mercredi 26 juillet 2023

Yannis MAKRIDAKIS « La première veine »

 


Ce bref roman fut écrit en 2011, ici il est traduit du grec par Clara VILLAIN. Deux narrateurs se succèdent, un homme et une femme, elle en italiques, durant la même période, les années 1960. Lui est marin, son père est mort noyé en 1945, il a découvert la mer à 17 ans, en 1961. Elle on l’appelle Sissi, sa mère est morte en couches puis son père fut tué par les communistes en 1944 en pleine guerre mondiale. Elle fut élevée par sa tante.

Ce texte est pour le moins brutal dans les descriptions et les anecdotes : « À l’époque, ici on parle de 1961, les filles des villages, ils les descendaient toutes dans les ports et leurs pères les vendaient dans les bars ». Ainsi le narrateur rencontre des prostituées à chaque escale, dans chaque bar portuaire, certaines s’accrochent à lui par espoir d’une vie meilleure. Le narrateur, souvent en mer, découvre de nombreux pays pour lesquels il rapporte des souvenirs peu glorieux, plus rarement majestueux mais jamais gratuits. Ainsi au Pérou « Il a dit, capitaine, on stoppe les machines pour laisser passer les oiseaux. Les mouettes. Des milliers et des milliers d’oiseaux, un nuage ; on a arrêté le bateau et ils sont passés devant nous. Des millions ; le ciel avait disparu. Ça a duré dix minutes. Et là, le pilote nous a expliqué que pour le gouvernement, ça rapportait gros, les oiseaux. Ils allaient au large du port de Callao, sur des petites îles, et là-bas il y avait des prisonniers qui balayaient les fientes, tous les jours, ils les rassemblaient et les chargeaient sur des bateaux, ça partait en Europe, pour servir d’engrais ».

Cependant, le roman n’est pas à proprement parler un texte politique, même si bien sûr quelques évocations viennent l’approfondir. La narratrice est une ancienne prostituée qui a raccroché, elle s’était accommodée de son métier, recevant même des religieux, tout en refusant systématiquement toutes sortes de vices. Souvent fiancée, elle a toujours refusé le mariage, nous saurons pourquoi à la fin, alors que le narrateur est un homme marié. Sissi a vu dans sa carrière de nombreux pères amenant leur propre fils afin qu’ils se fassent dépuceler.

Les narrateurs ont vécu leur existence de manière pas toujours morale. Bien sûr, ils existe un lien entre eux, mais pas du tout comme l’on pourrait s’y attendre. Ceci aussi, nous l’apprendrons en fin de roman. Ils sont comme en train de se confier en direct à leur lectorat, le prenant à témoin, le tutoyant, lui le marin dans un tour du monde effréné des bordels, elle dans une vie de pute courageuse, honnête et anarchiste, tous deux dans un environnement sans foi ni loi.

Autre chose relie les deux protagonistes : lui a navigué partout dans le monde, connu de nombreux pays, elle se les est imaginés en pensée tandis qu’elle se faisait besogner. Le langage de ce roman est particulièrement cru et tout en oralité. Il montre que dans une vie tout est possible, même le plus indicible, comme pour expliquer que dans un pays à feu et à sang (en 1960, la Grèce est entre deux dictatures et le pays est instable et devient une vraie poudrière) la vie est à l’avenant. C’est à coup sûr sa force : raconter presque naturellement des horreurs du quotidien, les abus des hommes, la soumission de la femme, la condition des prostituées. La fin est réservée à la vie actuelle des deux narrateurs.

Ce roman de moins de 100 pages, paru en 2021 dans la magistrale collection grecque de chez Cambourakis, sent la pisse, la bière éventée, l’amour en berne, l’aspect vulgaire de la vie. Il peut être rangé aux côtés du roman de 1954 « Le quart » de Nikos KAVVADIAS pour le témoignage du narrateur marin. Quant au tout, il n’est pas sans rappeler dans son atmosphère puante de foutre le « Toi au moins, tu es mort avant » de Chrònis MÌSSIOS. Un exercice stylistique qui peut déranger mais qui colle parfaitement à l’univers général du roman.

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)

2 commentaires:

  1. Tu me donnes vraiment envie de lire ce bouquin! Merci pour cette chronique encore une fois !(je ne peux pas réagir sur Mastodon,il semble que je m'étais inscrit sur l'instance "mastouille" qui beuggait à donf et est passée à l'as ! Va me falloir me réinscrire sur 1 nouvelle instance, mais tout est en anglais ! Duraille pour moi !🙄)

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  2. Des Livres Rances29 juillet 2023 à 05:40

    Je pensais justement à toi lors de la lecture de ce roman, tu pourrais fort apprécier !

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