mercredi 1 novembre 2023

Svetlana ALEXIEVITCH « La guerre n’a pas un visage de femme »

 


Deuxième salve du mois chez Des Livres Rances pour le défi « Prix Goncourt Vs Prix Nobel » du challenge « Les classiques c’est fantastique », orchestré par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, avec Svetlana ALEXIEVITCH, Prix Nobel de Littérature en 2015.

Voici un livre qui fait mal, qui secoue, qui bouscule. Svetlana ALEXIEVITCH a entrepris de faire parler les femmes de la guerre, en l’occurrence les femmes soldats russes au cœur de la seconde guerre mondiale. Un travail acharné de sept ans publié tout d’abord en 1984, soit près de 40 ans après la fin de la guerre, pour lequel l’autrice Belarus a subi la censure soviétique. En 2003, Svetlana ALEXIEVITCH a pris du recul sur le livre, et lors d’une réédition décide de publier en prologue les passages supprimés par le régime russe ainsi que ceux qu’elle-même avait préféré ne pas faire éditer en 1984. C’est cette version qui est ici présentée.

« La guerre n’a pas un visage de femme » est une œuvre titanesque : des 500 témoignages enregistrés avec ces femmes qui ont connu la guerre, subsistent ici quelques dizaines, ce qui est déjà phénoménal. Sans mauvais jeu de mots, les témoignages sur la deuxième guerre mondiale sont légion, mais les femmes ont peu pris la parole, spécialement du côté de l’est de l’Europe. Dans ce livre pourtant, elles se confient. Chaque chapitre est axé sur un sujet précis de la guerre, et à chaque début, l’autrice précise le contexte, donne son point de vue avant de laisser la parole aux « guerrières », elle lit les voix, selon ses propres termes. « Je n’écris pas sur la guerre, mais sur l’homme dans la guerre. J’écris non pas une histoire de la guerre, mais une histoire des sentiments. D’un côté, j’étudie des individus concrets ayant vécu à une époque concrète et participé à des événements concrets, mais d’un autre, j’ai besoin de discerner en chacun d’eux l’être humain de toute éternité. La part d’humain toujours présente en l’homme », et ici en la femme.

Le premier constat est peut-être le suivant : la difficulté pour une femme de se faire enrôler dans l’armée alors qu’elle souhaite combattre le nazisme sur le terrain. Lorsqu’elles parviennent à se faire engager, l’image forte de la plupart de leurs souvenirs est cette tête qu’on leur rase, elles porteuses de jolies tresses. Les témoignages sont prenants, bouleversants, parfois choquants tellement la violence quotidienne dépasse l’entendement. Elles se souviennent aussi de ces femmes enceintes dont certaines accouchent sur le Front. Et aussi ces uniformes, taillés pour pour les hommes, donc trop grands pour elles, ainsi que les chaussures. L’élégance n’est plus de mise, ce que regrettent beaucoup de soldates qui sourient à ce souvenir, ainsi qu’à cette image de ces fusils plus grands qu’elles, alors qu’elles constatent que leur part de féminité leur a beaucoup manqué pendant ce temps passé à la guerre.

Se replacer toujours dans le contexte : « On parle de Staline, qui liquida, juste avant la guerre, les meilleurs cadres de l’armée. L’élite militaire. De la brutalité de la collectivisation, et de l’année 1937, l’année des grandes purges. Des camps [soviétiques, nddlr] et des déportations. Du fait que, sans 1937, il n’y aurait pas eu 1941. Nous n’aurions pas battu en retraite jusqu’à Moscou et n’aurions pas payé si cher la victoire ». Un mauvais timing, pourront objecter certains partisans. Mais c’est une fait que STALINE a affaibli le pays, en a affamé une partie (l’Ukraine), ceci juste avant la déclaration de guerre.

Certaines des femmes interviewées refusent de répondre car « Se rappeler la guerre, c’est continuer de mourir… De mourir et encore mourir… ». Sur le Front, la surenchère est en route, les villes et villages s’embrasent, les atrocités s’enchaînent, pourtant « Nous étions fatigués de haïr ». Des scènes sont insoutenables, indicibles, et pourtant les témoins veulent faire apparaître une anecdote qui laissera forcément des traces dans le lectorat. Ainsi cette femme qui donne son sang à un blessé puis apprend qu’ils est mort un mois après ce geste, en plein combat. Et elle, se persuade que c’est donc son sang à elle qui a été versé lors de l’ultime bataille du soldat.

Beaucoup de ces femmes sont infirmières, et par cette tâche, se doivent de soigner tout le monde, y compris l’ennemi nazi, ce qui laisse là aussi des traces. Ces témoignages sont empreints d’une grande lucidité, peut-être due à la distanciation. Le combat est quotidien, acharné, et seule la loi du Talion est parfois appliquée, les combattants n’ont plus rien d’humain, n’éprouvent plus de sentiments, pensent à tuer, ces sentiments annihilés par la guerre, où ces femmes s’interdisent d’aimer, espèrent s’en sortir vivantes pour y repenser une fois la paix revenue. Donc les histoires d’amour sont rares, même si elles existent.

La plupart des combattantes n’ont plus leurs règles. « La guerre des femmes possède d’autres mots, d’autres couleurs et odeurs ». C’est sur ce point que ce recueil de témoignages prend tout son poids. Une femme ne raconte pas la guerre comme un homme, elle la voit avec un regard différent, malgré la barbarie, malgré le sang, malgré les charniers. D’une part parce qu’elle reste souvent cantonnée à des tâches de femmes, ensuite parce qu’elle ressente un vol de leur féminité.

Après la guerre, les survivantes n’en ont pas fini avec l’errance. Souvent enrôlées jeunes (entre 16 et 18 ans !), elle ont abandonné leurs études pour défendre la patrie. Au combat elles ne furent pas traitées comme les hommes, par exemple « Les allemands ne faisaient pas prisonnières les femmes qui portaient l’uniforme. Ils les abattaient sur place ». Au sortir de la guerre elles sont sans diplômes et mises en échec par la société. Sans oublier l’immense traumatisme post-boucherie, les souvenirs des tortures. Et ce quotidien qui ramène irrémédiablement à la guerre. En effet, de très nombreuses mines tuent encore après la victoire, payée si cher.

La traduction est assurée par Galia ACKERMAN et Paul LESQUESNE pour une publication de 2004. En 2015, juste après l’obtention du Prix Nobel de Littérature pour l’autrice, le livre est republié ensemble avec deux autres titres, « Derniers témoins » et « la supplication » dans la collection Thesaurus d’Actes sud, forte de près de 800 pages. « La guerre n’a pas un visage de femme » est un livre bouleversant, captivant aussi, l’histoire contée autrement, par les sans-grades, par ces femmes anonymes. « Je leur posais des questions sur la mort, et elles me parlaient de la vie. Et mon livre, ainsi que je m’en rends compte à présent, est un livre sur la vie, et non sur la guerre. Un livre sur le désir de vivre… ».

(Warren Bismuth)



4 commentaires:

  1. J'aime beaucoup le travail de Svetlana Alexievitch, découvert avec La fin de l'homme rouge (qui est je crois mon préféré à ce jour) que j'avais trouvé bouleversant. Mais je te rejoins, celui-ci est très fort aussi.

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    1. Des Livres Rances2 novembre 2023 à 11:53

      La fin de l'homme rouge est en effet un monument !

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  2. Virginie Vertigo5 novembre 2023 à 04:53

    Je n'ai lu que "La supplication" mais ce titre fait partie des livres que je souhaite lire dans les prochains mois.

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    1. Des Livres Rances27 novembre 2023 à 11:28

      Oh oui "La supplication", dur et implacable.

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