dimanche 8 octobre 2023

Elsa DORLIN « Guadeloupe mai 67 »

 


Bien que Elsa DORLIN soit directrice de publication de l’ouvrage et de ce fait la seule mentionnée sur la couverture, ce sont trois individualités qui ont pris part à la rédaction de ce documentaire historique, politique et social. En France métropolitaine, le massacre en mai 1967 de manifestants guadeloupéens est peu connu, aussi il était important de raviver la mémoire collective avec, en introduction, une nécessaire information sur le choix même des mots du titre et du sous-titre (« massacrer et laisser mourir »).

C’est du côté de Basse-Terre que la révolte populaire se fit entendre en premier dans la rue dans ce département d’outre-mer en 1967. Les causes sont nombreuses : crise politique majeure, présence accrue de l’Etat français dans l’administration, contexte social bouillant. À ceci vient s’ajouter le passage dévastateur de l’ouragan Inès en septembre 1966, le point d’orgue étant les élections législatives truquées de mars 1967, et l’étincelle une agression raciste en pleine rue le 20 mai suivant. La révolte s’étend alors à Pointe-à-Pitre.

Le premier intervenant du livre est Jean-Pierre SAINTON (très récemment décédé, quelques mois à peine après la sortie de cet ouvrage) qui expose ici le contexte ainsi que ses propres souvenirs d’enfant, il vivait alors en Guadeloupe et avait 11 ans. Il plante le décor de manière pédagogique « Au fondement, c’est l’épilogue d’une crise sociale résultant des soubresauts terminaux de la société d’habitation tardive des années 1960, de la poussée de l’urbanisation, de la croissance du chômage des jeunes, fruits à la fois de l’avancée démographique et de la stagnation de l’économie de production ». Et l’ouragan Inès vient parachever le mécontentement et la désillusion.

La guerre d’Algérie est encore dans toutes les mémoires, et Mathieu RIGOUSTE, le deuxième intervenant, analyse les points communs entre celle-ci et la situation en Guadeloupe, notamment par le biais du préfet de la Guadeloupe à partir de mai 1965, un certain Pierre BOLOTTE dont le pedigree est assez impressionnant. Ancien collabo durant la deuxième guerre mondiale, il a fait l’Indochine, l’Algérie (il a notamment commandé la torture de Fernand IVETON, militant communiste, torture qui entraînera la mort du prisonnier, lire à ce propos le très documenté « De nos frères blessés » de Joseph ANDRAS), BOLOTTE rejoint l’île de la Réunion en 1958 avant d’être nommé en Guadeloupe. Il appartient au tristement célèbre clan FOCCARD et, dès son arrivée, projette un contrôle antisubversif de la population en prenant exemple sur le modèle de l’Algérie. Il tirera sa révérence en 2008 après avoir été le premier préfet de Seine-Saint-Denis en 1969.

En Guadeloupe ces événements sont nommés ceux de « Mé 67 ». D’une grève massive naissent des charges de police d’une rare violence au cours des manifestations. Officiellement on dénombre huit morts. En fait il y en a beaucoup plus (peut-être près de cent). À ce jour le chiffre n’est toujours pas connu et ne le sera sans doute jamais. Ce que l’on sait en revanche, et que les trois intervenants développent, c’est que certains prisonniers noirs n’ont pourtant pas pris part aux émeutes, ils sont arrêtés pour l’exemple. La presse métropolitaine est alors très discrète voire proche du pouvoir sur ce qui se déroule en Guadeloupe, alors que de nombreuses personnes disparaissent, certaines sont noyés (on se souvient des événements du 17 octobre 1961 à Paris et de la répression sans limites de manifestants algériens dont beaucoup périront noyés dans la Seine, poussés par les forces de l’ordre). Pour ce qui se qui est de la Guadeloupe, Mathieu RIGOUSTE n’hésite pas à employer le terme de crime d’Etat tout en étayant ses propos, en évoquant à maintes reprises, comme d’ailleurs Jean-Pierre SAINTON, l’acharnement à l’encontre du collectif révolutionnaire Gong et le racisme envers les noirs.

Elsa DORLIN ferme la marche pour un texte plus philosophique sur le rôle de la police dans un Etat, la place prépondérante du racisme, analyse le processus de massacre de populations colonisées et/ou considérées comme inférieures, tout en revenant sur d’autres révoltes, antérieures à ce « Mé 67 » mais similaires. Pour se faire, elle convoque notamment les pensées de Michel FOUCAULT, Aimé CÉSAIRE et Franz FANON. Les notes et éléments bibliographiques sont d’ailleurs fort nombreux dans l’ouvrage. « En 1967, la formule rhétorique employée par Bolotte en dit long. La France veut rétablir un gouvernement des vies guadeloupéennes : élever, conduire la population, pour mieux réaffirmer la transcendance de l’autorité de la métropole – seul berger légitime. Or, si le troupeau en vient à se donner son propre guide, sa propre voix, à décider de son chemin, alors la chasse est ouverte ». On ne fait pas plus clair.

Vous l’aurez compris, ce documentaire est essentiel par son analyse d’un mouvement contestataire oublié bien que massacré. C’est d’ailleurs tout le contexte politique des Antilles et de Guadeloupe qui est ici précisé par trois spécialistes argumentant de manière didactique mais précise. Le livre est sorti en 2023 aux éditions Libertalia qui comme toujours nous comblent d’une autre histoire politique, celle des perdants.

https://www.editionslibertalia.com/

(Warren Bismuth)

2 commentaires:

  1. Tiens, le hasard fait que j'ai écouté ce week-end sur un salon Thomas Cantaloube évoquer son dernier titre, qui traite de cet événement.. il clôt une sorte de trilogie noire entamée avec un roman sur les événements d'octobre 61 (le répression des manifestants algériens à Paris) et un autre sur la "guerre" du Cameroun (et les exactions commises au nom de la lutte contre l'UPC). Du coup, je lirai d'abord la version romanesque de cet épisode, mais je retiens ce titre, qui fera sans aucun doute un complément très intéressant à ma lecture.

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    1. Des Livres Rances9 octobre 2023 à 06:13

      Merci beaucoup pour ces pistes de lecture alléchantes.

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