dimanche 11 décembre 2022

Jeton NEZIRAJ « Les cinq saisons d’un ennemi du peuple »

 


L’action se situe à cheval entre le XXe et le XXIe siècle, quelque part à Prishtina, capitale du Kosovo. La guerre contre la Serbie est terminée, les familles exilées rentrent chez elles, dans leur pays où tout est à reconstruire. Les villages restent en partie désertés car détruits, la population revient dans les villes, à Prishtina en particulier. La ville défigurée devient surpeuplée, les ouvriers du bâtiment, débordés, travaillent dans de rudes conditions, au mépris de la loi et de la sécurité. Les morts sont nombreux, comme pour rappeler qu’une guerre, même terminée, continue à tuer.

Cette pièce de théâtre kosovare traduite de l’albanais par Anne-Marie BUCQUET se déroule sur cinq saisons, les quatre dites classiques, agrémentées d’une cinquième, celle dans laquelle notre imagination peut mettre ce qu’elle veut, de l’espoir surtout. Les scènes parfois sombres dans le fond sont poutant souvent drôles, décalées, une sorte d’empreinte artistique de Jeton NEZIRAJ, écrivain de théâtre doué donnant libre cours à son imagination foisonnante.

Les drames se succèdent, presque dans l’indifférence générale tellement la guerre a laissé de séquelles, parmi lesquelles une sorte de « désensibilisation » de la population revenue enfin sur des terres choyées. « Ce n’est pas suffisant d’annoncer la mort d’un ouvrier. Il faut que nous attaquions sans ménagement ces patrons indignes qui traitent leurs ouvriers de cette manière. Ils les font travailler sur les chantiers dans des conditions d’insécurité épouvantables, sans protection sociale, sans rien. Et puis un jour, il y en a un qui tombe du vingtième étage et personne n’en a rien à faire ».

Les personnages en scène sont primordiaux. Tout d’abord l’architecte, celui qui doit superviser la reconstruction de la ville, il aimerait y voir pousser des jardins d’enfants, des parcs, une utopie en plein cœur de la ville pour aider la population à oublier, à rêver. Oui mais il y a les promoteurs immobiliers qui ont investi, qui cherchent le profit, et puis il y a l’administrateur des Nations unies, sorte d’œil aux abois européen, qui donne son avis, bien sûr selon ses propres avantages. N’oublions pas le Dieu des constructions, jouant un rôle déterminant.

Cette pièce de 2019 est un constat alarmant sur la reconstruction après guerre, sur la mentalité générale qui s’insinue insidieusement, la difficulté pour un pays de se recréer indépendamment. Partout le profit, la cupidité, le racisme. Ce pourrait être dramatique, ça l’est, mais le ton employé par Jeton NEZIRAJ, permet, grâce à ce rire du désespoir, de déverrouiller la torpeur, grâce à un humour communicatif car menant la tragédie en une sorte de satire bouffonne.

Souvent chez NEZIRAJ quelques images, plus fortes que les autres, frappent plus violemment encore : « Le béton recouvre la terre et la boue, / Car on ne supporte plus la boue, / C’est pour cet heureux jour que nous avons combattu, / Mettons une bétonneuse sur notre drapeau, / Pour le béton nous mourons, / De béton nous recouvrons même nos morts ! ».

L’humour est noir, grinçant. Plus de la moitié des villages du pays sont pourtant détruits. Et ne parlons pas de la corruption, présente jusque dans les médias, l’actualité manipulée, vendue aux enchères. Devant cette atmosphère presque surhumaine, un soupçon de fantastique s’invite dans le texte. Mais ce qu’il faut pourtant retenir, c’est que cet architecte empêché de faire son métier, qui d’ailleurs va très mal finir, cet architecte a réellement existé. Il s’appelait Rexhep LUCI. Cette pièce est son combat, comme le préfacier Shkëlzen MALIQI l’explique très adroitement.

La pièce débute et se clôt sur un poème, comme pour ouvrir et fermer une parenthèse dans une Histoire malmenée. Promesses, conscience, toutes annihilées au nom du Dieu argent : « Vous pensez que vous pouvez me corrompre ? C’est vrai, j’ai une chaîne privée, qui a donc besoin de recettes publicitaires pour exister. Toutefois, il s’agit ici de l’intérêt général et il ne peut y avoir le moindre compromis en quoi que ce soit avec qui que ce soit ». Et pourtant…

Jeton NEZIRAJ est une sorte de mascotte des éditions L’espace d’un Instant, qui lui ont consacré à ce jour sept publications (une huitième se profile pour 2023). Son théâtre est reconnaissable, militant, mais gargarisé de cet humour décapant qui permet de présenter les pires atrocités historiques à un public. Pas pour tous les publics, puisque plusieurs pays l’ont régulièrement censuré. « Les cinq saisons d’un ennemi du peuple » est un témoignage de premier ordre sur l’après-guerre au Kosovo, sur la reconstruction d’un pays meurtri et délabré. Pièce qui vient de paraître avec une couverture noire du plus bel effet.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

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