dimanche 28 novembre 2021

Jean MECKERT « La tragédie de Lurs » & Jean AMILA « Contest-flic »

 




Quand l’histoire raconte l’histoire est le thème de notre rendez-vous mensuel « Les classiques c’est fantastique » orchestré par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, l’occasion pour Des Livres Rances de brouiller les pistes, puisqu’à partir d’un seul célèbre fait divers, nous allons vous guider vers deux pistes du même auteur. Jean MECKERT propose en effet deux versions de la fameuse affaire DOMINICI, l’une en format documentaire, l’autre en fiction polar et sous pseudo près de vingt ans plus tard, de quoi y perdre ses repères.

« La tragédie de Lurs »

 


Rappel rapide : un triple assassinat a lieu en août 1952 dans le département rural des Basses-Alpes, en pleine montagne, du côté de Lurs, aux abords d’une ferme familiale, celle de la famille DOMINICI. Les victimes : les trois membres d’une famille anglaise, les DRUMMOND, sauvagement assassinés, à l’arme à feu pour les deux parents, à la crosse de fusil pour leur petite fille de 10 ans. Les enquêteurs sont immédiatement sur les dents, l’affaire s’annonce complexe… et surmédiatisée.

Un flic, SEBEILLE, donne ses informations au compte-goutte, les médias extrapolent, s’empêtrent, évasifs et pourtant définitifs à chaque ruade, la concurrence est vive ainsi que la surenchère. Une famille vit cet affrontement au quotidien, les DOMINICI. Z’ont pas l’air blancs comme neige ceux-ci, avec le patriarche Gaston, 76 ans mais encore vif et peut-être menteur, ce qui est d’ailleurs le cas de son fils Gustave. Les soupçons vont donc rapidement se tourner vers les habitants de la Grand’Terre, les DOMINICI.

Ce sordide fait divers fut en France l’un des plus mémorables et des plus retentissants du XXe siècle, par un acharnement de la justice, des médias et des accusateurs. L’impasse est faite sur une possible histoire d’espionnage dont les ramifications iraient bien au-delà de cette départementale alpine. Pourtant il existait des indices, des pistes, sir DRUMMOND étant un ingénieur très connu pouvant receler de lourds secrets (d’Etat ?). Rien ne fut fouillé en profondeur, au contraire de la vie des DOMINICI, offerte comme une tête sur un billot.

La force de ce récit-témoignage de Jean MECKERT est multiple. Déjà, il se rendit sur place juste après la barbarie, a écouté, interrogé en tant que journaliste. Ensuite il a refusé de prendre part aux thèses de confrontations entre les pro et les anti-DOMINICI, s’en tenant aux faits et aux preuves (maigres). Il ne condamne ni Gaston, ni Gustave, ne les innocente pas non plus. Il flaire, note les détails, les incohérences, les non-dits, les silences. MECKERT ne juge pas. Son précieux témoignage paraît en 1954, c’est-à-dire avant même l’ouverture du premier procès, donc baignant toujours dans le jus de l’affaire, sans franchement de recul, ce qui en donne un documentaire quasi en direct, dans le feu de l’action.

MECKERT n’oublie pas que Gustave DOMINICI est connu pour être un fervent communiste, ce qui en fait un coupable idéal. La politique est d’ailleurs au cœur de l’affaire, comme s’il ne pouvait y avoir d’autre explication rationnelle. Les témoins ne manquent pas, paraissent même étonnamment trop nombreux et trop bavards : combien ont eu l’air de se promener sur une départementale de haute montagne une nuit à une heure du matin alors que par coïncidence on assassinait ?

Sur place le grand Orson WELLES s’est également emparé du sujet, tournant un reportage inachevé sur les lieux du crime, documentaire intéressant à plus d’un titre. Jean GIONO a assisté au procès et rédigé « Notes sur l’affaire Dominici » qui reste aujourd’hui encore une référence. Nombreux furent les supports tout à fait réussis (je pense au film « L’affaire Dominici » de Claude BERNARD-AUBERT réalisé en 1973, avec l’immense Jean GABIN dans le rôle principal). Une affaire démesurée qui par ses nombreux formats vous hante une vie entière. Mais ici chez MECKERT le texte est écrit peu après le drame.

Jean MECKERT ajoute du contenu : des traits biographiques tracés rapidement pour chaque protagoniste de l’affaire, ce qui tend à mieux repérer les acteurs, sans jugement, mais au feeling. Il donne une dimension humaine à ce fait divers d’une rare démesure.

L’affaire DOMINICI ne fut jamais élucidée.

« Contest-flic »

 




18 ans après « La tragédie de Lurs », Jean MECKERT revient en quelque sorte sur les lieux du crime. En 1972 il écrit, sous son pseudonyme d’auteur de polars noirs, Jean AMILA, un remake de l’affaire, cette fois-ci sous le prisme de la fiction, même s’il s’inspire très largement de l’histoire originelle pour planter le décor.

Nous sommes toujours dans les Basses-Alpes au bord d’une départementale, même si les noms des lieux ont changé. La nationalité des victimes aussi, elles sont désormais allemandes. Et c’est un jeune flic, Magne, dit Géronimo, un hippie assez cliché des 70’s, bien dans son monde, qui s’attelle à dénouer la complexité de l’affaire sur fond d’ère Pompidolienne.

Ne tournons pas autour du pot : « Contest-flic » est un roman noir raté. MECKERT/AMILA, certes prend la responsabilité de dévier de l’histoire de base, certes met le paquet sur les dialogues rédigés dans un langage populaire lorgnant du côté d’AUDIARD, mais il tient absolument à ce que les DOMININCI soient innocents. L’idée peut paraître plaisante, mais pourquoi faire intervenir des réseaux d’espionnages internationaux avec bien sûr des gueules endurcies, des mectons des vrais, roulant des mécaniques, des nanas un brin aguicheuses, un poil agaçantes. MECKERT semble procéder avec un strict cahier des charges sur le polar à la papa, tout semble devoir être scrupuleusement respecté, jusque dans les clichés éculés qui rendent la lecture pénible et ennuyeuse. Il a voulu reprendre l’enquête là où elle avait été stoppée net dès le début de l’affaire et de son excellent « La tragédie de Lurs », il part sans lumière et sans freins sur la piste de la machination… Et rate sa cible.

Voulant laisser ses personnages s’exprimer comme ceux d’Albert SIMONIN, les faire évoluer dans une ambiance à la MANCHETTE ou encore IZZO, MECKERT en oublie son propre scénario, qui par ailleurs est peu crédible. Allez, ouste, à la cave !

(Warren Bismuth)



dimanche 21 novembre 2021

Hubert VOIGNIER « Paysages, encore – et autres petits contes »




Ce texte se découpe en deux chapitres et six brefs sous-chapitres dans un espace temps qui semble s’être arrêté car même si ça fleure les années 60, cette décennie aurait bien pu s’incruster elle-même dans une autre, plus récente, comme si le moteur d’une machine à remonter le temps avait toussé, et avait calé, là.

 

L’écriture est d’une grande délicatesse, elle capte un instant, devenu une aventure : « Combien de fois s’est-on trouvé, sur le pas de régions montagneuses, obligé de rebrousser chemin, surpris par la survenue du brouillard ou de la neige, à l’entrée d’un vallon ou d’un défilé, au bas d’une comble, n’ayant plus le cœur ni la permission d’aller plus loin, comme refoulé à la frontière d’un pays défendu, coupé net dans son élan, forcé de renoncer, alors même que les contrées qui se dessinaient plus haut, paraissent prometteuses et d’autant plus tentantes ? ».

 

Tous les sens sont en éveil dans ce récit poétique contemplatif. La montagne, dont les courbes sont étudiées avec force détails, est majestueuse, comme la plaine, la rivière, en diverses régions françaises, toutes arpentées et énoncées chacune en sous-chapitres, le museau en l’air pour mieux s’imprégner des odeurs.

 

Ici l’humain n’entre dans les lignes du texte que par accident, par effraction oserais-je dire, par de rares bâtiments ou champs céréaliers. Le reste est une ode appuyée à la nature forte, envoûtante et éternelle. Les paysages parfois matinaux et brumeux sont peints de manière élégante et profondément respectueuse par un auteur qui a su stopper sa marche pour observer, admirer. D’ailleurs, des peintures viennent prendre forme, ou des photographies, toujours dans l’instant T, celui du pinceau qui se baladera sur la toile, ou de l’objectif qui saura capturer un moment de grâce.

 

Puis surgit l’hiver, celui qui fige toute cette vie. Il faut savoir le domestiquer lui aussi. « Quel sourire de résignation, détaché, arbore la campagne avant de péricliter, tomber dans l’inconscience, dormir, mourir peut-être, plusieurs mois, sans rêve, du sommeil de la bête et du caillou sous le froid pénétrant du solstice d’hiver ? ».

 

Au cours de ses randonnées dans la nature, Hubert VOIGNIER a immortalisé des images, des sensations, des émotions, des suavités. Et le résultat est ce texte de dédicace aux paysages, un hommage vibrant et sincère paru en 2003 dans la collection Grands fonds des éditions Cheyne.

https://www.cheyne-editeur.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 17 novembre 2021

Tyrfingur TYRFINGSSON « Quand Helgi s’est tu »

 


En Islande contemporaine, un homme, Kristmundur, vient de mourir, il y a dix jours plus exactement. Il se trouve désormais à la morgue, il était le père de la jeune Katrín qui l’a peu connu, et ami de Jón, père d’un jeune homme, Helgi. Ce dernier, dans l’entreprise de pompes funèbres de son père, exerce le métier de thanatopracteur. Il est en train de nettoyer les lieux lorsque fait irruption Katrín, sa petite amie, du moins jouant ce rôle…

Dans cette pièce de théâtre islandaise moderne, l’humour souvent noir côtoie le tragique. « - Il est vraiment froid. / - C’est qu’il est vraiment mort ». Jón est un père adepte de prédictions, des visions lui parviennent parfois. Les face à face sont tour à tour tendus ou absurdes, les scènes dramatiques peuvent s’avérer quasi burlesques. Nous allons faire connaissance avec un boulanger et une petite fille lors de la sortie d’un groupe d’enfants obèses de l’hôpital d’un service de pédiatrie. C’est ce boulanger qui s’occupera du repas des funérailles.

Jón a eu de nouveaux présages, ils concernent Katrín et Helgi, il leur prédit un futur sombre et orageux, agrémentant son discours de quelques détails assez tragiques. Quant à Helgi, il promet de s’occuper des funérailles de Kristmundur : « C’est moi qui vais prendre en charge cet enterrement, intégralement, de la chanson au buffet. Je vais y arriver, ensuite, je pourrai enfin gérer le reste : prendre rendez-vous chez le dentiste, ouvrir un compte d’épargne, louer un gîte pour les vacances, faire une cure de détox ». Car tous les protagonistes de cette pièce semblent intoxiqués, ravagés par les abus, les excès, le mal de vivre, d’où la fuite en avant en s’embrumant le cerveau.

L’auteur dépeint une Islande loin des clichés de carte postale avec tous ces préjugés touristiques sur la qualité de vie dans le pays. À en croire le jeune Tyrfingur TYRFINGSSON, il n’en est rien. L’Islande, isolée géographiquement, l’est aussi socialement et humainement. Une scène que pourtant je ne vous dévoilerai pas et se déroulant autour d’un four crématoire, est à la fois stupéfiante et atroce. L’une, plus comique voire grotesque (le grotesque est d’ailleurs très présent dans le texte), nous apprendra qu’un four crématoire n’est pas un outil de décongélation.

« Quand Helgi s’est tu » contraste en partie dans la ligne éditoriale des éditions L’espace d’un Instant. La situation sociale globale est peu montrée, le climat est plus intimiste, mais toujours très âpre. Les moments décalés sont foison, je pense notamment à cette chanson de Joe DASSIN qui s’invite aux funérailles. Des images, phrases, pensées vulgaires fusent, « Du fun aux funérailles ! ».

Cette pièce s’empare également du sujet de l’homosexualité et la transexualité, elle est riche et dense malgré ses à peine 80 pages. Son style est direct, percutant, moderne lui aussi. Et la mort ne cesse de s’inviter à table pour bâfrer avec des convives obsédés par le profit et l’égoïsme, tous repliés sur leurs propres pensées ou actes. Une Islande méconnue est présentée sans filet ni langue de bois. La pièce est brillamment préfacée par Véronique BELLEGARDE, le duo Raka ÁSGEIRSDÓTTIR et Séverine DAUCOURT assurant la traduction. Ce texte curieux et dérangeant écrit en 2019 vient de sortir aux éditions L’espace d’un Instant.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

dimanche 14 novembre 2021

Timothée CUEFF « Les pieds dans l’eau »

 


Ça débute comme une romance en bord de mer, près de Magouëro, Bretagne sud. Et puis rapidement, soudainement, après seulement quelques pages, un drame. Un enfant disparaît. D’ailleurs, ces portraits d’enfants qui défilent dans les premiers chapitres, qu’ont-ils en commun ?

Nous faisons tout d’abord connaissance avec cette famille aisée, père riche et influent, deux enfants, Raphaël, 5 ans et Titouan, 12 ans, c’est ce dernier qui disparaît alors qu’il jouait dans l’eau avec son frère, presque sous les yeux de leur nourrice. D’autres figures enfantines vont se succéder, de différentes classes sociales mais toutes meurtries par des drames profondément ancrés dans l’âme. Des familles recomposées ou plus du tout composées.

« Laissons le papier dépérir et les enfants grandir ». Gros plan sur Brest où plusieurs années ont passé. Là y vit Théo qui cache son homosexualité à ses parents, lui et Leega – mais qui est cet homme mystérieux ? - s’aiment comme on peut s’aimer quand on vit dans la rue, imbibés d’alcool, crachant la clope à tous les coins de rue. Ils errent dans la ville, végètent, marqués par la vie et ses horreurs, sa violence physique comme morale, ces tragédies dont la résilience est une étoile trop difficile à atteindre, une étoffe trop lourde à assumer, et alors survient le dégoût de soi-même, le dégoût de tout, entraînant les abus, les excès, la solitude (même à deux), la marginalisation, la vaine recherche de la liberté, la déambulation vers l’inaccessible, le goût du whisky, du rhum. Un texte qui résonne étrangement, comme une prolongation de nous-même.

La ville de Brest est personnifiée, bienveillante pour ses âmes à la dérive, protectrice et complexe. Son décor évolue, danse : « Les nuages se réunissent, s’autorisent un plan d’attaque ». Des trains entrent en gare pour de nouveaux départs. Reste à trouver la destination.

Les galeries de ces jeunes en perdition sont celles d’une recherche d’identité, d’une vie autre, forcément meilleure, une jeunesse vivant dans le présent mais ailleurs, que ce soit en pensée ou en désir, en rêves ou ambitions. Les séquences sont détaillées, scrutées : « Elle observe les marins qui descendent et se crient des salutations que le vent entraîne au-delà du port. Elle détaille les visages et espère y reconnaître celui de son père. Ses pieds remuent ; ses doigts frétillent. L’excitation se fait dopamine. Le mois est arrivé, le jour aussi. Papa va revenir de là-bas. De là où la terre n’a aucun droit. Où le vent se fait gouverneur de l’océan ».

Difficile d’accéder à sa quête de liberté, « être libre des choses que racontent les parents », quand le vécu est déjà aussi chargé, aussi chaotique, aussi prégnant. D’autant qu’il y a les flics, cherchant à chasser les clochards de la ville. Les flics sont les ennemis, et pourtant ce John, sous son uniforme, est un humaniste, il respecte ces noctambules défoncés et assoiffés, alors que « le vent dépose l’aiguille de la montre sur le chiffre trois ».

Dans ce premier roman délicat, sombre, poisseux et subtil conté au présent, le jeune Timothée CUEFF, écrivain et slammeur, poétise dans une atmosphère tantôt oppressante, – celle de la réalité –, tantôt onirique, – celle de l’ailleurs, de l’échappatoire, de la soupape de sécurité pour ne pas descendre aux enfers chaînes aux pieds. Texte sensitif dans une Bretagne magnifiée, « Les pieds dans l’eau » me parlait dès la (superbe) couverture, avec ce titre dont je me souviens être celui d’un roman de René FALLET paru il y a si longtemps. Ici l’univers est tout autre, il est résolument moderne, se coulant au plus près de son temps, dans une Bretagne pourtant tiraillée dans ses croyances, avec ses tronches de biais burinées où dépassent une pipe ou un mégot de clope dans un brouillard humide.

« Elle sent l’océan ouvrir son immense bouche et avaler l’astre orangé. Il digère et cesse de gronder, se tait dans une sieste qui donne à la lune l’occasion de s’y perdre. Les nuages se réunissent, s’autorisent un plan d’attaque. Faire de cette soirée le foyer des chagrins qui ne trouvent plus aucune solution. La nuit pleure et les larmes descendent un peu plus. Des nuages jusqu’aux paupières ».

Timothée CUEFF, tout en parcourant diverses régions de France, a mis trois ans pour écrire ce roman qui vient tout juste de paraître aux toujours inspirées éditions Lunatique. Il est une sorte de voyage intérieur ambivalent qui claque entre rêve de jeunesse inassouvi et réalité âpre aux souvenirs pourrissant l’existence, une barrière parfois infranchissable pour des protagonistes en quête d’un ailleurs, d’un sauvetage. Contre vents et marées. Bretonnes.

https://www.editions-lunatique.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 7 novembre 2021

Guy de MAUPASSANT « Vive Mustapha ! »

 


Une facette de la vie de MAUPASSANT est injustement méconnue : ses quelques voyages au Maghreb. La première fois en Algérie et Tunisie de juillet à septembre 1881, puis fin 1887, avant d’y retourner durant l’hiver 1888/1889, et une ultime fois en septembre 1890. Comme tout bon écrivain qui se respecte, MAUPASSANT a pris des notes, a mis des mots, des phrases dans ce qu’il voit et perçoit dans ces lointains pays.

Plusieurs de ses livres évoquent ces voyages, dont « Au soleil » en 1884 ou « La vie errante » en 1890. Ce présent recueil de textes paru en 2020 aux éditions Allia est un choix d’articles écrits par MAUPASSANT lors de ses déplacements outre-Méditerranéens. Si le premier texte prend le ton et le format des célèbres nouvelles de l’écrivain, il n’en va pas de même pour le reste du recueil.

MAUPASSANT fut un très fin observateur des mœurs de son époque, et ces articles publiés en leur temps dans le journal « Le gaulois » ne font pas exception à la règle. Le romancier nouvelliste (mais aussi écrivain de théâtre, poète et journaliste) scrute, dissèque, jusqu’à obtenir un tableau qu’il espère fidèle, le plus précis possible de la réalité.

MAUPASSANT ne glorifie pas la France colonisatrice, au contraire il dénonce une colonisation mal gérée, humainement comme économiquement. Ils sont peu nombreux alors à se lever dans la métropole contre le pouvoir en place du côté de l’Algérie par exemple, il fustige l’administration avec violence : « Quels sont ces administrateurs ? Des colons ? Des gens élevés dans le pays, au courant de tous ses besoins ? Nullement ! Ce sont simplement les petits jeunes gens venus de Paris à la suite du vice-roi : les ratés de toutes les professions, ceux qui s’intitulent les ATTACHÉS des grandes administrations. Or, cette classe d’ATTACHÉS ou plutôt de déclassés ignorants et nuls est pire ici que partout ailleurs. On ne nous expédie que les tarés ».

Politiquement, même s’il ne défend pas à tout crin le colonisé, il est très critique envers le colon. En ce sens, il paraît assez précurseur chez les écrivains de renom. Mais ses yeux l’aident aussi à se délecter du spectacle en direct : le folklore local, les coutumes, les mentalités si éloignées de celles de la métropole, ce peuple qu’il semble admirer, envier peut-être, et même s’il ne l’idéalise pas, s’il refuse de le voir uniquement comme un peuple martyr, il le regarde vivre au jour le jour, que ces âmes soient ancrées ruralement ou sur les pentes d’Alger-la-blanche.

MAUPASSANT se plaît aussi dans les grands espaces devant les troupeaux, les paysages désertiques, secs, où la chaleur enivre, où le soleil assomme, où les ouragans désolent, où le nomadisme est une réalité, où l’eau est source de rivalités, de détestations, de violences, l’auteur est lucide sur les points principaux de divergence. Se dressant contre les pensées belliqueuses, il examine la ville de Tunis en 1888 sur fond de respect intact doublé d’une curiosité pétillante.

Au détour de deux tableaux, MAUPASSANT se fait grave et prophète : « Tout se borne à une guerre de maraudeurs et de pillards AFFAMÉS. Ils sont peu nombreux, mais hardis et désespérés comme des hommes poussés à bout. Mais comme le fanatisme s’en mêle, comme les marabouts travaillent sans repos la population, comme le gouvernement français semble accumuler les âneries, il se peut que cette simple révolte, insurrection religieuse avortée, devienne enfin une guerre générale que nous devrons surtout à notre  impéritie et à notre imprévoyance » (extrait de texte écrit en juillet 1881).

Si l’on connaît bien un MAUPASSANT très adroit dans ses plus de 300 nouvelles et ses quelques romans, l’homme engagé pacifiste et contestataire se levant contre le pouvoir et l’autorité nous est moins familier. Pourtant il a écrit de somptueuses pages  insurrectionnelles dans un récit comme « Les dimanches d’un bourgeois de Paris » par exemple.

Dans ces onze textes écrits pour la plupart lors de son voyage en 1881 (les deux derniers étant pour leur part rédigés en novembre et décembre 1888 lors du troisième séjour de l’auteur), MAUPASSANT est partagé entre colère sur le traitement des colonisés, fascination pour le paysage varié et quelque peu féerique, et un évident intérêt à voir évoluer chaque jour les autochtones. En à peine plus de 100 pages petit format, MAUPASSANT séduit au-delà du raisonnable. Il faut se pencher sur ces textes, loin de l’image d’Épinal de l’écrivain, loin d’un MAUPASSANT naïf ou charmeur, ils sont de toute beauté et nous renvoie un auteur fort préoccupé par son temps, trempant sa plume dans ses propres tripes. MAUPASSANT est un être libre aux multiples aspects, l’explorer est toujours un rayonnement ainsi qu’un apprentissage.

https://www.editions-allia.com/

(Warren Bismuth)