vendredi 21 octobre 2022

Alice ZENITER « Toute une moitié du monde »

 


Reprenant ses réflexions plus qu’amorcées dans sa pièce-monologue « Je suis une fille sans histoire » de 2021, Alice ZENITER développe sa pensée, la précise encore un peu plus, l’affine et la déploie. S’appuyant sur l’art, la culture, et en particulier « son » milieu, celui de la littérature et du théâtre, elle démontre de manière stupéfiante le formatage de la fiction dans l’Histoire par la figure masculine toute puissante. Il en est de même pour le cinéma, et pas seulement pour celui d’antan.

« Je suis une fille sans histoire » était un texte bref et concis pour être joué au théâtre. Il le fut par ZENITER elle-même. Ici, si le discours est amplement densifié, il prend la forme d’un essai, toujours engagé, toujours enragé, toujours féministe. Comme dans le livre précédent, la littérature fictionnelle n’est pas le seul art cité dans cet ouvrage. Et Alice ZENITER se plaît à relayer des travaux d’autres femmes oeuvrant pour le désassemblage de la norme masculiniste du débat : « Dans « Sortir les lesbiennes », un documentaire radio de Clémence Allezard, la réalisatrice Céline Sciamma déclare qu’elle tient délibérément les hommes hors cadre, hors champ et ajoute que ça permet aux spectateurs masculins de s’identifier aux personnages féminins qu’elle filme. Ce qui pourrait se présenter a priori comme une exclusion est en réalité le seul moyen de les inclure. Trop peu habitués à passer d’un genre à l’autre lorsqu’ils entrent dans une œuvre de fiction, les hommes se projetteraient toujours d’emblée vers les personnages masculins et il faudrait faire disparaître ceux-ci pour que les spectateurs puissent connaître ce que les spectatrices et lectrices pratiquent depuis toujours : une identification indépendante du genre ».

L’autrice aime se faire la porte-parole d’idées déjà énoncées par le passé, mais pas encore acceptées. Ainsi pour justifier la présence d’une femme dans un roman par exemple, elle nous prie de réfléchir sur le fait que si la femme était dans cette histoire remplacée par une lampe, l’intrigue en serait-elle déformée ? En somme, la femme en tant que telle apporte-t-elle quelque chose à l’action ?

Puis convocation de Toni MORRISON et extraits d’une interview de 1993 de la célèbre romancière où elle pose les jalons d’une dissidence féministe dans la culture. Puis la plume d’Alice ZENITER va chercher dans les racines de la littérature, recensant des autrices oubliées ou contestées alors pour n’avoir que rappeler leurs droits de femmes et les devoirs des hommes. Pour parfaire ses convictions, elle ouvre et analyse brillamment des œuvres littéraires, l’occasion d’une autocritique avec le recul : certains personnages féminins de Alice ZENITER ne sont peut-être pas tout à fait à la hauteur, mais elle continue d’y travailler.

Ce texte sait se faire autobiographie, mais sans jamais en faire des tonnes : évoquer (avec cet humour propre à l’autrice, un humour décapant qui fait mouche à chaque saillie) sans dénoncer vulgairement, rappeler une attitude, un comportement d’un homme à son égard ou à celui d’une connaissance, l’image parle d’elle-même, c’est aussi là le grand talent de Alice ZENITER, saupoudrer sans étouffer, le coup n’en est que plus direct.

Elle excelle également dans la manière de ponctuer ses dires de notes de bas de pages, peut-être les passages les plus drôles du livre. Rappelant l’ouvrage que vous tenez dans vos mains, la voici qui écrit à ce propos en note de bas de page (et vous remarquerez que dans une chronique, nous ne citons que TRÈS rarement des notes de base page, aussi mon exercice présent se construit avec une certaine délectation) : « Là, par exemple, il y a une photo de moi sur le bandeau. J’espère que vous l’avez enlevé et que vous l’utilisez comme marque-page ou l’avez jeté parce que je ne voulais pas de photo de moi sur ce livre. On m’a répondu que c’était la charte graphique choisie pour tous les ouvrages de la rentrée. « Je vais faire une note de bas de page », ai-je annoncé d’un ton grave, et tout ce que ma menace a pu me faire obtenir, c’est que la taille de la photo soit réduite ». Car Alice ZENITER est consciente que les artistes en vogue – dont elle fait partie - peuvent être utilisés comme produits d’appel, et dans ce jeu sordide, la femme est montrée souvent par son profil, son image, pas par ses convictions. Il ne devrait plus jamais en être ainsi.

L’autrice se confie, comme rappelée par son parcours. Elle explique pourquoi elle n’a pas voulu enfanter, revient sur le but de son travail d’écrivaine : « Je veux écrire des livres qui soient accessibles au plus grand nombre mais je veux aussi sortir des schèmes préétablis dont je connais pourtant le pouvoir de séduction comme la capacité à rassurer. Pour résumer, j’ai le cul entre deux chaises narratives ». Pour étayer certaines de ses thèses, elle fait appel au défunt Umberto ECO sans oublier de tacler Alain ROBBE-GRILLET concernant son point de vue sur la disparition nécessaire du personnage dans la littérature.

De ce texte puissant et intelligent, chacun peut en tirer une leçon. Pour ma part (et je tiens à me dévoiler sur ce point), homme blanc, sémillant quinquagénaire conscient de mes privilèges mais affublé d’une éducation certes fort lointaine et en grande partie rejetée depuis, mais axée sur le patriarcat et le catholicisme (le patriarcat DANS le catholicisme ?), l’exercice de Alice ZENITER me permet d’entrouvrir des portes de déconstruction, permet de me rééduquer. J’ai toujours eu la conviction que l’âgisme par exemple était une grande fourberie, et j’ai tenté de comprendre les raisons et les racines de la domination masculine. Pour cela, j’ai toujours eu besoin d’êtres plus jeunes pour me rappeler certains devoirs, certaines évidences, pour me remémorer que le monde a changé et m’expliquer en quoi et pour quel bien. Ce livre de Alice ZENITER est l’une de ces pierres dans cette « rééducation », il est en tous points indispensable à des hommes de ma catégorie pour nous frotter aux réalités et admettre que nous avons encore tant de chemin à parcourir sur notre cohabitation avec les femmes, y compris dans l’art et la culture. « Toute une moitié du monde » vient de paraître, vous savez ce qu’il vous reste à faire.

 (Warren Bismuth)

2 commentaires:

  1. Ah!!!
    Je savais que tu allais aimer.
    Et j'espère du fond du coeur que les hommes de mon entourage liront aussi cet essai et qu'ils l'apprécieront autant que toi.

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    1. Des Livres Rances22 octobre 2022 à 14:29

      C'est tout le mâle que l'on peut leur souhaiter 😉

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