mercredi 11 janvier 2023

Goran STEFANOVSKI « Éloge du contraire »

 


Une fois n’est pas coutume chez l’éditeur L’espace d’un Instant : ce n’est pas une pièce de théâtre mais un essai présenté ici, même si évidemment il sera question de théâtre dans ce recueil de 14 discours et textes prononcés ou parus entre 1995 et 2018.

Goran STEFANOVSKI (1952-2018) fut très profondément marqué par ses racines, par leur porosité surtout. Né Yougoslave, il devient Macédonien à partir de 1991 après l’éclatement de son pays. Il rencontre une anglaise, découvre une autre culture, se rend souvent en Angleterre jusqu’à s’y fixer à la fin des années 90.

Dans ce recueil, l’auteur revient beaucoup sur ce parcours, racontant comment il a pu, grâce à ses rencontres, ses évolutions, ses déménagements, aiguiser sa pensée, celle d’une Europe toute en différences, en complémentarités, mais aussi en clichés, en a priori, une Europe d’une exceptionnelle hétérogénéité.

Cette suite de textes et discours peut se lire comme un semblant d’autobiographie, d’expérience au milieu des autres plus précisément, mais elle est beaucoup plus que cela. C’est aussi et surtout une analyse du territoire des Balkans, historique, politique, social, sociologique. Retour sur les guerres, les alliances, sur tout ce qui a aidé à fonder cet esprit balkanique, comme l’on parle d’âme russe. « Selon un vieil adage populaire des Balkans, il est impossible de naître et de mourir dans le même pays. En l’espace d’une vie, la maison te tombera sur la tête et tu devras la reconstruire. « Toujours la même chose ». C’est inscrit, comme une catastrophe naturelle ».

Goran STEFANOVSKI s’emploie avec rigueur à retracer la culture de cette Europe de l’est, cette inconnue totale aux yeux des occidentaux. D’ailleurs, souvent cette Europe de l’est est contée et expliquée par celle de l’ouest, par celle qui croyant pourtant la comprendre, la dépeint selon ses propres yeux, avec ses propres préjugés. Lorsqu’un occidental interroge un habitant des Balkans par exemple, c’est avant tout pour savoir comment cet étranger perçoit l’Occident, comment il se place par rapport à cette Europe-là. STAFANOVSKI dénonce, excédé par ce nombrilisme ouest européen.

Et pour certaines contradictions, qui deviennent pourtant des évidences, il prend exemple sur son propre couple: « Elle est anglaise. Au début elle vivait avec moi en Macédoine, qui faisait partie de la Yougoslavie, où elle était traitée comme expatriée. Avez-vous remarqué que les anglais ne sont jamais des émigrés, mais toujours des expatriés ? Soi-disant « l’anglais reste anglais partout dans le monde ». Soi-disant « quel homme raisonnable voudrait quitter l’Angleterre » ? À présent c’est moi qui vis avec elle en Angleterre, où je suis traité d’« immigré ». Vous noterez, je vous prie, que les Macédoniens à l’étranger ne sont jamais des expatriés, mais seulement des immigrés. Soi-disant, « quel homme raisonnable voudrait rester en macédoine » ? Cela mérite réflexion ! ».

Avec un ton irrévérencieux et offensif, l’auteur déconstruit les préjugés, les idées toutes faites sur la culture de l’est. D’ailleurs, qu’est-ce qui, chez cet homme, intéresse les habitants de l’ouest ? Son parcours d’expatrié de l’est, « émigré » à l’ouest. Ceci il n’en veut pas, il ne désire à aucun prix devenir une mascotte. D’ailleurs, s’appuyant sur le cas d’un touriste des Balkans en direction de l’ouest, il affiche les difficultés, les obstacles : « Si un artiste de mon pays veut visiter la Grande-Bretagne, il doit d’abord trouver quelqu’un qui lui fera parvenir une invitation officielle, puis il doit envoyer à l’ambassade un exemplaire récent de sa feuille de paye, une copie de son contrat de travail, le solde de son compte bancaire, remplir un formulaire de demande de visa, prendre rendez-vous, se rendre au consulat à l’heure précise, pas une minute avant ou après, passer devant un détecteur de métal, laisser les empreintes de ses dix doigts, une photographie biométrique des yeux, attendre d’être appelé par le haut-parleur, déposer les documents, repartir chez lui, attendre pendant une semaine, et prier ». En effet, la Macédoine ne fait toujours pas partie de l’Union Européenne.

STEFANOVSKI dénonce la bureaucratie kafkaïenne, en donne des exemples. Il ne peut s’empêcher, à notre plus grand bonheur, d’intégrer des scènes théâtrales à ses textes ou ses discours, prenant toujours son public à contre-pied, encore une fois, dans sa logique de ne pas interpréter ce que l’on attend de vous, selon vos origines ethniques ou vos convictions. En spécialiste de SHAKESPEARE, il s’appuie sur lui pour étayer certaines de ses thèses.

Son éloge du contraire représente cet arbitre, ce modérateur entre deux courants de pensée antagonistes, ce refus de tout fanatisme, de tout « définitisme ». STEFANOVSKI est lui-même à la fois révolté et empathique, désirant retourner la table mais après l’avoir méticuleusement débarrassée afin de faire le moins de casse possible. Il prend des exemples, littéraires entre autres, mais aussi de l’imaginaire collectif, notamment par cet extrait profond où il déconstruit le mythe du Sceptre d’Ottokar peint par HERGÉ à travers Tintin, mythe accumulant les clichés et les idées fausses. « Déconstruisons. Discutons. Éduquons-nous. Voyons ce qu’il y a derrière le cliché ». STAFANOVSKI revendique haut et fort le dialogue et l’écoute, en grattant le vernis. J’allais presque oublier d’évoquer l’humour dans ces textes, pourtant si présent et ravageur.

En préface de ce palpitant recueil, un texte pointu de Ivan DODOVSKI, traduit du macédonien par Frosa PEJOSKA-BOUCHEREAU, cette dernière signant également une postface concise et précise en guise d’analyse de l’oeuvre de STEFANOVSKI. Quant à la traduction du reste du recueil, elle est due à Maria BEJANOVSKA. Un livre en marge de la ligne éditoriale de l’éditeur, et pourtant totalement complémentaire, sorte de notice, d’outil théorique du reste des livres parus chez L’espace d’un Instant. Il vient tout juste de sortir, il est une pierre à l’édifice, un moteur.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

1 commentaire:

  1. Bonjour, je suis la traductrice des textes dramatiques de Goran Stefanovski ainsi que de ses essais. Je souhaite vous adresser ma traduction de sa pièce culte La chair sauvage qui vient de paraitre aux Editions Flora. Cordialement, Maria Bejanovska (mariabejanovska@gmail.com) https://mariabejanovska.wordpress.com/

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