dimanche 20 août 2023

Maxime GORKI « Thomas Gordeiev »

 


J’en parle régulièrement sur ce blog, il est parfois malaisé d’obtenir des informations fiables et précises sur la littérature russe classique. Tenez, par exemple, ce roman de Maxime GORKI : dans l’édition où j’ai pu le lire, il est précisé en préface qu’il est le premier roman de l’auteur. Or, il existe trace au moins d’un autre, antérieur, « Paul le malchanceux », écrit plus de quatre ans avant. Petit jeu : tentez de dégoter une bibliographie complète de GORKI avec dates de parution. Aussi célèbre que peut avoir été cet auteur, votre recherche a de forts risques de ne pas aboutir. Aussi, contentons-nous de voir dans « Thomas Gordeiev » le roman de la maturité de GORKI.

« Thomas Gordeiev » fut terminé en 1899. Ignace Gordeiev, un riche et puissant veuf sans fils, se remarie à 43 ans avec une jeune cosaque, Nathalie, qui meurt en couches en donnant justement naissance à un fils, Thomas. Il sera le héros malheureux de ce roman. Elevé chez son parrain Maiakine, il découvre la cruauté des hommes, notamment lorsqu’à 6 ans son père Ignace décide de le reprendre pour l’éduquer avec tante Anphissa. Tandis qu’Ignace s’enivre, Thomas est inscrit à l’école, où il fait connaissance avec quelques camarades.

Ellipse de huit ans, nous retrouvons Thomas devenu jeune patron dans l’entreprise familiale. Il est un marchand respecté et riche à son tour sur des bateaux descendant la Volga, rencontre la mystérieuse Pélagie, 30 ans. Son père meurt, c’est alors que Thomas doit affronter ses responsabilités et ses contradictions.

« Thomas Gordeiev » est de ces romans russes classiques amples et puissants avec des personnages de caractère et de longs dialogues profonds. Tiraillé entre ses obligations et sa volonté de faire la fête mais aussi d’être un homme libre, Thomas Gordeiev est un anti-héros qui marque par son entièreté et ses déchirements. Amoureux de plusieurs femmes, il se torture psychologiquement, ne se sent pas à sa place dans la société russe. Il prône un communisme ardent et pur tout en festoyant, dérangé par sa propre catégorie sociale. Car GORKI tient à dénoncer les abus de pouvoir du commerce et sa toute puissance, même si ce long roman fertile souffre de quelques (rares) baisses de régime (tsariste, bien sûr).

Dans les personnages de GORKI, il y a quelque chose de Dostoïevskien dans leurs idéaux, mais aussi de Tolstoïen dans leurs désirs, tout comme peut paraître Tolstoïenne la structure même du roman. Quant à ce Iejov, camarade de Thomas dans l’enfance, il ressurgit tout à coup une fois adulte, avec des idées politiques fortement ancrées, il est influent et possède une véritable carrure, il est à rapprocher de certaines figures Dostoïevskiennes.

On peut voir aussi dans les propos des protagonistes du roman des accents Léniniens : « L’avenir appartient au monde honnête du travail… Une haute tâche vous incombe. C’est vous qui devez édifier la culture nouvelle !... Fils de soldat, je suis des vôtres par le sang et par l’esprit. Je vous propose de boire à votre avenir ! ». « Thomas Gordeiev » est à coup sûr un roman prolétarien qui préfigure les révolutions russes à venir. Il me plaît de penser que, paru en 1899, il est l’ultime grand roman russe de ce foisonnant XIXe siècle, tout comme j’aime l’imaginer tout premier des romans russes du XXe siècle traduit en France (1901, même si je n’en ai retrouvé aucune trace). Car il est ce mélange de décor et de structure XIXe siècle avec un développement politique alors peut-être révolutionnaire, en tout cas proche des thèses que LÉNINE ne va pas tarder à mettre en œuvre.

Dans la préface à laquelle j’ai eu accès, « Thomas Gordeiev » est présenté , je l’ai dit, comme le premier roman de GORKI alors qu’il n’en est rien, puisque « Paul le malchanceux » fut rédigé en 1894. Mais revenons justement à ce dernier : il semble être en partie une première version de « Thomas Gordeiev », une sorte de brouillon. L’héroïne n’a-t-elle pas le même prénom, Nathalie, que la mère de Thomas morte en couches ? Paul n’est-il pas cette espèce d’idéaliste peinant à trouver une place sociale, comme Thomas ? Tous deux ne furent-ils pas des enfants abandonnés ? Les points communs sont nombreux entre ces deux romans. « Paul le malchanceux » est paru en 2014 chez le Temps des Cerises. Les deux romans comportent des fins magistrales et épiques. Les différences notoires entre les deux textes sont le ton : « Paul le malchanceux » est truffé d’humour, ce dont est totalement dénué son petit frère littéraire, et le style, manquant encore d’assurance dans le premier, est totalement abouti dans le second. Mais qu’en est-il du parcours d’éditions françaises de « Thomas Gordeiev » ?

Je ne trouve pas de trace précise de ce titre avant 1950 (alors qu’il avait été presque immédiatement traduit en français), puis plusieurs éditions à cette date, une autre en 1969, une dernière semble-t-il en 2002. Mais ce qui est frappant, c’est qu’un roman aussi copieux, aussi sincère, aussi fort n’ait eu qu’une seule traduction française publiée depuis plus de 70 ans. En effet, seule la traduction de Claude MOMAL est disponible. Alors que l’on fait œuvre de modernisation de traductions, que l’on retraduit pour coller au plus près des textes originaux, que l’on désire faire redécouvrir des textes grâce à de nouvelles traductions, « Thomas Gordeiev » attend son heure, viendra-t-elle ? Car il est aujourd’hui difficile de se procurer ce roman en France. Indisponible depuis longtemps en livre neuf, il est même absent des portails de littérature numérique dans le domaine public. Pourtant il me paraît être un chaînon indispensable entre les deux littératures russes qui s’affrontent et se complémentarisent en même temps : celle classique et sociale du XIXe et celle plus directement politique et plus désenchantée de la première partie du XXe. GORKI est en partie oublié aujourd’hui, il est pourtant un auteur influent majeur de la culture russe, pas toujours dans les meilleures dispositions par ailleurs vis-à-vis du pouvoir (voir ses liens ambivalents avec STALINE), mais ceci est une tout autre histoire. Le fait est que son nom a été en partie éclipsé au fil des décennies et de l’Histoire, peinant aujourd’hui à exister aux côtés des POUCHKINE, GOGOL, DOSTOÏEVSKI, TOLSTOÏ et autre TCHEKHOV, à qui ce livre est par ailleurs dédié.

« Je rassemblerais les vestiges de mon âme en lambeaux et en même temps que le sang de mon cœur je les cracherais à la gueule de vos intellectuels, que le diable les emporte ! Je leur dirais : punaises ! Vous, la meilleure sève de mon pays ! Le fait que vous existez a été payé du sang et des larmes de dizaines de générations de Russes ! Oh ! Poux que vous êtes ! Comme vous coûtez cher à votre pays ! Que faites-vous donc pour lui ? Avez-vous métamorphosé en paroles les larmes du passé ? Qu’avez-vous donné à la vie ? Qu’avez-vous fait ? Avez-vous consenti à vous vaincre vous-mêmes ? ».

 (Warren Bismuth)

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