dimanche 3 octobre 2021

Eléna GREMINA & Mikhaïl OUGAROV « Une heure et dix-huit minutes + Septembre.doc »

 


Fin 2008, l’avocat Sergueï MAGNITSKI, 37 ans, est arrêté par les autorités russes alors qu’il est près de dénoncer l’un des scandales financiers du gouvernement de Vladimir POUTINE. Durant une année, il est interrogé, frappé, torturé afin qu’il revienne sur sa déposition initiale. Ce qu’il ne fera pas. Affaibli, transféré dans une prison moscovite, à nouveau passé à tabac le 16 novembre 2009, il est laissé pour mort durant très précisément une heure et dix-huit minutes. Puis il décède. C’est à partir de cette affaire toute russe que la première pièce des deux présentées ici s’amorce. MAGNITSKI mort, pas de procès, ce qui est moche pour un avocat. Voici pour l’entrée en matière de « Une heure et dix-huit minutes ».

Les deux auteurs Eléna GREMINA et Mikhaïl OUGAROV s’attachent à écrire ce procès qui n’a pas eu lieu, par le biais de témoins, de ceux qui ont pu voir, entendre ou savoir ce qui est réellement arrivé au magistrat. À la barre se succèdent divers personnages après une « notice d’instruction » (résumé incluant leur profession et leur présent statut de témoin) : la mère du défunt, un juge ayant prolongé l’emprisonnement du détenu, un autre pouvant avoir été impliqué dans les actes de torture subis par la victime, une docteure ayant examiné MAGNITSKI le jour même de sa mort, une jeune fille passagère lors du transfert par ambulance de l’avocat ce même jour fatal (était-il déjà mort ?), un aide-médecin présent dans les couloirs, tout près, lors de l’agonie du prisonnier, un juge ayant rejeté sa demande de soins. Tous se dédouanent tour à tour, s’innocentent. L’omerta est en marche, rappelant le système soviétique.

MAGNITSKI est mort suite à une pancréatite, sans doute déclenchée par les nombreux coups reçus durant une année. Mais nous sommes en Russie, donc « On peut par exemple avancer que Magnitski buvait, qu’il n’était pas très porté sur le sport. Peut-être même qu’il était toxicomane. Hé, hé, allez savoir ?! Sa pancréatite, il se l’est faite lui-même et puis il en est mort tout seul ».

Certaines scènes peuvent s’avérer surréalistes par les questions posées, les réponses fournies et le climat général. Puis viennent la scène de reconstitution suivie d’une lettre de MAGNITSKI à sa mère, écrite un mois avant son décès, et enfin la déposition d’un juge fantôme. L’acte 2, bref et tranchant, se situe trois ans après la mort de MAGNISKI et défend le fonctionnement impeccable de la justice russe, comme dans une scène de science fiction. Pièce politique très forte, à la fois dénonciatrice du système POUTINE et cynique sur la désinformation, les manipulations du pouvoir en place.

La pièce « Septembre.doc » se présente comme suit : « La matière textuelle de cette pièce a été collectée « à chaud », en septembre 2004, sur divers forums internet tchétchènes, ossètes et russes au moment de la prise d’otage à l’école dans la ville de Beslan, Ossétie du Nord, république autonome de la Russie ». En 77 courtes scènes présentées comme des instantanés, les auteurs donnent la parole à des anonymes au moment même où la tristement célèbre prise d’otage de Beslan est en cours, 77 courtes interventions triées sur le volet à propos de « l’autre », c’est-à-dire différent par sa nationalité, sa religion, ses convictions ou ses racines. Pour rappel 380 personnes, dont la moitié d’enfants, périront lors de l’attaque de cette prise d’otage.

Dans ces scènes la haine se fait palpable. L’ennemi est toujours à nos portes, le fanatisme et la violence des propos choisis peuvent choquer. Chaque peuple semble pelotonné sur lui-même, sans aucun regard bienveillant pour l’étranger, le mot « étranger » n’étant d’ailleurs pas très bien défini, il est l’autre en général.

Les réseaux sociaux, aussi beaux puissent-ils être, peuvent aussi être la foire à la surenchère sous couvert d’un écran et d’un certain anonymat, alors on se lâche, on formulent des raccourcis, on crie à la peine de mort, au massacre de populations, les propos sont démesurés, effrayants.

La pièce restitue parfaitement ce que peut être un « voyage » sur les réseaux sociaux alors qu’un drame se tient. Et en Russie tout est démultiplié, donc imaginez le résultat, glacial et d’une violence inouïe. Le pire dans tout cela est que certaines de ces phrases, nous avons pu nous-mêmes les lire, dans des commentaires, en d’autres temps ou d’autres lieux, la haine est universelle, elle s’exporte. Il est parfois impossible de la juguler, comme cela semble le cas dans cette pièce originale par sa structure puisqu’elle ne met personne en scène, elle égrène des réactions à chaud, c’est ce qui en fait sa vérité. On y croise la désinformation et le complotisme, le terreau de la haine et de la violence gratuite. « Dites adieu à la vie, tout de suite, perdez la face, devenez fous, lâchez toutes vos émotions d’un seul coup. Pensez à la mort et tuez, blessez les bâtards. Commencez par les femmes, peut-être qu’elles auront la trouille et qu’elles feront exploser les explosifs qu’elles portent ».

Ces deux pièces sont puissantes dans leur originalité, retranscrivent chacune à sa manière des faits divers sanglants, sans jamais mettre en scène les protagonistes, grâce au simple prisme du témoignage ou de l’indignation anonyme. Elles sont parfaitement traduites par Tania MOGUILEVSKAÏA et Gilles MOREL, rythmées, sombres et emplies de souffrances. « Une heure et dix-huit minutes » a été créée à Moscou en 2010 puis traduite et jouée en France 2014 (le traducteur Gilles MOREL y officiant par ailleurs). C’est en France, à Nancy, que « Septembre.doc » a été créée en 2005. Les deux auteurs, Eléna GREMINA et Mikhaïl OUGAROV, nés la même année, en 1956, sont tous deux décédés en 2018. Il m’a été impossible de savoir si leurs crises cardiaques respectives survenues à quelques mois d’intervalle étaient naturelles…

Cette petit bombe, coup d’éclat bref et percutant, vient de sortir aux toujours militantes éditions L’espace d’un Instant, qui proposent un vrai théâtre d’engagement sur des sujets souvent méconnus en Occident. C’est à chaque fois une pure délectation malgré le tragique des scénarios (euphémisme), un éditeur aujourd’hui incontournable dans le paysage français littéraire indépendant.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

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