mercredi 23 mars 2022

Marina TSVETAÏEVA « La fin de Casanova »

 


Si le vénitien Giacomo CASANOVA s’est éteint en 1798, la poétesse russe Marina TSVETAÏEVA l’imagine ayant vécu un peu plus d’une année supplémentaire, précisément jusqu’au 31 décembre 1799 à minuit, où il meurt, refusant de connaître le siècle qui s’annonce. La pièce s’amorce quelques heures avant le moment fatidique.

À cette date, CASANOVA a alors 75 ans. Il est reclus dans la bibliothèque du château de Dux (il y a effectivement passé les 13 dernières années de sa vie, et y est mort). D’une valise, il exhume des milliers de lettres de nombre de ses admiratrices passées, en lit une partie, les brûlent. C’est alors que surgit, vêtue en homme, la toute jeune Francisca, encore adolescente, qui lui fait part de son amour profond pour lui. S’ensuit un huis clos dans lequel les deux protagonistes échangent.

« Je suis de trop dans ce château.

Treizième à table, vieille cible

De rires creux. Tiens, c’est possible,

Que je finisse au potager

Comme un épouvantail. – Assez

De babillages, de jolis

Discours – ça m’a trop ramolli ! »

Cette pièce de théâtre n’en est pas réellement une, d’ailleurs TSVETAÏEVA détestait le théâtre et l’affirme à nouveau fermement dans une très brève préface. Ce texte est plutôt une longue poésie à la structure complexe et prodigieuse (j’allais écrire invraisemblable) où se succèdent des vers rimés principalement en octosyllabes (plus rarement en hexasyllabes ou décasyllabes) dans des enjambements purs et astucieux, créant des passerelles aux voix qui se répondent. Le rendu de ce travail est admirable autant que singulier. Le fond est doté de cette puissante poésie russe, unique et épique.

C’est après le suicide de l’acteur de théâtre Alexeï STAKHOVITCH en 1919, homme qu’elle admirait profondément, que TSVETAÏEVA décide d’écrire une trilogie théâtrale sur la figure de CASANOVA. Seul le troisième volet – ici présenté – est une fiction totale. Le texte est pour la première fois publié en 1922. André MARKOWICZ l’a traduit en quelques jours en 2006 pour une pièce de théâtre québécoise. Jamais encore cette pièce sous cette traduction n’avait vu le jour en édition papier. C’est désormais le cas avec cette version époustouflante, tant pour le contenu que le contenant. Et comme l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, MARKOWICZ l’a publiée dans sa propre maison d’édition, Mesures, à seulement 500 exemplaires en 2020, avec réimpression de 100 exemplaires à la toute fin de 2021. Théâtre poétique d’ampleur, patrimoine exceptionnel de la littérature russe, celle qui n’a sans doute aucun équivalent dans le monde.

Il est difficile d’imaginer la difficulté pour un homme même aguerri de traduire un pareil texte. Il doit à la fois ne pas dénaturer le message de fond originel, tout en gardant la structure de base, et ici justement elle est particulièrement élevée. Reprendre les rimes exactes, les nombres de pieds, tout ceci dans une langue radicalement différente que celle du texte premier. Le pari audacieux est relevé avec brio et passion par un André MARKOWICZ ressuscitant cette pièce, ce poème plutôt, dans une version collant au plus prêt du texte. MARKOWICZ est aussi le préfacier de cet ouvrage, un homme transmettant une fois de plus sa culture russe et ses connaissances, sans grandiloquence, humainement et simplement. Allez donc flâner sur le catalogue des éditions Mesures, vous trouverez d’autres joyaux de cette envergure.

http://mesures-editions.fr/

(Warren Bismuth)

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