mercredi 4 janvier 2023

Fédor DOSTOÏEVSKI « Le Bourg de Stépantchikovo et sa population »

 


Ce roman reste aujourd’hui l’un des plus méconnus de DOSTOÏEVSKI, il est temps de lui rendre justice.

« Le Bourg de Stépantchikovo et sa population » est singulier pour ne pas dire unique dans l’oeuvre de Fédor DOSTOÏEVSKI. Rédigé en 1859, soit quelques années après le retour du bagne de l’auteur, il est aussi antérieur à tous les grands romans fresques qui ont hissé DOSTOÏEVSKI au sommet de la littérature mondiale. D’ailleurs, est-ce vraiment un roman ? Car son atmosphère, piaillante et bruyante comme une grande partie de l’œuvre du russe, est éminemment théâtrale, entre théâtre de boulevard et drame sociétal. Farce grinçante en même temps que comédie de mœurs sadique, « Le Bourg de Stépantchikovo et sa population » est une sorte de petit chef d’oeuvre dans le style, découpé en deux parties distinctes.

Le narrateur Sergueï Alexandrovitch, 22 ans, est aussi le neveu de Iégor Illitch Rostanev, brave homme veuf et héritier du village de Stépantchikovo. Sergueï Alexandrovitch quitte St Pétersbourg et s’apprête à rejoindre son oncle lorsqu’il apprend qu’un certain Foma Fomitch Opiskine, être visiblement abject, est venu s’installer sur le domaine. Les rumeurs vont alors bon train, alors que le narrateur fait halte près du bourg avant son arrivée. Il tombe enfin dans les bras de son oncle et les discussions sont toujours axées autour de Foma Fomitch, personnage central mais que pourtant l’auteur ne montre en direct qu’à partir de la fin du premier tiers du livre.

L’oncle Iégor, homme effacé, timide, soumis, père de deux enfants, ne souhaite pas se remarier. Sa mère vit avec lui et elle est littéralement envoûtée par Foma Fomitch. Mais Foma Fomitch, homme tyrannique et acariâtre, est un jour humilié devant témoins. Une profonde animosité entre Iégor et Foma se met alors en place… Et le ton du récit change radicalement.

Mettant en scène de nombreuses séquences d’humiliations, préfigurant ainsi « Humiliés et offensés » rédigé deux ans plus tard, DOSTOÏEVSKI entache perpétuellement ses personnages de mauvaise foi. Gouailleurs, cancaniers, vils, belliqueux, ils représentent ce que la société russe connaît de pire. Tableau de portraits effrayants d’un monde à la dérive, entre satire et bouffonnerie, dépeignant des êtres lâches, pathétiques, faibles et manipulateurs, couards et n’hésitant pas à détester leur propre personne en public pour mieux attirer l’attention sur eux et faire pitié.

Mais ce qui porte d’une force prodigieuse ce roman de mœurs, c’est inévitablement le style et le rythme imposé par l’auteur. DOSTOÏEVSKI, plus que jamais ici, use de l’écriture orale, pour laquelle il possède un don certain, renforce l’aspect théâtral et grotesque. Il s’exprime comme le peuple, fait parler haut et fort ses personnages, leur donne une libre parole, leur laisse le crachoir dans un rythme endiablé. Et nous atteignons des sommets de littérature.

« Le Bourg de Stépantchikovo et sa population » est sans doute l’œuvre de DOSTOÏEVSKI la plus proche de l’univers de GOGOL (auteur qu’il admirait) : situations absurdes, héros pathétiques, scènes de pure bouffonnerie : « … il me déplut beaucoup, juste en passant la porte et en apercevant toute la société autour du samovar, de soudain me prendre le pied dans le tapis, de chanceler, et, en luttant pour ne pas tomber, de me retrouver soudain au milieu de la pièce. Honteux comme si, d’un coup, j’avais ruiné toute ma carrière, mon honneur et ma réputation, je restais là sans bouger, rouge comme une écrevisse et posant un regard absurde sur l’assemblée. Je mentionne cette aventure, complètement insignifiante en elle—même, uniquement parce qu’elle eut une influence extrême sur mon humeur pendant quasiment toute la journée et, donc, sur mes relations avec certains des personnages de mon récit ».

Ce roman follement cynique pourrait paraître presque improvisé tant il « part dans tous les sens ». Pourtant il me paraît élaboré jusqu’au moindre détail. Je ne parviens pas à imaginer que l’arrivée du personnage principal se situe par hasard exactement au premier tiers de l’histoire, et son humiliation au milieu, quasi à la page près. Au fil de l’histoire, le ton s’assombrit, le climat plonge dans une tension noire, devient l’un de ces textes que l’on pourrait appeler « à la Dostoïevski », tout en gardant son aspect théâtral, mais devenant malséant, nous obligeant à suivre avec horreur les scènes les plus choquantes.

Et puis il y a la cerise sur le gâteau, cette traduction incroyable de André MARKOWICZ, qui a opté pour la traduction dans la tradition : tout traduire, les redites comme les hésitations, qui sont comme une signature chez DOSTOÏEVSKI : « Quarante ans que je vis, et, jusqu’à présent, jusqu’au moment où je t’ai connu, je m’étais toujours dit que j’étais, bon, un homme… enfin, et tout ça, quoi, comme il faut. Et je ne remarquais même pas que j’étais plus pécheur que le bouc, un égoïste de première grandeur, que je n’avais fait que du mal, je m’étonne encore que la terre me supporte ! ». Car tout DOSTOÏEVSKI est dans ces longs dialogues, monologues parfois, le génie se cache dans ces tirades folles, qui sont un feu d’artifice en même temps qu’une déchirure pathétique des protagonistes.

Peut-être mieux que quiconque, DOSTOÏEVSKI avait vu les travers, jusqu’au moindre détail, de ses contemporains, ici il l‘exprime dans un livre hybride : entre théâtre et roman, drame profond et comédie hilarante et jubilatoire, entre légèreté et tragédie. Ce texte est un chaînon évident entre les deux DOSTOÏEVSKI distincts, celui d’avant le bagne, celui d’après. Il n’est pas encore mystique, pas encore « halluciné », et il est évident qu’il prend un immense plaisir à écrire cette histoire, lui que d’habitude on sent tiraillé, torturé par la moindre idée qu’il a à mettre en scène. Ici il se lâche, il se déploie, il fait œuvre de liberté, il s’amuse comme un gosse. Ce roman mériterait une reconnaissance égale aux principaux chefs d’oeuvre de l’auteur, il n’a rien à leur envier, malgré un ton à l’opposé de ses grandes fresques, en tout cas dans la première moitié du roman. Pourtant, il fut fort mal accueilli lors de sa parution, DOSTOÏEVSKI ayant soit disant perdu son génie, le bagne l’ayant transformé et rendu médiocre. Personnellement, je vois dans ce roman une vraie passerelle entre ses œuvres passées et futures (en gros l’avant et l’après bagne).

« Le Bourg de Stépantchikovo et sa population » se doit d’être lu dans une traduction de MARKOWICZ pour prendre toute sa force. D’ailleurs, il y a longtemps, j’avais lu ce texte dans une autre traduction, l’avait apprécié, mais pas à sa juste valeur. Ici il colle au plus près du style, de la réalité de DOSTOÏEVSKI. Je place ce roman très haut dans son oeuvre, dans le peloton de tête. Pourtant il n’est jamais cité nulle part en référence, est même considéré comme une œuvre ratée et mineure, permettez-moi d’y entrevoir une certaine injustice, ou bien mes goûts sont d’une subjectivité aveugle. Mais ce qui me met en rage, c’est qu’il me fut offert par l’un des plus grands amis que j’ai sur Terre (pensez donc, 36 années d’amitié indéfectible !), et que la couverture du livre en question est introuvable sur cette satanée toile, il me faut donc me rendre à l’évidence et partager un visuel qui n’a rien à voir avec celui que je possède, à mon grand désarroi. Pause.

 (Warren Bismuth)

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