dimanche 26 février 2023

Marguerite DURAS « Yann Andréa Steiner » et Yann ANDREA « M.D. »

 


Les couples littéraires célèbres sont ce mois-ci au menu du challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores. D’abord perplexe, Des Livres Rances est allé tirer son choix chez Marguerite DURAS et son jeune amant Yann ANDREA (auquel elle rajoute pour son titre propre le nom de STEINER), plaçant en face-à-face leurs textes respectifs à propos de « l’autre ». Ce choix fut-il judicieux ?

Alors que dans un texte bref sorti chez P.O.L. fin 1992, Marguerite DURAS se remémore la rencontre avec ce jeune homme inconnu, Yann, durant l’été 1980, puis les nombreuses lettres qui suivent, lorsque l’écrivaine, malade de l’alcool, malade du tabac et peut-être malade de la vie, fait de fréquents séjours à l’hôpital, son amant d’alors, Yann ANDREA évoque dans son  « M.D. » paru en 1983 chez Minuit l’un de ces séjours, long et marquant, en 1982, après la rencontre de Trouville idéalisée par l’autrice. S’ensuivent pour DURAS les vraies sensations amoureuses, où les deux tourtereaux parlent, de littérature notamment, et boivent, beaucoup, alors que M.D. s’était promise, en tout cas avait promis, de ne plus toucher au démon. Pour ANDREA, le décor est tout autre : description de cette descente aux enfers, de cet alcool-poison qui détruit DURAS, cette dégringolade pathétique faite de déni, qui entraîne l’hospitalisation de la romancière devenue loque. La majeure partie du livre se déroule d’ailleurs dans la chambre d’hôpital.

ANDREA : « Depuis Trouville, depuis l’été, mon seul désir est de vous voir cesser de boire, d’arrêter cette destruction, la passion mortelle pour l’alcool. La nuit, je rêve d’une chambre dans un hôpital où vous seriez soignée, moi près de vous, toujours, et votre corps débarrassé de ce poison indolore ». DURAS : « On ne connaît jamais l’histoire avant qu’elle soit écrite. Avant qu’elle ait subi la disparition des circonstances qui ont fait que l’auteur l’a écrite. Et surtout avant qu’elle ait subi dans le livre la mutilation de son passé, de son corps, de votre visage, de votre voix, qu’elle devienne irrémédiable, qu’elle prenne un caractère fatal, je veux dire aussi : qu’elle soit dans le livre devenue extérieure, emportée loin, séparée de son auteur pour l’éternité à venir, pour lui, perdue ».

C’est peut-être pour séparer l’histoire de son auteur que Marguerite DURAS convoque Théodora Kats, une héroïne sortie de son imagination mais qu’elle n’a jamais pu faire vivre ni se mouvoir jusqu’à terme. C’est par cette Théodora qu’elle suggère sa relation avec Yann, mais aussi ses propres souffrances, à elle, par le biais de l’expérience de Théodora dans les camps de concentration.

Puis s’invite une longue scène, celle d’un enfant et de sa monitrice, autre manière de jeter un voile sur une relation propre, lançant le joker de l’allégorie au centre de la table de jeu. Ce joker, se transformant à son tour, en un conte fantastique et onirique représentant un monde peuplé d’animaux.

Le texte de ANDREA est bien plus terre-à-terre. S’il vouvoie son aînée Marguerite dans ce texte (elle a 38 ans de plus que lui, son amant), c’est pour mieux lui montrer que dans son profond respect, il la voit pourtant glisser toujours plus bas, mourir peut-être, sans pouvoir l’aider. Lorsqu’elle parle, il ouvre chaque phrase par « Vous dites : » pour bien appuyer sur le fait qu’il écoute. « Vous dites : j’ai l’estomac brûlé par le vin ». Journal intime d’un homme qui redoute de voir décéder sa maîtresse et son inspiratrice.

Pour DURAS, après celui des camps, c’est le souvenir de Gdansk, contemporain à la rencontre. Gdansk et ses luttes, Solidarność, Lech WALESA, la Pologne rouge et son prolétariat en résistance, alors que se poursuit, de l’autre côté de l’Europe un amour en gestation. ANDREA, lui, reste dans une atmosphère intimiste étouffante : l’hospitalisation de Marguerite vu comme un enfermement, aucune pensée n’est ailleurs que dans cette chambre. S’il s’évade, c’est pour lui lire quelques pages de « Martin Eden », à elle enfin calmée par le lourd traitement médicamenteux. Puis le retour chez eux, les hallucinations chez une DURAS se revigorant pourtant, mais frappée d’un « affolement de l’imaginaire ».

Les textes sont courts, chez DURAS nous n’en remercierons jamais assez l’autrice, qui se perd dans cette volonté de donner différentes formes à sa relation. Ses récits, par leur style, font parfois mouche, mais celui-ci ne permet que de sentir s’alourdir les paupières. DURAS veut sans vouloir, désire parler de cet amour particulier, alors que paradoxalement son corps est à l’agonie, elle prend des chemins sinueux, indirects, qui rendent opaque un scénario pourtant simple. 140 pages aérées, c’est amplement suffisant. En revanche celui de ANDREA, même s’il peut paraître terriblement exhibitionniste, se contente de décrire les images comme les sentiments. Sans émotion. C’est d’ailleurs ce qui frappe. « Dans les larmes j’entends : il existe des gens qui ne meurent pas, jamais ».

Faire résonner deux textes à la fois si proches par le lieu, les dates, les protagonistes, ce qu’ils vivent, ensemble mais comme seuls, à la fois si distendus par leur pensée intérieure, leur vision et leur constat, est un exercice à la fois fascinant et difficile à retranscrire. Deux récits aussi intimistes amènent le lectorat à détourner parfois le regard, à culpabiliser d’être témoin d’un naufrage. Mais c’est aussi troublant de comparer deux points de vue faits de souvenirs communs mais quasi à l’opposé. Ils forment une sorte de correspondance intime à presque 10 ans d’intervalle, comme un écho.

Marguerite DURAS décède début 1996, un peu plus de trois ans après l’écriture de ce texte qui reste l’un de ses tout derniers. Quant à Yann ANDREA, après le décès de sa bien-aimée, il tente à nouveau d’écrire sur elle, comme en 1983, plusieurs fois, mais les publications ne suscitent que peu d’intérêt. Il meurt dans son appartement en 2014 à l’âge de 61 ans seulement, oublié.

https://www.pol-editeur.com/

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

 (Warren Bismuth)



3 commentaires:

  1. Si j'ai aimé certains textes de Duras, d'autres m'ont complètement laissé de côté, je me dis donc que celui-ci n'est pas pour moi. Néanmoins, ce billet est passionnant, quelle excellente idée de mettre en regard ces deux textes ! Je doute de les lire, donc je te remercie pour cette présentation très intéressante !

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  2. Belle idée de faire répondre ces deux textes que je ne connaissais pas du tout !

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  3. Je ne sais pas si je lirais ces textes mais lire la correspondance que tu fais entre les deux est passionnante à lire !

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