mercredi 30 août 2023

Marcel NADJARY « Sonderkommando »

 


Sous-titré « Birkenau 1944 – Thessalonique 1947. Résurgence », ce documentaire est bien plus qu’une curiosité, il est un maillon essentiel de la longue chaîne de l’histoire du témoignage dans la littérature concentrationnaire. Il est aussi une sorte de miracle historique par son existence même, car le premier manuscrit du déporté grec Marcel NADJARY à Auschwitz-Birkenau de mai 1944 à janvier 1945 aurait pu ne jamais être découvert puis déchiffré.

Le 24 octobre 1980, des élèves ingénieurs forestiers polonais déterrent une sacoche enfouie dans le sol de l’arrière-cour d’un crématoire de Birkenau. Dans cette sacoche une bouteille thermos, elle-même renfermant un manuscrit en grande partie illisible. Il est daté du 3 novembre 1944 et signé Marcel NADJARY, prisonnier et sonderkommando au sein du camp de Birkenau. Mais ce n’est pas tout : inexploitable en l’état à l’époque de son exhumation, ce document rare le devient seulement 38 ans plus tard, en 2018, soit près de 50 ans après le décès de son auteur (survenu en 1971), grâce aux nouvelles technologies, en l’occurrence à l’aide de l’analyse multispectrale. Ce manuscrit de quelques pages fut griffonné dans l’urgence, dans le camp même, alors que NADJARY est certain d’être exécuté par les SS, connaissant trop de détails sur leur entreprise de la solution finale. Le style est précipité, le fond absolument testamentaire, il relate les événements majeurs au sein du camp ainsi que la mort prochaine de l’auteur des lignes. Qui n’aura pourtant pas lieu.

En avril 1947, après la libération des camps mais en pleine guerre civile grecque, NADJARY a écrit à Thessalonique un second manuscrit, plus étayé, plus long. Dans celui-ci, rédigé de manière plus posée, l’auteur reste cependant en partie dans l’urgence. S’il donne plus de détails sur sa captivité, son parcours en temps de guerre, les phrases restent brèves, percutantes, parfois sous forme télégraphique, comme s’il devait terminer son épreuve le plus rapidement possible, s’en « débarrasser » sans pourtant omettre un quelconque détail majeur. Il s’attarde bien plus sur des croquis du camp, devenus éléments historiques d’envergure de par leur précision quant à l’architecture du complexe. Il revient sur les accusations de Résistance active qui ont entraîné son arrestation en Grèce, puis les interrogatoires sous la torture, l’arrivée au camp d’Auschwitz-Birkenau sous le matricule n°182669.

Dans le camp, NADJARY a assisté aux gazages des juifs, a traîné les corps jusqu’à un monte-charge avant leur destruction par le feu, il a pilé les cendres humaines. Ce qu’il a vu est indicible, dangereux aussi, car les nazis peuvent le liquider à tout moment, faire taire définitivement ses yeux. Durant sa déportation, il a cependant eu la force de monter une pièce de théâtre. Qui fut jouée.

Nous avons ici pour le premier manuscrit un témoignage crucial d’un prisonnier écrivant en direct d’un camp d’extermination, dans l’agitation mais comme pour laisser une trace indélébile. Pour le second, se remémorant les épreuves du passé, il vient compléter le premier. Dans cet épais livre, le lectorat se place lui aussi au cœur de l’action, car le volume offre les fac-similés de chaque page des deux manuscrits. Mieux : il propose pour le premier d’entre eux un visuel de son état initial tel qu’il fut exhumé en 1980, puis une version restaurée après l’analyse multispectrale de 2018, après rectifications du musée d'Auschwitz de 2020. La différence est flagrante. D’une page considérée comme presque vierge surgit soudain de « vrais » mots, avec de vraies lignes dans de vraies pages. Et tout s’éclaire, NADJARY révélant également une tentative de démolition de l’un des crématoires du camp par des prisonniers.

Ces deux manuscrits parlent pour l’Histoire. Mais ce n’est pas tout. De nombreux historiens et/ou spécialistes de la shoah se succèdent dans de longues analyses sur la découverte du premier manuscrit, sur la rédaction du second, sur le parcours de son auteur, mais aussi sur les (sur) vies dans le camp de Auchswitz-Birkenau. La préface présentée après les manuscrits est signée Serge KLARSFELD, la fille de NADJARY, Nelly, dressant ensuite une brève biographie de son père dans laquelle nous apprenons que l’auteur des deux textes a refait sa vie puis émigré à New York en 1951 (la destination initiale était Indianapolis, Nelly nous explique pourquoi il n’en fut rien) avec sa femme, elle-même rescapée du camp de Bergen-Belsen. Leur fils Alberto prend la plume à son tour pour se souvenir de son illustre paternel.

Dans les témoignages de celles et ceux qui l’ont connu, il en ressort systématiquement son grand sens de l’humour et son charisme, même au sein du camp, Andréas KILIAN analyse d’ailleurs ce fait, avec justesse et recul. L’existence des manuscrits est sondée par Fragiski AMPATZOPOULOU avant de laisser la place à Georges DIDI-HUBERMAN et son approche philosophique et psychanalytique passionnante de la vie en camps. L’aspect technique du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau ainsi que la détention de NADJARY sont proposés par Tal BRUTTMANN, Loïc MARCOU, le traducteur, confessant avec brio les difficultés de traduire des documents tels que celui de Marcel NADJARY.

Le volume se clôt sur une mine d’informations : une chronologie précieuse et détaillée des faits, une bibliographie vertigineuse (plus de 20 pages, dans lesquels nous apprenons furtivement qu’un livre sur un sujet similaire paraîtra en 2024 chez Signes et Balises) et multilingue, une liste d’archives audiovisuelles, multilingue elle aussi, puis des listes de noms et lieux que nous rencontrons tout au long du recueil, d’organisations grecques de Résistance ainsi qu’un glossaire sur les termes allemands employés dans le présent volume. Les annexes sont de Loïc MARCOU, fort impliqué dans cet ouvrage qui devrait devenir un témoignage de référence en France. C’est en effet la première fois qu’il est traduit et publié en intégralité dans cette langue.

Ce livre est un monument. Au-delà de l’aspect historique notoire, il résulte d’un travail collectif colossal. Quand au choix esthétique il est tout simplement époustouflant. En effet, en plus des fac-similés des écrits de NADJARY, des photographies diverses sont ici insérées, faisant de ce recueil un documentaire à la fois littéraire mais aussi visuel. Pour finir il est une archive extrêmement documentée sur la Grèce durant la seconde guerre mondiale et sur la guerre civile qui lui succède (1944-1949).

Les éditions Signes et Balises nous avaient déjà impressionnés l’an dernier avec la parution – une première mondiale – de l’intégralité de la poésie du grec Nikos KAVVADIAS (œuvre majeure !) en version bilingue. Ici, en près de 500 pages, c’est la partie la plus sombre de l’Histoire contemporaine mondiale qui rejaillit avec des témoins directs, mais aussi des spécialistes de cette période. L’objet est co-édité avec les éditions Artulis, petite maison dont le catalogue est cependant alléchant, tant visuellement qu’au niveau du contenu. C’est à coup sûr l’un des événements de l’année 2023 en matière de publication ainsi qu’un support indispensable sur la littérature concentrationnaire.

Décédé aux Etats-Unis 9 ans avant la découverte de son premier manuscrit, Marcel NADJARY ne saura jamais qu’il fut exhumé, déchiffré puis publié. C’est cela aussi la force de l’Histoire, des témoignages disparus ou inconnus retrouvés presque par hasard, qui constituent vite une source capitale pour une compréhension ultérieure des faits et de la barbarie.

https://www.signesetbalises.fr/

http://www.editionsartulis.fr/artulis/accueil.htm

(Warren Bismuth)

dimanche 27 août 2023

Alexandre DUMAS « Le chevalier de Maison-Rouge »

 


Alors, DICKENS ou DUMAS ? Nous demandent ce mois-ci les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores… Je n’ai pas eu à tergiverser puisque un exemplaire du « Chevalier de Maison-Rouge » de DUMAS père, offert il y a des années, était confortablement calé au sein de ma pile à lire, il suffisait de l’en extraire.

« Le chevalier de Maison-Rouge » fut écrit en 1845-1846, en collaboration, comme souvent chez DUMAS, avec Auguste MAQUET, et relate des évènements se déroulant à Paris en 1793, alors que la reine de France, Marie-Antoinette, est recherchée. Le roi Louis XVI vient d’être raccourci (concernant la guillotine, DUMAS emploie la belle expression « éternuer dans le sac ») et il faut pour le nouveau régime politique faire payer tous les acteurs principaux de la vieille monarchie française.

Pendant ce temps-là, le citoyen Maurice Lindey, lieutenant de la garde nationale, républicain actif et respecté, sauve une femme en pleine nuit alors qu’elle allait être arrêtée. Il en devient vite amoureux, elle se nomme Geneviève Dixmer, femme d’un monarchiste qui décide de profiter de la vénération de Lindey pour Geneviève pour l’introduire dans la famille. Alors commence véritablement l’intrigue à tiroirs, dont DUMAS est un spécialiste.

En effet, tout l’univers de DUMAS est dans ce roman : complots, trahisons, personnages mystère, ambivalents, déguisés ou non, pseudonymes, amants dans le placard, vaudevilles, Cielmonmari, atmosphère touchant à son apogée avec l’entrée en scène (le livre est très théâtral) de ce chevalier de Maison-Rouge, énigmatique idolâtre de la reine. Le style est enlevé, typique du XIXe siècle, sans grande recherche esthétique, plutôt là pour conter une histoire qui se tient malgré quelques grosses ficelles.

DUMAS semble aimer son personnage de Lindey. D’ailleurs, ce qui est rare dans un roman, il n’emploie que son prénom, Maurice, alors qu’il nomme les autres personnages par leurs patronymes. Il paraît aussi apprécier le comparse de Maurice, Lorin, qu’il fait en partie parler en vers. Tout le paradoxe de DUMAS réside dans cette attraction pour Maurice, et donc pour la République pourrait-on croire. Pourtant, sans que ce soit explicite, il regrette le bon temps de la monarchie et veut, c’est évident, réhabiliter la figure de Marie–Antoinette, personnage peut-être le plus intelligent, le plus posé du roman. Quant à son Maurice, nouveau paradoxe, et alors qu’il veut en faire un protagoniste proche de la perfection et de la probité absolue, il nous le rend irritant, en partie par son attitude envers Geneviève – une monarchiste - qu’à force d’aimer et de vouloir sauver, il finit par étouffer psychologiquement, c’est du moins mon impression. Mais Geneviève, un peu mièvre, un peu caricaturale, n’en tiendra pas rigueur à Maurice. En trame de fond, c’est l’expertise plus ou moins réelle de la justice française révolutionnaire, expéditive.

En effet, les personnages sont un brin caricaturaux. La lecture est plaisante mais s’avère un peu longue. Car comme à son habitude, DUMAS en tartine des pages et ce roman est un pavé, un de plus dans son œuvre. Dieu est aboli, pourtant les révolutionnaires le vénèrent encore en cachette. Car il y a une posture publique et une privée pour ces révolutionnaires en (sans) culottes courtes. Quant au chevalier de Maison-Rouge, il joue en quelque sorte le rôle de l’Arlésienne, on en parle beaucoup mais on le voit peu.

Quoiqu’écrit avec emphase, « Le chevalier de Maison-Rouge » est un roman parfait pour se vider la tête en période estivale. Vous n’y apprendrez pas grand-chose sur la révolution française ni sur la monarchie déchue. Mais il se laisse déguster par petits bouts, il est cohérent quoique fort grandiloquent (on est chez DUMAS, ne l’oubliez pas !), et sans être un grand livre il est agréable à suivre, un peu comme un vieux feuilleton que l’on regarderait d’un œil distrait. De plus, et ce n’est pas le moindre attrait, la fin dantesque est particulièrement bien amenée et soignée, même si je lui préfèrerai à vie « Le comte de Monte-Cristo ». J’ai pour ma part trouvé un certain climat plus tard propre à Gaston LEROUX pour les énigmes, les personnages mystérieux et les scènes impossibles, dans un style pourtant fort différent. DUMAS possède l’une des œuvres les plus imposantes de toute la littérature française, il ne faut bien sûr pas projeter une lecture dans son intégralité, mais un roman toutes les décennies (dose homéopathique) peut être un régime apaisant.

À l’origine, suite à cette chronique, je devais en rédiger une autre pour lui faire écho, à partir de l’essai de Pierre BAYARD « Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ? » de 2015, où l’auteur tente d’épargner l’héroïne du roman (elle meurt dans la version originale, mais ceci vous le savez déjà) dont il était tombé amoureux dans sa jeunesse. Mais le tout ne m’a pas paru convaincant. BAYARD peut être impressionnant par sa vision déformée et très originale d’œuvres littéraires, y agrémentant psychanalyse et philosophie dans une lecture exigeante mais toujours amusante. Mais ici il s’embourbe, tournant en rond avant de proposer une fin alternative un brin « facile » du roman de DUMAS et MAQUET (et puis j’exècre les redondances répétées du « D’autant plus », bref).

J’en profite ici pour signaler qu’avec mon écriture et mes réflexions approximatives, sans compter un style libre et confus, il va sans dire que je n’ai à aucun moment eu recours à ChatGPT pour élaborer ne serait-ce qu’une seule de mes chroniques. Mais vous l’aviez déjà remarqué.

 (Warren Bismuth)



dimanche 20 août 2023

Maxime GORKI « Thomas Gordeiev »

 


J’en parle régulièrement sur ce blog, il est parfois malaisé d’obtenir des informations fiables et précises sur la littérature russe classique. Tenez, par exemple, ce roman de Maxime GORKI : dans l’édition où j’ai pu le lire, il est précisé en préface qu’il est le premier roman de l’auteur. Or, il existe trace au moins d’un autre, antérieur, « Paul le malchanceux », écrit plus de quatre ans avant. Petit jeu : tentez de dégoter une bibliographie complète de GORKI avec dates de parution. Aussi célèbre que peut avoir été cet auteur, votre recherche a de forts risques de ne pas aboutir. Aussi, contentons-nous de voir dans « Thomas Gordeiev » le roman de la maturité de GORKI.

« Thomas Gordeiev » fut terminé en 1899. Ignace Gordeiev, un riche et puissant veuf sans fils, se remarie à 43 ans avec une jeune cosaque, Nathalie, qui meurt en couches en donnant justement naissance à un fils, Thomas. Il sera le héros malheureux de ce roman. Elevé chez son parrain Maiakine, il découvre la cruauté des hommes, notamment lorsqu’à 6 ans son père Ignace décide de le reprendre pour l’éduquer avec tante Anphissa. Tandis qu’Ignace s’enivre, Thomas est inscrit à l’école, où il fait connaissance avec quelques camarades.

Ellipse de huit ans, nous retrouvons Thomas devenu jeune patron dans l’entreprise familiale. Il est un marchand respecté et riche à son tour sur des bateaux descendant la Volga, rencontre la mystérieuse Pélagie, 30 ans. Son père meurt, c’est alors que Thomas doit affronter ses responsabilités et ses contradictions.

« Thomas Gordeiev » est de ces romans russes classiques amples et puissants avec des personnages de caractère et de longs dialogues profonds. Tiraillé entre ses obligations et sa volonté de faire la fête mais aussi d’être un homme libre, Thomas Gordeiev est un anti-héros qui marque par son entièreté et ses déchirements. Amoureux de plusieurs femmes, il se torture psychologiquement, ne se sent pas à sa place dans la société russe. Il prône un communisme ardent et pur tout en festoyant, dérangé par sa propre catégorie sociale. Car GORKI tient à dénoncer les abus de pouvoir du commerce et sa toute puissance, même si ce long roman fertile souffre de quelques (rares) baisses de régime (tsariste, bien sûr).

Dans les personnages de GORKI, il y a quelque chose de Dostoïevskien dans leurs idéaux, mais aussi de Tolstoïen dans leurs désirs, tout comme peut paraître Tolstoïenne la structure même du roman. Quant à ce Iejov, camarade de Thomas dans l’enfance, il ressurgit tout à coup une fois adulte, avec des idées politiques fortement ancrées, il est influent et possède une véritable carrure, il est à rapprocher de certaines figures Dostoïevskiennes.

On peut voir aussi dans les propos des protagonistes du roman des accents Léniniens : « L’avenir appartient au monde honnête du travail… Une haute tâche vous incombe. C’est vous qui devez édifier la culture nouvelle !... Fils de soldat, je suis des vôtres par le sang et par l’esprit. Je vous propose de boire à votre avenir ! ». « Thomas Gordeiev » est à coup sûr un roman prolétarien qui préfigure les révolutions russes à venir. Il me plaît de penser que, paru en 1899, il est l’ultime grand roman russe de ce foisonnant XIXe siècle, tout comme j’aime l’imaginer tout premier des romans russes du XXe siècle traduit en France (1901, même si je n’en ai retrouvé aucune trace). Car il est ce mélange de décor et de structure XIXe siècle avec un développement politique alors peut-être révolutionnaire, en tout cas proche des thèses que LÉNINE ne va pas tarder à mettre en œuvre.

Dans la préface à laquelle j’ai eu accès, « Thomas Gordeiev » est présenté , je l’ai dit, comme le premier roman de GORKI alors qu’il n’en est rien, puisque « Paul le malchanceux » fut rédigé en 1894. Mais revenons justement à ce dernier : il semble être en partie une première version de « Thomas Gordeiev », une sorte de brouillon. L’héroïne n’a-t-elle pas le même prénom, Nathalie, que la mère de Thomas morte en couches ? Paul n’est-il pas cette espèce d’idéaliste peinant à trouver une place sociale, comme Thomas ? Tous deux ne furent-ils pas des enfants abandonnés ? Les points communs sont nombreux entre ces deux romans. « Paul le malchanceux » est paru en 2014 chez le Temps des Cerises. Les deux romans comportent des fins magistrales et épiques. Les différences notoires entre les deux textes sont le ton : « Paul le malchanceux » est truffé d’humour, ce dont est totalement dénué son petit frère littéraire, et le style, manquant encore d’assurance dans le premier, est totalement abouti dans le second. Mais qu’en est-il du parcours d’éditions françaises de « Thomas Gordeiev » ?

Je ne trouve pas de trace précise de ce titre avant 1950 (alors qu’il avait été presque immédiatement traduit en français), puis plusieurs éditions à cette date, une autre en 1969, une dernière semble-t-il en 2002. Mais ce qui est frappant, c’est qu’un roman aussi copieux, aussi sincère, aussi fort n’ait eu qu’une seule traduction française publiée depuis plus de 70 ans. En effet, seule la traduction de Claude MOMAL est disponible. Alors que l’on fait œuvre de modernisation de traductions, que l’on retraduit pour coller au plus près des textes originaux, que l’on désire faire redécouvrir des textes grâce à de nouvelles traductions, « Thomas Gordeiev » attend son heure, viendra-t-elle ? Car il est aujourd’hui difficile de se procurer ce roman en France. Indisponible depuis longtemps en livre neuf, il est même absent des portails de littérature numérique dans le domaine public. Pourtant il me paraît être un chaînon indispensable entre les deux littératures russes qui s’affrontent et se complémentarisent en même temps : celle classique et sociale du XIXe et celle plus directement politique et plus désenchantée de la première partie du XXe. GORKI est en partie oublié aujourd’hui, il est pourtant un auteur influent majeur de la culture russe, pas toujours dans les meilleures dispositions par ailleurs vis-à-vis du pouvoir (voir ses liens ambivalents avec STALINE), mais ceci est une tout autre histoire. Le fait est que son nom a été en partie éclipsé au fil des décennies et de l’Histoire, peinant aujourd’hui à exister aux côtés des POUCHKINE, GOGOL, DOSTOÏEVSKI, TOLSTOÏ et autre TCHEKHOV, à qui ce livre est par ailleurs dédié.

« Je rassemblerais les vestiges de mon âme en lambeaux et en même temps que le sang de mon cœur je les cracherais à la gueule de vos intellectuels, que le diable les emporte ! Je leur dirais : punaises ! Vous, la meilleure sève de mon pays ! Le fait que vous existez a été payé du sang et des larmes de dizaines de générations de Russes ! Oh ! Poux que vous êtes ! Comme vous coûtez cher à votre pays ! Que faites-vous donc pour lui ? Avez-vous métamorphosé en paroles les larmes du passé ? Qu’avez-vous donné à la vie ? Qu’avez-vous fait ? Avez-vous consenti à vous vaincre vous-mêmes ? ».

 (Warren Bismuth)

dimanche 13 août 2023

Léon TOLSTOÏ « Résurrection »

 


Étrangement Léon TOLSTOÏ (1828-1910) a écrit peu de romans. Si nombre de ses nouvelles pourraient aujourd’hui, par leur ampleur, figurer au nombre de ce format, seulement une poignée se voit en être attribuée, parmi lesquels « Résurrection ».

« Résurrection » est un roman ample, typiquement russe, avec ses intrigues, ses longues séquences d’amour, sa pléthore de personnages, son contexte historique. La Maslova, Katucha, est une prostituée condamnée pour meurtre suite à un procès irrégulier conté par l’auteur, gâché par les jurés dont faisait partie Nekhludov, un homme qui a aimé Katucha 10 ans plus tôt. Il va tout mettre en œuvre pour la faire reconnaître comme innocente et la sauver du bagne.

Comme souvent chez TOLSTOÏ, on tergiverse, on souffre mentalement, on se flagelle beaucoup. Car ce Nekhludov, touché par la grâce, cherche la rédemption en vue d’une purification pour donner un sens à sa vie. Après des années de débauche, il veut se racheter et faire le bien sur terre. Avec une foi touchant au mysticisme, son but est de distribuer le bonheur, non sans un discours anarchiste, puisqu’il veut entre autres, lui le barine, rendre ses moujiks propriétaires de ses propres terres. « Le projet de Nekhludov partait d’un désir de renoncer à son intérêt personnel pour l’intérêt des autres ».

Vous l’aurez aisément compris, Nekhludov est le double de TOLSTOÏ, dont la volonté de créer une religion nouvelle et mystique, le Tolstoïsme, son « anarcho-christianisme » à son paroxysme en cette fin de XIXe siècle. Nous sommes alors en 1899, il termine « Résurrection » à la toute fin de cette année-là. Nekhludov est son moi propre qu’il affirme, scrutant ses personnages de manière psychologique voire psychanalytique. Katucha est une femme qui s’enivre, qui se salit physiquement comme moralement, qui sait charmer pour obtenir ce qu’elle veut, et son double à lui, l’auteur, cherche à la replacer sur le droit chemin, celui de la rédemption, et donc de la Résurrection. Nekhludov se sacrifie pour la Maslova, veut l’épouser, ce qu’elle refuse, la suit lors de ses voyages entre deux détentions, le but ultime étant une déportation en Sibérie.

Nekhludov, dans ce besoin de produire le bien, est un être irritant car surenchérissant dans une bienveillance touchant à l’envahissement. Cherchant à tout prix à se purifier, il semble vouloir purifier de ce fait la terre entière. Mais ne vous méprenez pas pour autant : « Résurrection » est un très grand roman de TOLSTOÏ. Oui, malgré tout ce que je viens de décrire, cette histoire est bouleversante, notamment par la description des conditions de détention des prisonniers russes sous le tsarisme, mais pas seulement. L’étude des personnages est poussée, la doctrine chrétienne est finement déployée même si elle tourne à une sorte de caricature du bien « à tout prix ». Quant à la morale anarchiste, elle est parfaitement en place, elle représente les revendications et les postures de TOLSTOÏ à cette époque.

La traduction que j’ai lue est signée Teodor de WYZEWA, mais comme vous le savez, rien n’est simple dans les retranscriptions de la littérature russe classique. En effet, nous trouvons plusieurs traces de traductions de ce texte sous cette signature, mais différentes… Il en existe au moins deux, pas tout à fait similaires, et surtout le texte n’est pas découpé de la même façon pour les chapitres, les noms des personnages sont également modernisés (ce qui ne cesse d’ailleurs d’évoluer dans les traductions de littérature russe), de quoi devenir chèvre. J’ai pour ma part utilisé la version disponible gratuitement sur Wikisource.

« Résurrection » est de ces classiques amples, forts, malgré des longueurs (600 pages tout de même), de nombreuses redites, mais il vaut largement l’expérience de lecture. Il est une fresque que l’on a du mal à lâcher, un roman d’une grande profondeur, sans doute novateur pour son époque par ses thèmes et en tout cas pour la manière de les présenter. Et au risque d’en choquer, je rajouterai qu’il en ressort un ton particulièrement Dostoïevskien (dans le mysticisme, la souffrance, les éléments féminins, les contradictions, la lutte pour Dieu ou contre son absence, etc.), et c’est sans nul doute le plus Dostoïevskien des textes de TOLSTOÏ, il est d’une grande puissance, d’un grand aboutissement, il me paraît l’un des chaînons incontournables de l’œuvre.

 (Warren Bismuth)

dimanche 6 août 2023

Nikolaï GOGOL « Les nouvelles ukrainiennes »

 


Il serait indécent de vous présenter Nikolaï GOGOL (1809-1852), figure tutélaire de la littérature russe, souvent copié mais rarement égalé. Au-delà de cette notoriété, GOGOL a peut-être créé un style, une ambiance, la littérature fantastique, pas en tant qu’œuvre d’anticipation ou de science fiction, mais bien d’univers « extra-humain » engendré par les croyances, les rites, d’où les visions parfois surnaturelles. Car le diable est omniprésent dans ces nouvelles écrites entre 1831 et 1835.

« Les nouvelles ukrainiennes » regroupent deux recueils : « Les veillées du hameaux I & II » et « Mirgorod », et dépeignent avec force détails la vie des paysans d’Ukraine au XIXe siècle, avec les costumes, le folklore local, les croyances donc, et la terreur face au diable. La première nouvelle de 1831 (l’auteur n’a alors que 22 ans), « La foire de Sorotchintsy » est à elle seule un petit chef d’œuvre et pourrait être une synthèse de l’œuvre future : scènes absurdes, drôlerie, séquences vaudevillesques, action sans cesse en mouvement, fort aspect théâtral, grotesque et burlesque.

GOGOL n’hésite pas à prendre son lectorat à témoin tout en dessinant le folklore rural de son peuple ukrainien, ces marchés fastes où des fermiers cherchent des hommes à marier pour leurs filles. Surgissent de nulle part des cosaques, des zaporogues, toute l’Ukraine prête à se battre pour sa liberté, au milieu de sorcières, de personnages décalés, fous, tonitruants et agités.

Nouvelles en mouvement, elles pétillent par leurs scènes folles, leurs couleurs et leur exubérance. C’est tout cela GOGOL. Le premier recueil, présenté en deux volets distincts « Les veillées du hameau I & II » renferme huit nouvelles, caractéristiques de l’univers du maître ukrainien. Le second contient quatre nouvelles, plus connues, dont la plus longue « Tarass Boulba » dans sa première version (la deuxième sera plus tard rédigée sous un format roman), une nouvelle guerrière qui s’attarde peut-être un peu trop, et passé la surprise de constater une facette différente du style de l’auteur, une envie incontrôlable d’atteindre enfin la dernière page.

La dernière nouvelle de ce recueil, issue de « Mirgorod », représente comme la première (des « Veillées du hameau ») tout un pan de l’atmosphère Gogolienne : la preuve par l’absurde. « La brouille des deux Ivan » dépeint deux amis unis comme les cinq doigts de la main, qui soudain et pour une broutille, deviennent les meilleurs ennemis du monde. On rit beaucoup, on s’esclaffe, même si bien sûr GOGOL n’est pas exempt des réflexes quelque peu nauséabonds des idées reçues de son siècle, je pense au sort réservé aux juifs. C’est une lecture de son temps, il faut s’y préparer (comme beaucoup de clichés véhiculés par un XIXe siècle dont la littérature ne sera pas épargnée, la russe peut-être plus que toutes les autres). les quelque 500 pages du recueil ne s’avalent pas d’une traite, il faut les laisser mûrir, les abandonner pour mieux les reprendre ensuite, elles sont une fresque impressionnante de la vie rurale ukrainienne.

GOGOL est un auteur à redécouvrir, aujourd’hui peut-être plus urgemment que jamais, il est cet écrivain qui mieux que tout autre dépeint le peuple ukrainien, ses paysages, son quotidien et ses rites. Cette chronique est d’ailleurs dédiée à ce peuple qui aujourd’hui encore doit se défendre du monstre russe, comme si l’Histoire tendait à bégayer éternellement dans cette partie du monde. « Les nouvelles ukrainiennes » fut lu dans sa version disponible dans le recueil « Nouvelles complètes ».

 (Warren Bismuth)

mercredi 2 août 2023

Jaroslav HAŠEK : Trilogie du brave soldat Švejk

 


Ivrogne, irrévérencieux, anarchiste, Jaroslav HAŠEK a créé l’un de ces monuments de la littérature qui traversent les âges, le brave soldat Švejk. Né en 1883 à Prague, HAŠEK imagine son héros dès 1911 mais le développe vers 1920, à son retour de soldat de la première guerre mondiale.

Švejk est pour le moins un personnage atypique : prédisant une guerre mondiale suite à l’assassinat de l’empereur d’Autriche François-Ferdinand à Sarajevo en 1914, il est arrêté puis emprisonné, avant de participer (d’assister serait plus juste) à cette guerre. C’est le début d’une longue série, au propre comme au figuré. Švejk était censé durer longtemps, en une saga développée sur de nombreux tomes. Seuls trois d’entre eux seront terminés. Mais Švejk c’est aussi une série de gags, sans fin elle aussi, de la première à la dernière page de cette trilogie, soit tout de même 1000 pages durant lesquelles Švejk ne va cesser de faire le pitre, désobéissant aux ordres, se glissant dans des affaires sans queue ni tête avec ce don imparable de conter sans limites des anecdotes ou faits divers.

Švejk évolue à côté de la guerre, il est peu sur le front, souvent perdu dans un village, près d’un débit de boissons, s’enivrant et provoquant toutes sortes de drames joyeux. L’univers de cette trilogie est théâtral, abusif, burlesque, grotesque, caricatural de bout en bout. On rit énormément, même si forcément après tant de pages le récit tend à tourner en rond. Il n’est pas souhaitable d’enchaîner les trois tomes à la suite, ils pourraient rapidement devenir indigestes. Mais par petites touches de lecture, l’ennui se s’empare pas du lectorat.

Récits picaresques, outranciers, francs et honnêtes. Švejk est sans doute le double de HAŠEK : antimilitariste, anarchiste, fouteur de merde, provoquant parfois à son corps défendant des rafales de catastrophes. En fond, la première guerre mondiale, les batailles, les morts, les défaites, les erreurs militaires stratégiques. Si HAŠEK ne se concentre jamais sur le terrain, la folie humaine est pourtant bien là, derrière, en décor. Son Švejk cherche d’ailleurs à passer pour un idiot afin de ne pas être enrôlé dans cette boucherie. Fait prisonnier plusieurs fois, il s’arrange toujours pour ne pas participer aux combats. Car cette trilogie est d’abord un long texte antimilitariste, contre les armes, la guerre, la violence, n’épargnant ni les gradés ni les simples soldats.

HAŠEK fait aussi parfois leur fête aux religieux dans un anticléricalisme point méchant, mais bien senti. Švejk est une sorte de personnage de GOGOL en roue libre et en version anarchiste, raisonnant par l’absurde, toujours en mouvement, parlant fort et recherchant une certaine liberté alors que HAŠEK en profite pour brocarder à maintes reprises la hiérarchie en une saga sans cesse en mouvement (on va d’ailleurs visiter une partie de l’Europe de l’est !), dans une action imaginée comme dans une bande vidéo passée en accéléré.

L’espace temps est rarement un repère car HAŠEK ne s’embarrasse pas avec les dates, la guerre est un tout, un bloc de haine, et les détails du calendrier comptent peu pour l’auteur. Son héros est partout à la fois, se débat contre la bêtise humaine sans jamais faire grâce d’une anecdote souvent décalée. Série jubilatoire, elle fut interrompue par la mort de HAŠEK en 1924, alors qu’il rédigeait le tome 4, les trois premiers étant parus entre 1921 et 1923. Aurait-elle pu connaître une vraie fin ? Rien n’est moins sûr, tant l’action part dans tous les sens. Un tome 4 verra pourtant le jour sous la plume de Karel VANĔK, ami de HAŠEK. Il semble n’avoir jamais été traduit en français.

Le brave soldat Švejk eut son heure de gloire en Europe, accompagné des dessins caricaturaux de Josef LADA. Mais cette trilogie fut pour le moins maltraitée, du moins en France, jusqu’à frôler l’indécence. La médiocre première traduction fit office de traduction officielle durant très longtemps. Pourtant, et ce n’est qu’un exemple, elle ampute le récit de sa première phrase, celle qui met le feu aux poudres et explique le reste : « Et voilà, ils nous ont tué Ferdinand ». En outre cette trilogie ne fut jamais regroupée en un volume unique. Mieux : les traductions proposées ne le sont pas de la plume de la même personne. Pour les versions actuellement disponibles en poche par exemple (notez en passant les différences notoires sur le patronyme du héros !), le tome 1 intitulé « Les aventures du brave soldat Švejk » est traduit par Benoît MEUNIER alors que les tomes 2 et 3, « Nouvelles aventures du brave soldat Chvéïk » et « Dernière aventures du brave soldat Chvéïk » le sont par Claudia ANCELOT, c’est dire le peu de sérieux suscité par l’œuvre. Pour les illustrations de Josef LADA, pourtant formant un tout avec l’histoire, elles n’apparaissent qu’au sein du premier volume. Rien ne sera épargné à cette oeuvre.

Jaroslav HAŠEK, né à Prague comme Franz KAFKA, fut son exact contemporain : né en 1883 (KAFKA en 1884), il décède en 1923 (KAFKA disparaît en 1924). Tout semble les opposer. Et pourtant, ces scènes de l’absurde, cette condamnation de la guerre, de la violence, des autoritarismes les rapprochent. Les tons sont aux antipodes, pourtant les fonds ne sont pas si éloignés. Cette région d’Europe a vu naître tant d’écrivains d’envergure : Karel ČAPEK, Stefan ZWEIG, Joseph ROTH, Robert MUSIL et d’autres.

La présente chronique s’inscrit dans la commémoration du centième anniversaire du décès de Jaroslav HAŠEK qui, comme vous l’avez peut-être constaté, fut inexistante en France. HAŠEK semble avoir été totalement oublié, ses œuvres rééditées sans aucune cohérence. Pourtant son soldat Švejk (ou Chvéïk) prend une place particulière et non négligeable dans la littérature.

 (Warren Bismuth)