Le bandeau mystérieux scellant les pages du livre une fois extirpé, les mots se libèrent. Ici paraissent deux textes d’égale longueur de Juliette KEATING, autrice maniant les phrases finement, avec fluidité, en une écriture adroite et ronde, voluptueuse. Autofiction ? Quoi qu’il en soit, ces deux textes se font l’écho de la voix d’une femme à un moment précis de son parcours de vie.
« La venelle » ouvre la marche. Nous découvrons Dorothée, femme d’un certain âge, chômeuse depuis 3 ans (depuis « ce » licenciement injuste), précaire qui, en pleine période de doute, souhaiterait enfin se refaire la banane. Rendez-vous est pris avec une directrice des Ressources Humaines. L’heure H approche, Dorothée s’engouffre dans une venelle, croyant dénicher ici un raccourci débouchant sur son entretien d’embauche.
Quintes de toux, anxiété, décision de partir à pied pour économiser un ticket de métro. Dorothée doit présenter le meilleur d’elle-même quand, soudain, la venelle semble se refermer… Récit du désespoir (fin soignée mais sans issue), des difficultés de la réinsertion, celles d’accepter la maladie ou tout du moins de vivre avec, « La venelle » peut se voir par certains aspects comme une lointaine parente de la nouvelle « L’inondation » de ZAMIATINE. Ici aussi, il est question d’eau, qui coule, qui noie, qui envahit, qui étouffe. « Voilà, il faut se laisser porter par l’eau, comme un bouchon de liège. Si on s’agite, si on résiste : on coule. Pas compliqué la natation, pas de raison d’avoir peur même si l’eau est de plus en plus glacée, de plus en plus épaisse, noire. Et profonde. À en perdre pied ».
Juliette KEATING dégaine l’allégorie comme système de communication. Il en est de même dans « Après les pins », texte en partie énigmatique, où se coudoient des éléments mythologiques, des images du passé, de bien-être ou de suffocation. Ici encore omniprésence de l’eau, celle qui noie mais aussi celle qui déleste des douleurs corporelles lorsque l’on se laisse flotter, porter par le liquide, sensation de plénitude. La mer comme personnage central, déterminant : « Je n’ai jamais cru aux âmes. Ni à l’enfer, ni au paradis, alors quoi ? J’écoute le grondement apaisant des bruits qui se mêlent dans l’eau. Un autre battement, plus lent, plus fort, martèle le temps sans m’effrayer : c’est le pouls de la mer ».
Deux textes sur le fil du rasoir, entre résignation, combat et espoir, ils semblent prêts à affronter le deuil, à accepter le passé douloureux, mais aussi appréhender la mort, en tout cas d’une certaine façon tenter de l’apprivoiser même si la noyade n’est pas exclue. Lucides, poétiques et battants, ils sont le reflet d’une femme de conviction qui fait passer des images sachant rester ancrées dans les mémoires. Ce petit livre blanc, carré, de 12 centimètres sur 12, fabriqué artisanalement, est un parfait compagnon pour avancer dans la vie en se posant les bonnes questions.
Ce livre de 50 pages qui vient juste de sortir permet, avec « L’art d’être bègue » de Alhierd BACHAREVIČ (récemment présenté ici) d’inaugurer une toute nouvelle collection, Perles rares, du catalogue des éditions Le ver à Soie, collection qui promet d’être des plus tentatrices, d’autant qu’elle fut créée dans des conditions rocambolesques. Je laisse la plume à l’éditrice Virginie SYMANIEC qui, sur un marque-pages (un marque-pages ?) publie ce texte : « Le livre que vous tenez en mains a été réalisé de façon artisanale dans l’atelier du Ver à Soie – mon garage -, après que mon imprimeur m’a annoncé ne plus être en mesure de pratiquer des retirages à l’identique. Pour d’autres, l’unique rabat des couvertures du Ver à Soie pose apparemment de très gros problèmes de fabrication. Les papiers que j’utilise aussi. En outre, si je voulais bien admettre de disparaître, je pourrais aussi, tant qu’à faire, me passer d’illustrateurs, plastifier le tout, et n’utiliser que des formats qui entrent dans les étagères, car le saviez-vous ? « Les autres », sans doute plus sages et plus raisonnables que moi, ne font pas comme cela. Cela s’explique, me dit-on, par le fait que « les autres » sont dotés de grandes ambitions dont je suis apparemment totalement dénuée par nature. Dans l’attente pourtant que je devienne comme « les autres – Lénine ne disait-il pas que l’espoir meurt en dernier ? -, j’ai donc décidé d’apprendre à fabriquer. Depuis, je date, je numérote et je dédicace même les ratés. Les commandes de papiers se font en fonction de mes besoins réels et certains petits objets de papeterie, fabriqués mains dans les chutes sont au fond tout aussi uniques que le livre que vous tenez en mains. Merci pour votre soutien ! ». Ce soutien, vous pouvez le rendre concret en allant fureter du côté du catalogue ici-bas et, mieux, en y commandant directement des ouvrages, vous serez ainsi en relation directe avec des livres vrais, de qualité, tant sur le fond que dans la forme.
(Warren
Bismuth)
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