mercredi 28 décembre 2022

Nikos KAVVADIAS « Courants noirs »

 


Cet impressionnant ouvrage est sous-titré « Œuvre poétique complète », aussi vous savez d’emblée à quoi vous attendre. Tout d’abord cette précision d’importance : cette précieuse intégrale qui vient de paraître aux éditions Signes et Balises et traduite (ainsi que préfacée) par Pierre GUÉRY n’est pas une redite, mais bien la première édition mondiale proposant cette poésie complète. Même en Grèce, jamais un tel livre n’a à ce jour existé, vous comprendrez donc qu’il s’agit là d’un travail unique au monde.

Durant sa vie, Nikos KAVVADIAS (1910-1975) n’a publié que trois recueils de poésie, et le dernier, « Traverso », est sorti en 1975 après la mort de l’auteur. Ces trois recueils paraissent ici dans leur intégralité, mais ce n’est pas tout puisque pas moins de 45 poèmes « épars et inédits » figurent en fin de volume. L’éditrice a choisi le bilinguisme, chaque poème étant présenté à gauche dans sa langue originale, le grec, et traduit sur la page de droite.

Après une lumineuse préface de Pierre GUÉRY retraçant le parcours de Nikos KAVVADIAS dans une biographie brève mais pourtant concise, ainsi que les difficultés à traduire pareille œuvre poétique, le recueil débute tout naturellement sur « Marabout », le premier paru en 1933, qui est entre autres une suite de tranches de vie. Dans une poésie simple en quatrains rimés (que le traducteur ne suivra pas entièrement, il s’en explique avec justesse dans sa préface), l’auteur, qui vécut en majeure partie sur des bateaux (où il était télégraphiste), ravive sa mémoire, récente comme plus ancienne. Ainsi il dresse les portraits de prostituées rencontrées dans des ports, parle indirectement de son rapport à l’alcool, la drogue (la cocaïne surtout), rend hommage à des poètes souvent contemporains de lui. Scènes brèves du quotidien évoquant la mort, la fatigue, les souvenirs, dans une langue tantôt populaire ou argotique, tantôt recherchée, l’auteur ne se donnant aucune limite de style, en totale liberté.

KAVVADIAS a parcouru le monde entier, visité les cinq continents, y a erré dans les ports, les bistrots, les claques et lieux de débauche. « Brume », recueil paru en 1947, quatorze ans après le premier est, sans jeu de mots aléatoire, plus brumeux. Dédié à la nièce de KAVVADIAS, il est empli de pessimisme, de mythologie, offrant des portraits réels ou sortis de l’imagination de l’auteur. Jack LONDON, Panaït ISTRATI ou encore Nikos KAZANTZAKI ne les auraient sans doute pas reniés. Et puis le brouillard, le froid, le crachin, les abus. Dans une poésie se faisant plus opaque mais restant diablement sensitive, KAVVADIAS crée, invente, loin de l’orthodoxie poétique, même s’il tient à garder majoritairement la forme de quatrains. Il évoque la figure tutélaire de Federico GARCIÁ LORCA, ainsi nous percevons où ses idées politiques, même si très peu abordées dans ce recueil, se situent.

« Balance un os au chien noir qui aboie

et envoie notre « figure » en offrande aux pirates

Dis-moi, où se trouvait la terre en pleine mer ?

Avec l’arbre géant et l’oiseau qui croasse ?

 

Enfants, nous poursuivions l’Étoile du berger,

Petit oiseau des rivages, la vaste mer n’est pas pour toi !

Pour toi pas davantage, gamin que l’on a mis en terre à Conakry

- dans ta poche, quelques mots de ta mère pour recommandation ».

« Traverso » est le troisième et dernier recueil du poète, il est dédié à son petit-neveu de 8 ans (voir « Trois contes pour Filippos »). Textes écrits entre 1951 et 1975 ils ne paraissent qu’après la mort de KAVVADIAS, 28 ans après « Brume ». Là encore désillusion, noirceur, mythologie, le lectorat n’a pas toujours les clés pour déchiffrer le message, mais les mots seuls comptent, les images sont bouleversantes, et comme l’écrit si bien le traducteur « Après tout point n’est besoin, en poésie, d’interpréter clairement pour recevoir ce qui est là », soit un cadeau inestimable. Ici hommage est rendu à CHE GUEVARA, à quelques autres encore. Le dernier poème du recueil fut écrit peu de temps avant le décès du poète.

Les 45 « poèmes épars et inédits » sont une mine d’or, car écrits durant toute une vie, de 1922 (KAVVADIAS a alors 12 ans et fait paraître un journal scolaire) à 1971, dans l’ordre chronologique. Variés comme toute l’œuvre poétique du grec, si les premiers sont encore des balbutiements (avec pourtant certains foudroyances), ils se précisent peu à peu. On peut reconnaître les périodes d’écriture, tantôt les poèmes sont proches de l’atmosphère de « Marabout », tantôt des deux recueils suivants. Ils sont peut-être les plus intéressants de l’œuvre (même si « Marabout » m’a beaucoup impressionné par son style épuré et impressionniste qui peut paradoxalement se lire comme de la prose).

« Aujourd’hui comme toujours était un triste jour.

Le soir tombe et sur l’horloge les heures courent à l’envers.

Et nous, que tout le temps qui passe éloigne de la jeunesse,

On égrène le chapelet des innombrables erreurs.

 

On attend une dame qui a promis de venir, un soir,

Nous offrir une joie, ne serait-ce qu’éphémère.

On l’attend… mais elle ne viendra pas car on n’est plus un enfant

Et qu’une nuit profonde a tout recouvert. »

Certains poèmes sont écrits sous pseudonyme : à la fin des années 20 et au tout début des années 30 KAVVADIAS signe Petros Valchallas, certains de ces poèmes sont alors publiés. Puis en 1943, l’unique poème de l’énigmatique A. Tapinos (tapinos signifiant « le modeste », « le discret ») derrière lequel se cache KAVVADIAS qui craint la censure et les ennuis, lui sympathisant communiste et Résistant antifasciste. Il fut reproché à l’auteur de ne pas être assez engagé. Il me semble que tout est à relativiser, d’une part grâce à la teneur de certains des poèmes présentés ici, qui sont tout ce qu’il y a de politique, d’autre part un homme qui a vécu quasiment toute sa vie sur mer, c’est-à-dire dans un environnement clos et la promiscuité, n’est pas aussi réactif qu’un autre à tout ce qui se déroule sur terre.

KAVVADIAS s’essaie parfois à l’auto-analyse, même s’il n’est pas démontré que c’est bien lui qui se cache sous des traits qui peuvent être cruels (ou lucides ?) :

« Moi, je suis un homme amer, sans morale, mon âme est noire,

je l’ai gaspillée dans l’ivresse des mers.

Auprès de toi j’ai retrouvé mon petit cœur d’enfant,

qu’étrangement j’entends agonir lentement. »

KAVVADIAS commença à naviguer à 19 ans, devint télégraphiste en 1939 à 29 ans, il le restera toute sa vie. Il est surtout connu en France pour son unique roman, « Le quart », qu’il a en partie rédigé en mer sur du papier toilette, roman publié en 1954. Ici, le travail d’envergure pour réunir tous les poèmes paie, ce livre est magistral, envoûtant, impose un rythme et une atmosphère uniques pour une poésie maritime, le résultat est époustouflant, tant par son contenu (en fin de volume sont présentés « les lieux de Nikos Kavvadias », soit tous les endroits géographiques évoqués dans cet imposant recueil) que par son visuel. La couverture à rabats est d’une splendeur absolue. Quant au reste, c’est de la grande poésie, immense même, qu’il faut lire tranquillement afin de bien sentir les embruns.

Ces « Courants noirs » sont sans conteste l’un des sommets littéraires de l’année qui s’écoule, les éditions Signes et Balises en sont les principales coupables, cette intégrale est un joyau, un diamant étincelant, complétant ainsi les deux précédents ouvrages de Nikos KAVVADIAS parus dans cette maison singulière, « Journal d’un timonier et autres récits » en 2018 et « Nous avons la mer, le vin et les couleurs » en 2020, pour un triptyque éblouissant. Merci à Anne-laure BRISAC, éditrice, pour sa confiance, j’espère en être digne.

KAVVADIAS se présentait non pas comme un poète marin mais bien comme un marin écrivant de la poésie, d’ailleurs « Mon pire voyage, c’est sur l’asphalte que je l’ai fait ».

https://www.signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)

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