mercredi 1 décembre 2021

Jacques CHESSEX « Le vampire de Ropraz » + « Un juif pour l’exemple »

 


Deuxième et dernière participation pour Des Livres Rances au challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores pour ce mois consacré à « Quand l’histoire raconte l’histoire », avec la présentation de ces deux petits chefs d’œuvre inséparables du grand Jacques CHESSEX, et même si ces deux brûlots furent écrits respectivement en 2007 et 2009, ils font déjà partie des classiques de la littérature historique tant par leur précision, leur style que par leur puissance redoutable.

« Le vampire de Ropraz »



Dans ce bref roman de 2007, Jacques CHESSEX (1934-2009), peu avant sa mort, exhume celles de jeunes filles dans le canton de Vaud, Suisse romande, au tout début du XXe siècle. CHESSEX s’est en effet intéressé à un fait divers rural survenu tout près du lieu où il avait décidé de vivre dès 1978, Ropraz.

Début 1903, dans cette région protestante de Suisse, Rosa Gilliéron, 20 ans, fille d’un juge de paix et député, meurt d’une méningite. Elle est enterrée dans le cimetière de Ropraz. Mais deux jours plus tard, son corps a été exhumé et profané. De nombreux soupçons, de nombreuses rumeurs enflent sur les habitants des environs. Une véritable psychose collective s’empare des villages.

Moins de deux mois plus tard, à huit kilomètres du drame, même scène d’horreur, rapidement suivie d’une autre, toujours dans le même secteur, une semaine après. La suspicion devient généralisée, de nombreux pays s’intéressent à ces sordides faits divers, jusqu’en Amérique du nord. Les vieilles querelles de clochers réapparaissent dans une région où la misère sexuelle est totale et les croyances ancestrales bien ancrées, « Car partout on a ressorti le Christ qu’on gardait des temps catholiques. Dans tous les villages, les hameaux, maintenant sont accrochés aux cadres des fenêtres, aux espagnolettes, aux linteaux, aux balcons, aux grilles, même aux portes dérobées et aux caves, des guirlandes d’ail et de saintes images qui révulseront le monstre de Ropraz. À nouveau se dressent dans ce pays protestant où on ne les voyait plus depuis quatre siècles ».

La série semble ne plus vouloir s’achever, des vaches sont retrouvées violées, la morbide surenchère est lancée. Un suspect est cependant arrêté : enfance dramatique, parcours chaotique, puis la dérive avec l’alcool comme seul compagnon de route. L’homme est tout d’abord incarcéré puis orienté vers un hôpital psychiatrique. La peine de mort est pourtant abolie mais les « bons citoyens » suisses, avides de « justice », la réclament pour l’accusé.

Dans cette région fortement troublée par l’alcoolisme et la violence, les esprits s’échauffent, les coups bas pleuvent. CHESSEX raconte cette affaire sans nous épargner les détails horribles, sanguinolents, inhumains. Il déroule son histoire à la manière journalistique, joue avec l’affect, devient grinçant, provoque son lectorat qui se questionne. Certes le texte est bref, mais ponctué d’atrocités avant une fin éblouissante où la petite histoire locale rencontre la grande tragédie mondiale de 14-18, nous laissant hagards, une fin digne de ce nom qui marque pour longtemps, qui ne cesse de hanter notre quotidien à propos d’une célébration toute française dont je vous laisse découvrir la teneur.

CHESSEX est reconnu comme l’un des plus grands écrivains suisses, malgré ses excès (il a beaucoup écrit sur le sadisme par exemple), il est aujourd’hui placé presque aussi haut que son aîné helvétique Charles Ferdinand RAMUZ, il est une figure littéraire majeure de ce pays neutre et indépendant. C’est à jour le seul auteur suisse à avoir obtenu le prix Goncourt (en 1973 avec « L’ogre », un texte sur son père suicidé, tragédie qui le dévorera toute sa vie). « Le vampire de Ropraz » constitue l’un de ses chefs d’œuvre, brillamment maîtrisé, rédigé un siècle après l’une de ces affaires qui rongent un pays entier pour très longtemps.

Ce roman me paraît définitivement associé à un autre des grands textes de CHESSEX : « Un juif pour l’exemple » pour plusieurs raisons : brièveté du récit, l’un et l’autre ayant comme point de départ une histoire vraie, l’un et l’autre âpres et fortement dérangeants, l’un et l’autre survenus sur des terres qu’a ensuite beaucoup arpenté Jacques CHESSEX, tous deux écrits vers la fin de sa vie, à deux ans d’intervalle. Et à titre personnel, il m’est difficile de dissocier ces deux œuvres, puisqu’elles me furent offertes le même jour, il y a de cela quelques années, par un proche, l’un de ceux qui aiment nous pousser dans vos derniers retranchements, vous tirer sans ménagement aucun hors de votre zone de confort littéraire, c’est-à-dire résolument vers le haut. Et il faut bien reconnaître que ce cadeau a parfaitement fonctionné.

En 2009, Jacques CHESSEX est inhumé dans le même cimetière où Rosa tente de trouver enfin la paix.

« Un juif pour l’exemple »

 


Deux ans après « Le vampire de Ropraz » Jacques CHESSEX s’attache à rédiger « Un juif pour l’exemple », en 2009 donc (l’année de sa disparition, c’est d’ailleurs si je ne m’abuse le dernier roman publié de son vivant, deux suivront à titre posthume), avec une fois de plus la Suisse vaudoise rurale comme décor.

Payerne, par ailleurs lieu de naissance de l’auteur en 1934, est une petite ville bourgeoise de 5000 âmes, la haine du juif et du franc-maçon est alors vivace en ce mois d’avril 1942, avec notamment comme figure de proue son Pasteur hitlérien, Lugrin. Dans cette région reculée, le repli sociétal est quasi total. Une vingtaine d’habitants ont prêté serment au régime nazi, dont Fernand Ishi, garagiste. Son but : assassiner un juif. Pour l’exemple. Pour ceci il doit recruter des têtes brûlées, notamment au sein même de son garage. Après concertation, la victime est désignée, ce sera Arthur Bloch, un marchand de bestiaux de 60 ans. Justement, le lieu du crime sera la foire aux bestiaux de Payerne, toute la région paysanne étant présente pour ce grand rassemblement. Le groupe des futurs meurtriers de Bloch est déjà constitué, ils sont sept et chacun a son rôle à jouer. La vente d’une vache va servir d’appât afin d’attirer Bloch hors de la foule et le tuer à coups de barre de fer. Le corps n’est pas tout de suite retrouvé.

« Mais curieusement, au lieu que l’horreur de la disparition, ou l’angoisse qu’elle diffuse, éveillent la compassion ou la tristesse, un ricanement secoue encore les cafés, ironie sale, propos appuyés sur la « juiverie », le « profit », les commerces « parasites ». Des numéros de Gringoire et de Je suis partout continuent à circuler parmi les notables. Jamais, depuis l’avènement de Hitler et les persécutions de La nuit de cristal, on n’a pas perçu un tel sentiment de haine à l’endroit des israélites ».

« Un juif pour l’exemple » est un petit roman coup de poing, un fait divers issu de la campagne d’un pays pourtant neutre en pleine guerre mondiale, au moment même où la haine du juif est démultipliée. Alors quoi ? Mimétisme au cœur de ce pays tranquille ? Fanatisme aveugle ? En tout cas volonté évidente de plaire au Führer. La violence psychologique et physique est omniprésente tout au long de ces pages particulièrement sombres, même si CHESSEX ne tombe pas dans la facilité de conter à grands renforts d’effet lacrymal, il sait rester éloigné, non sans émotions, non spécialement avec pudeur puisque de nombreux détails sont retranscrits dans ce texte offensif, mais ne veut pas faire pleurer dans les chaumières, il choisit le style journalistique, détaché, comme pour le rendre plus crédible encore. Il n’empêche qu’il est fort difficile de ne pas avoir froid dans le dos.

Comme pour « Le vampire de Ropraz », la fin de ce roman est soignée, après que CHESSEX soit entré en piste en se remémorant son bref entretien avec Lugrin, le pasteur nazi, longtemps après qu’il ait été impliqué dans la mort de Bloch. « Un juif pour l’exemple » est un format parfait : affaire monstrueuse et détaillée, mais sans déborder sur le privé ni en de longues diversions, elle est au contraire resserrée au maximum. CHESSEX reste factuel, froid, distant, et dans sa plume ciselée, il sait nous faire vibrer à la manière forte, car choisissant un sujet ô combien sensible (comme il le fit pour « Le vampire de Ropraz »). Au risque de me répéter, je crois que ces deux romans doivent être lus l’un après l’autre, ils forment une sorte de diptyque parfaitement agencé, ils sont devenus des références en affaires criminelles romancées, même s’ils ne s’attachent à aucun personnage en particulier. Ils font parler toutes les âmes d’un village, c’est lui seul qui est au cœur de l’action, ses habitants semblent n’être que des pantins s’auto-influençant brutalement. Deux lectures indispensables en période hivernale.

 (Warren Bismuth)



4 commentaires:

  1. J'ai Le vampire de Ropraz dans ma pal, mon mari a adoré cette lecture ! De quoi le sortir rapidement.
    Pour le 2e, je connaissais le titre mais pas le contenu.
    Inutile de dire que je suis également tentée.

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    1. Le 2e a été récemment adapté au cinéma, pas vu malheureusement. Les 2 se lisent en une soirée chacun et marquent ceoendant pour longtemps.

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  2. Il fut un (court) temps je consignais mes lectures dans un cahier et je me souvenais avoir noté Jacques Chessex. J'avais li "La mort d'un juste" et apparemment, j'avais beaucoup aimé, bien que je n'en garde aucun souvenir. Un juif pour l'exemple est dans ma PAL et j'avais songé le sortir pour le challenge mais j'ai manqué de temps. Je vais faire en sorte de l'en sortir vite ^^

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