peuvent marquer une vie, et pourtant on les ravale, on les tait, on les garde, non pas jalousement comme s’ils transpiraient le bonheur, mais bien par honte, des moments que l’on aurait souhaité ne jamais vivre, ne jamais avoir à affronter, des minutes, des heures douloureuses qui renvoient au pire penchant de l’Homme. Et puis finalement, longtemps plus tard, on se saisit d’une plume. Et l’on témoigne.

Véronique WILLMANN RULLEAU, dont c’est ici le premier roman, tente d’exorciser le mal passé, retourner enfin ses mémoires et mettre un mot, des images sur des traumatismes enfouis. Années 1970, tous ces visages d’hommes, subreptices, comme photographiés dans l’urgence, jamais oubliés. Il y a le garçon à la gourmette, l’homme au crâne rouge, celui au bouc ou aux talons blancs, celui encore aux fleurs ou aux balles de golf.

Et au milieu de ces portraits, la prégnance de l’eau, son omniprésence. Tantôt salvatrice, tantôt élément complice de l’étouffement, de la noyade. Qu’elle soit sous forme de mer, de rivière, de ruisseau ou de torrent, mais encore de pluie, de sueur ou simple chasse d’eau, l’eau entoure chaque seconde ou presque de ces photographies. Car ces 76 brefs chapitres sont des photographies, celles d’un moment où la joie est remplacée par la blessure, des photographies commentées, isolées, puis reliées par un « je » sachant se métamorphoser en « elle ». On peut penser aussi à de brefs clichés pris en caméra Super 8.

Certaines images sont dures, mais toujours pudiques. L’on peut apercevoir derrière un voile prudemment dressé entre nos yeux et l’écran des viols, des abus, des mains baladeuses, des hommes pour lesquels tout semble naturellement dû, ne pensant pas à mal. « Ce que je ne lui dis pas, c’est que je ne tiens pas à être prise pour un corps qu’on prend pour, ou sur un tapis. À ce moment-là, je sais indubitablement que je suis la femme qu’on ne prend pas sur un tapis à l’arrière d’une camionnette ».

Le tapis tient une place non négligeable, il possède son rôle, ses rôles plutôt, pouvant aussi être vu comme réconfortant, doux. Mais ces doutes, entêtants, des chapitres presque recopiés, juxtaposés, bégayés, la thérapie semble s’embourber. Ecrire pour oublier, témoigner, dédramatiser ? Sans doute un peu de tout cela. Mais déjà place à la maternité et à ses nouvelles douleurs.

L’écriture se fait poétique mais brutale : « De temps en temps, les cordages vibrent, aigus métalliques des haubans qui tiennent le mât dressé, basses des écoutes tendues par les voiles gonflées de vent. Le voilier trace sa route à la surface de l’eau qui s’ouvre, fendue sans effort par la proue comme le couteau dans le gras d’un ventre que l’on dépèce. Il rejette de chaque côté une vague régulière et symétrique dont la fourrure scintille de multiples gouttelettes qui couvrent la coque derrière ma tête ».

Ce texte hybride, entre récit de vie, roman, poésie et exercice de style, cogne contre les parois, déverse avec force des images saturées, des indices dont il faut se débarrasser. Véronique WILLMANN RULLEAU y va avec pudeur mais hargne, dans une volonté féministe de témoigner sur l’indicible. Mais c’est aussi un hommage à la littérature, par la forme même de l’écriture, toute en phrases courtes et percutantes, des meurtrissures traitées en délicatesse comme pour apaiser enfin ce corps souillé, violenté, désiré.

Ce texte fort à la valeur visuelle incontestable vient de sortir aux toujours très inspirées éditions Signes et Balises, il est une réflexion aboutie sur la violence physique, psychologique, sexiste, les séquelles en résultant et l’obligation d’aller de l’avant.

https://signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 6 juin 2021

Bell HOOKS « Tout le monde peut être féministe »

 


bell hooks (sans aucune majuscule) est le pseudo de la militante afro-états-unienne Gloria Jean WATKINS, née en 1952, autrice d’essais sur la question du féminisme.

Dans cet essai à la fois didactique, philosophique et pratique, bell hooks s’interroge sur la place de la femme, non pas uniquement dans la société, mais au sein même du mouvement féministe et de ses nombreuses déclinaisons.

bell hooks met les mains dans le cambouis mais aussi les pieds dans le plat, analysant le mouvement féministe depuis sa forme du militantisme actifs des années 70 jusqu’à nos jours. Dans cet historique, l’autrice revient toujours brièvement mais avec des phrases simples, précises et percutantes sur les victoires du féminisme, mais peut-être plus longuement sur ses erreurs, ses mésalliances, ses fausses certitudes. Ainsi, il aura fallu du temps pour que le féminisme se défasse de l’emprise du patriarcat, mais aussi apprenne à lutter contre sa propre notion de sexisme. « Pour mettre fin au patriarcat (qui n’est qu’une autre façon de nommer le sexisme institutionnalisé), nous devons affirmer clairement que nous participons toutes et tous à la perpétuation du sexisme, du moins jusqu’à ce que notre esprit et notre cœur soient transformés, jusqu’à ce que nous abandonnions la pensée et l’action sexistes pour les remplacer par la pensée et l’action féministes ».

Nombreux sont les comportements et les réflexes masculinistes – dont la compétition, le paraître physique, etc. -, donc sexistes ou anti-féministes au sein même des collectifs féministes. Pas facile d’y remédier, mais ensemble, dans un regroupement hétérogène dans ses richesses de points de vue, il est possible d’évoluer, y compris avec l’aide des hommes si ceux-ci sont dans une démarche résolument féministe.

Au sein du mouvement féministe s’est développé un courant réformiste, émanant en grande majorité de femmes blanches de classes moyennes voire de la bourgeoisie, pas prêtes à remettre en question les clichés mêmes de la femme et de son apparence dans la société. Ces réformistes ont causé un tort aux militantes noires issues des classes défavorisées, dont le discours a été dilué puis noyé par des images clairement d’aspect physique et donc égocentriques, favorisant ce clivage entre la lutte féministe des classes et celle de l’esthétisme située dans un courant capitaliste, en tout cas ne le remettant pas du tout en question. « Lorsque les femmes dotées d’un pouvoir de classe font un usage opportuniste de la bannière féministe tout en minant le féminisme comme combat politique, elles contribuent à maintenir un système patriarcal qui finira par les subordonner à nouveau. Elles ne trahissent pas seulement le féminisme ; elles se trahissent elles-mêmes. Il faut que les femmes et les hommes féministes recommencent à discuter des questions de classe, pour établir les conditions nécessaires à la solidarité ».

bell hooks ne se contente pas de dénoncer le paraître et la perpétuation des clichés de l’image de la femme au sein du féminisme, mais embraye brillamment sur la place du travail dans la société d’acceptation. Non, semble dire l’autrice, le travail ne libère pas.

Un long espace est consacré à la vie sexuelle, à ne jamais voir pour l’autrice comme une pensée d’opposition de sexes. Ne pas juger selon sa sexualité mais bien dans un esprit d’entraide, d’unification, de tolérance et de lutte, sans concurrence ni mollesse. « Les penseuses féministes radicales avaient donc raison il y a quelques années, lorsqu’elles avançaient que les femmes ne seraient vraiment libérées sexuellement que lorsqu’elles arriveraient à considérer leur valeur et leur force d’initiative sexuelle indépendamment du fait qu’elles soient objet ou non du désir masculin ». Il est important de ne pas se tromper sur les gestes et les postures. Tout comme il est nécessaire de bien formuler les bons mots. À propos des premiers mouvements lesbiens : « Ces femmes ne sont pas devenues féministes parce qu’elles étaient lesbiennes. Un grand nombre de lesbiennes étaient « non politisées », voire conservatrices, et n’avaient aucune envie de rejoindre un mouvement radical. Les lesbiennes et bisexuelles qui ont participé à la formation d’une avant-garde de la libération des femmes sont devenues féministes parce qu’elles étaient déjà engagées dans des combat politiques de gauche, des luttes pour briser la fixité des frontières de classe, de race et de la sexualité ».

Dans cet essai percutant l’autrice brandit et démonte les clichés, les idées préconçues, proposant l’entraide et le respect tout en fustigeant un combat parallèle dit féministe mais lui tirant une cartouche dans le pied par des postures patriarcales ou clairement sexistes. Ouvrage nécessaire et salutaire pour bien comprendre les enjeux d’un combat sociétal pour que le féminisme aboutisse, ensemble. Sorti en 2020 aux éditions Divergences.

https://www.editionsdivergences.com/

(Warren Bismuth)