Cette pièce de théâtre prenant divers tons est un tableau sans équivoque des 25 ans de la dictature communiste de Nicolae Ceauşescu, en tant que Secrétaire général du parti (à partir de 1965), agrémenté du poste de Président de la République (en 1974) jusqu’à son exécution fin 1989.
Le régime de Ceauşescu fut sans doute l’un des plus cruels de toute l’Europe du XXe siècle. C’est lui a lancé ce décret lunaire en 1966, exhortant les femmes roumaines à « produire » au moins cinq enfants dans un pays touché par la dénatalité. Autoproclamé le Génie des Carpates, il va ainsi contrôler le ventre des femmes durant plus de deux décennies. Ici le mot « production » pour un accouchement n’est pas déplacé puisqu’il y a obligation de procréer sous peine de lourdes sanctions. Le gouvernement roumain a monté une véritable industrie de l’Enfant, abandonnant les nouveaux-nés à leurs mères avant de les placer en « foyers », centres spécialisés découpés en trois catégories : normal, récupérable, irrécupérable. Nombre de ces enfants vont mourir, d’autres vont être vendus, à l’Occident notamment, créant ainsi un trafic hallucinant d’êtres humains dans un silence assourdissant de l’Europe.
« La nuit je rêverai de soleils » est en mois de 70 pages à la fois une enquête journalistique documentée, une fiction et un documentaire historique d’exception. L’autrice franco-roumaine déroule sa pièce comme autant de scènes différentes sur la forme mais complémentaires sur le fond, tandis que les années durant lesquelles défilent les faits sont inscrites sur un panneau sur scène. Du témoignage à l’article journalistique en passant par la poésie, plusieurs formats se percutent pour finalement s’assembler parfaitement.
Des témoignages personnels viennent enrichir et étoffer le contexte, avec notamment cette femme née en 1988 en Roumanie, qui y retourne une fois adulte pour retrouver sa mère biologique. D’autres racontent comment elles s’occupaient des enfants considérés comme orphelins, dans des conditions exécrables au sein d’orphelinats qui étaient plutôt des mouroirs. Tout sent la mort dans cette pièce, et pourtant le ton n’est jamais larmoyant, il est au contraire distancié, focalisé sur ce besoin d’informer sans rajouter de jeu lacrymal.
Les trafics sont montrés minutieusement, résumant toutes les étapes nécessaires à l’achat de « bûches » (qui sont en fait de jeunes enfants), où l’illégalité rejoint la sauvagerie et la barbarie. C’est tout un pan de la société Roumaine du XXe siècle ici dévoilé, décortiqué. Anca Bene livre un texte d’une grande force dans un exercice qui peut aisément être rapproché de celui de Svetlana Alexievitch, où le journalisme en quête de témoignages se mêle à un travail d’historienne de l’horrible. Il faudra attendre 1989 pour que la population proteste massivement (s’ensuivra la mort du tyran), 1990 pour que les médias étrangers s’intéressent à l’existence de ces « orphelinat de l’horreur ».
La préface, brillante également, de ce texte de langue française est signée Patrick Penot. « La nuit je rêverai de soleils » est paru récemment chez les éditions l’Espace d’un Instant » dans la toute nouvelle mais déjà formidable collection Sens interdits qui n’a rien à envier aux « Ecrits pour la parole » des éditions L’arche. Un éditeur, une collection, un texte à soutenir plus que jamais.
« À l’hôpital où tu as accouché, il y a beaucoup de bébés abandonnés par des mères seules et des couples qui n’ont pas les moyens de les élever. Enfants du décret. Fruits de l’âge d’or. On te fait comprendre que c’est bien, tu as fait ton devoir, mais que tu n’as pas besoin de t’en occuper par la suite. L’Etat s’en chargera. L’enfant n’appartient pas à la mère et le parti a fait construire des foyers où il sera accueilli et élevé pour devenir un bon citoyen. Tu laisses ton bébé. Tu apprendras plus tard qu’il fait partie de ceux que Ceauşescu a donnés en adoption à l’étranger. Un marché discret sous l’autorité du dictateur. Un circuit souterrain qui ne fait que commencer ». Et qui a pris fin avec la mort du dictateur.
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(Warren Bismuth)
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