mercredi 25 mai 2022

Laurent MAUVIGNIER « Loin d’eux »

 


En 1999 paraît aux éditions de Minuit le bref et premier roman d’un jeune auteur inconnu, Laurent MAUVIGNIER. Style âpre et étouffant, sans aucune marge de manœuvre, il y a mieux pour entamer une carrière, et pourtant…

Luc a décidé de foutre le camp, quitter le foyer familial provincial où ses parents, Marthe et Jean, l’asphyxient. Il s’est trouvé un petit boulot dans un bar nommé « Le chien jaune » (coucou SIMENON !) à Paris pour acquérir une certaine liberté et ne plus entendre de la part de sa famille qu’il est un raté, un fainéant. Entrent en scène le couple formé de l’oncle et la tante de Luc, Gilbert et Geneviève ainsi que leur fille Céline. Les quatre époux et la jeunette se voient souvent pour parler. Mais parler de quoi au fait ?

Roman du malentendu, du non-dit, du silence, « Loin d’eux » est une grande performance stylistique. Toujours sur le fil du rasoir et pourtant tellement maîtrisé, il fait suer à grosses gouttes tant l’atmosphère y est irrespirable. Luc le peu choyé, amateur de cinéma et admiratif de Gary COOPER, qui met les voiles pour s’émanciper. C’est un premier point. La famille se déchire, condamne. Mais que va-t-il en être après une mort, un suicide pour être exact ? Et là, MAUVIGNIER sait de quoi il parle.

Dans un style créatif, polyphonique (chaque personnage prend tour à tour la parole) où les phrases se font de plus en plus longues et vertigineuses, heurtées et hésitantes, où les dialogues sont imbriqués, il est impossible de reprendre son souffle. Le rythme est rapide, organisé de main de maître par l’auteur. Le clan familial est taiseux quand il faudrait parler, surjouant alors qu’il faudrait se taire, la suffocation vire au superbe.

« Les mots dans ma bouche ne viennent de nulle part. Ils naissent sur la langue et s’évacuent tout de suite au dehors, et, dans le monde qu’il y a entre nous trois il y a ces phrases où je me tais, parce que ces phrases-là ne parlent pas et ne disent jamais rien de ce qui voudrait surgir. Et c’est tant mieux qu’elles existent, ces réponses, ces conversations avec lesquelles, comme avec le vin, on peut tranquillement s’éloigner des autres et ne jamais les abandonner. Tant mieux, avec tout ce silence qu’il y a à couvrir ».

Les réactions des protagonistes après le suicide (vous connaîtrez le personnage défunt à la lecture de cette œuvre) sont tellement vraies qu’elles en deviennent effrayantes, personne ne semblant être à sa place, cherchant ses mots, ne trouvant jamais les bons (on pense à DOSTOÏEVSKI), hésitant toujours plus, jusqu’à l’introspection totale, isolé malgré l’amorce de dialogue. MAUVIGNIER ne nous épargne rien des monologues intérieurs, des états d’âmes, c’est plus vrai que nature. Il y a eu suicide, il faut coûte que coûte dénicher un coupable autre que le défunt, obtenir une tête de la dimension du chapeau qui traîne, trop encombrant.

Comment prendre un auteur à rebours ? Après avoir lu tous les livres de MAUVIGNIER parus chez Minuit, il ne me manquait à découvrir que celui-ci. Et force est de reconnaître que le hasard fit diablement bien les choses. En effet, dans ce premier roman, l’auteur tisse la trame de son œuvre future, il pose les premiers jalons : la famille dévastée, le mépris quasi sanguin, le thème du suicide (récurrent et même obsédant), le passé qui reste au fond de la gorge, les monologues n’étant que d’inhabiles soliloques qui suintent la souffrance et le désespoir. Le décor futur est si bien planté que l’action se déroule déjà en partie à la Bassée dans le centre de la France, un hameau que nous retrouverons plus de vingt ans plus tard dans le majestueux thriller rural « Histoires de la nuit ».

Grand coup de maître, ce roman annonce « Apprendre à finir » (qui sort l’année suivante, en 2000), « Ceux d’à côté » (2002), « Seuls » (2004) entre autres. Et puis il y a l’intime, le caché, ce que l’on ne discerne que chez très peu d’auteurs si tant est que notre parcours personnel pusse avoir été étrangement similaire par certains aspects à celui de l’écrivain. Chez MAUVIGNIER, on découvre tout ce qu’on n’a jamais pu dire, jamais pu faire sortir de notre bouche, des mots cadenassés au fond de la gorge. Même si intérieurement les phrases furent construites depuis toujours, jamais elles n’ont su s’extirper, passer la frontière des lèvres, elles sont restées muettes une vie durant. Et MAUVIGNIER devient ainsi un porte-parole au style unique, il nous permet même de lire entre les lignes et nous projeter dans une histoire comme parallèle, celle qui n’est pas explicitée dans le présent roman, qui n’existe peut-être tout simplement pas, mais qui pourtant hante en devenant plausible voire palpable. Cette sensation est unique. Jamais peut-être je n’avais connu ce sentiment depuis… « Des hommes » d’un certain MAUVIGNIER Laurent. C’est vous dire si cet homme m’est précieux en de nombreux points. Il fixe un but, mieux, un rendez-vous : relire son œuvre afin d’y pêcher quelques sens cachés. Rares sont les auteurs qui donnent confiance à leur lectorat tout en leur murmurant qu’ils le comprennent et l’encouragent à aller de l’avant. Dans sa noirceur, MAUVIGNIER en est un exemple frappant. Sorti chez Minuit en 1999 puis réédité en version poche chez le même éditeur.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

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