dimanche 12 mai 2024

Goran STEFANOVSKI « La chair sauvage »

 


La ville de Skopje, alors yougoslave, juste avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale. La famille Andréévić, avec à sa tête le patriarche Dimitrija, 55 ans, invalide. Puis le fils aîné, Simon, serveur de métier et dépressif d’état. Andreja, autre fils, commis épicier. Et ce Stevo, encore un fils, chef de service dans une filiale allemande appartenant à un certain Herzog, père d’une jeune Sarah dont s’entiche bien vite Stevo, délaissant même sa fiancée. L’animation est à son comble ce jour dans la petite maison familiale, avec la préparation de la fête de la famille, à laquelle doivent assister de nombreux convives.

La filiale dans laquelle travaille Stevo n’est pas une entreprise très propre : elle trafique, fabrique des faux. Une grève se prépare. Stevo, prêt à tout pour être bien vu de sa hiérarchie, invite dans l’antre familial un allemand, Klaus, personnage mystérieux en visite protocolaire. Il n’est pas le bienvenu. C’est alors que Marija, la mère de famille, ressent sa « Chair sauvage », cette « croyance que lorsqu’on avale un poil, autour de la racine de ce poil il pousse une chair qui n’est pas humaine, et elle pousse tant qu’elle étouffe celui qui avait avalé le poil ». En outre, toute la famille semble étouffer de la simple présence de Klaus, de ce qu’il représente à ses yeux.

« La chair sauvage » est une pièce éminemment politique, sur les luttes sociales en plein triomphe du IIIe Reich, luttes sociales au sein même de la famille Andreević, qui personnalise le peuple yougoslave, tiraillé entre acquiescement et résistance au nazisme. Cette famille, surtout déchirée par le projet d’agrandissement de la filiale où travaille Stevo, un bâtiment qui jouxte la maison Andreević dont l’entreprise compte se rendre propriétaire pour le détruire et bâtir de nouvelles structures.

Stevo est celui qui dénonce l’archaïsme des membres de sa famille, « Tout ce que vous ignorez est maudit, étranger et ennemi. Cramponnez-vous à votre ceinture de caleçon, restez entre vous, tels que vous êtes ». Un combat sans merci s’instaure dans les murs de la maison, combat idéologique, d’intimidation. La famille éclate alors que la guerre devient inéluctable. Deux mondes s’affrontent de manière intime au sein d’une fratrie, avant que le mal ne se répande mondialement.

« Je ne fais qu’obéir aux ordres ».

« La chair sauvage » est une réflexion sur les anonymes à la veille d’un conflit majeur. Elle marque par ses dialogues intimistes, nous invitant ainsi à nous immiscer au cœur des scènes vécues par ses protagonistes. La forme est simple alors que le fond est politiquement bouillant. De plus les événements se déroulent dans un pays allié de l’U.R.S.S., elle-même déchirée entre hostilité au nazisme et pacte de non agression signé. C’est tout l’enjeu de cette courte pièce de 1979 aux forts accents russes dans sa dimension, sa tonalité comme dans son atmosphère.

Goran Stefanovski (1952-2018) était sujet macédonien né quelques années après la seconde guerre mondiale, auteur déjà présenté ici par sa pièce « Éloge du contraire » parue fin 2022 aux éditions L’espace d’un Instant. Dans « La chair sauvage » l’auteur dépeint une situation équivoque, celle qui consiste à choisir le moindre mal. Il rend le discours universel, intemporel, lui ouvre des horizons applicables encore de nos jours. « La chair sauvage » est de ces textes qui traversent le temps sans encombre, qui peut être resservi devant n’importe quel conflit d’envergure, comme modèle. Écrit en 1979, il vient d’être enfin édité par les toutes jeunes éditions Flora, grâce à cette belle traduction du macédonien signée Maria Béjanovska que je remercie ici au passage, et dont je vous livre l’adresse du blog :

https://mariabejanovska.wordpress.com/

 (Warren Bismuth)

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