mercredi 29 janvier 2025

Sergueï ESSENINE « Le dit de la grande campagne »

 


Il apparaît évident que, hormis dans quelques chaumières, le poète Sergueï Essenine ne sera pas célébré cette année. Il est plus que partiellement oublié. Pourtant 2025 marque les 100 ans de sa disparition, à 30 ans. Presque par coïncidence, par hasard, ce petit livre m’est tombé entre les mains… qui ne l’ont plus lâché. Nouvelle coïncidence, 2025 marque les 300 ans de la mort de Pierre le Grand, empereur de Russie, disparu en 1725. Justement, ce poème pour le moins épique le met en partie en scène alors qu’à l’évidence Pierre voulait singer l’Allemagne pour bâtir « sa » Russie. On dit de cet homme qu’il ne craignait pas de s’enivrer. Poème construit à la manière d’un fabliau, il montre un souverain diminué : « Et j’ai peur de mourir / Ni guère envie de vivre. / Qui donc dorénavant / Veillera sur ma ville ? » tandis que son peuple, rural, pauvre, s’insurge contre sa toute-puissance : « Tu as graissé la haute, / La ministraille, / Pour eux, sur notre sang, / la ville as construit ».

Le roi défuncte, deux siècles passent, les gueux bien déterminés à prendre enfin leur revanche. « Nous balaierons les aristos, / Pan sur la calvitie, / À la lanterne / Nous les pendrons ! ». Deux siècles plus tard, leurs vœux sont exaucés. Seulement l’orage gronde entre les bolcheviks et leurs adversaires à défaut d’être leurs ennemis : les mencheviks. Et la paysannerie est en crise sous la collectivisation alors que le cœur des villes devient rouge du sang des victimes, les combats font rage, la bourgeoisie est traquée.

En quelques pages Essenine réussit l’exploit de peindre une fresque remarquable de puissance, balaie 200 ans de l’Histoire russe, ou plutôt relie deux histoires, deux peuples, à deux cents ans de distance. Pierre le Grand semble le gardien de cette épopée insurrectionnelle. Les vers le sont également, insurrectionnels, la langue choisie est populaire, bien pendue, gouailleuse au possible, elle « parle » fort, ne s’interrompt jamais, faisant de ce poème un exemple parfait de l’image du poète paysan libre (Essenine était lui-même fils de paysans). Texte quasi paradoxal, rendant hommage à la Sainte Russie tout en mobilisant les moujiks pour s’en prendre à son pouvoir.

D’un côté un patriarche usé, par la vie et par son règne, d’un autre une Révolution, celle d’octobre, neuve mais visiblement vouée à l’échec. Telle est la trame d’un poème unique, violent autant qu’ambitieux, bref et percutant. Chef d’oeuvre de 1924, écrit un peu plus d’un an avant le suicide de l’auteur, il est ici traduit par Guy Imart, proposant sur la page de gauche le texte orignal en langue russe, il est de ces poèmes éternels qui ne laissent pas indifférent. Paru en 2021 aux éditions Alidades dans leur Petite bibliothèque russe, il coûte juste quelques piécettes, alors ruez-vous dessus et lisez-le à haute voix !

http://www.alidades.fr/

 (Warren Bismuth)

dimanche 26 janvier 2025

Nikolaï KOSTOMAROV « La révolte des animaux »

 


Ce challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores réserve décidément de bien belles surprises. Ainsi, ce thème du mois : « Les animaux ces héros comme les autres », très inspirant pour proposer une littérature autre. Des Livres Rances est allé débusquer un texte ombrageux d’un quasi inconnu : le russe Nikolaï Kostomarov afin d’illustrer sa participation avec ce titre qui ne pouvait que célébrer le défi du mois : « La révolte des animaux ».

Cette surprenante nouvelle est un texte épistolaire, plus précisément la « Lettre d’un propriétaire de Petite Russie à un ami de Pétersbourg », la Petite Russie désignant alors l’Ukraine. L’auteur de la lettre s’inquiète d’une récente révolte d’animaux domestiques dans une ferme ukrainienne tandis qu’un certain Omelko, paysan illettré, possède le don de comprendre le langage animal. « Nous avons l’habitude de considérer tous les animaux comme des êtres dénués de parole et donc de raison. Vu sous l’angle de nos conceptions humaines, cela paraît logique : ils ne savent pas parler comme nous parlons entre nous, par conséquent, ils ne pensent pas et ne comprennent rien ! Mais en est-il réellement ainsi ? ».

Un taureau hostile et fougueux prend la tête d’une future révolte animalière. Dans un discours éloquent il fustige le pouvoir des hommes sur les animaux, s’insurge contre la condition animale imposée par des êtres tyranniques. Les mots frappent, les animaux se préparant à une immense insurrection contre leurs tortionnaires, les humains, qu’ils souhaitent renverser au propre comme au figuré. Les animaux de ferme ne veulent plus être traités en esclaves et s’organisent comme en syndicat pour une révolte imminente.

Ce texte, écrit par un illustre inconnu, historien, ethnologue et folkloriste, est saisissant de modernité. Car tout le jus réside dans la date de sa conception. Probablement écrit en 1880, cinq ans avant la mort de son auteur (né en 1817, il disparaît en 1885, il y a très exactement 140 ans), il décrit précisément le calvaire enduré – aujourd’hui encore - par les animaux de ferme : les travaux des champs entraînant une grande fatigue, mais aussi le lait tiré du pis des vaches alors qu’il aurait dû être destiné à leurs veaux, qui eux-mêmes seront abattus dans de sinistres abattoirs, sans oublier les œufs extorqués aux poules, ou les poussins tués par milliers, les exemples ne manquent pas dans ce texte, véritable réquisitoire de libération animale avant l’heure.

« Les humains traient nos mères et nos femmes, privant de lait nos petits veaux, et que ne fabriquent-ils pas avec notre lait ! Or ce lait, c’est notre bien à nous, et non celui de l’homme ! Au lieu de nos vaches, ils n’ont qu’à traire leurs femmes à eux ! Mais non ! Apparemment, ils ne trouvent pas leur lait aussi bon, le nôtre, le lait de vache, est bien plus savoureux ! Mais ça, ce ne serait encore rien. Nous, les bovins, nous avons bon cœur, nous nous laisserions traire, pourvu qu’on ne nous fasse rien de pire. Eh bien non ! Regardez ce qu’ils font de nos malheureux veaux. Ils chargent les pauvres petits sur des carrioles, ils leur attachent les pattes, et ils les emmènent ! Et où les emmènent-ils ? Ils les emmènent se faire égorger, ces pauvres petits arrachés aux mamelles de leurs mères. Le tyran avide aime bien leur chair, et c’est peu de le dire ! Ils la considèrent comme la meilleure des nourritures ».

« La révolte des animaux » est d’une troublante modernité. Il amorce des sujets qui ne seront développés dans nos sociétés occidentales que plus d’un siècle plus tard. Il paraît presque un texte prémonitoire, en tout cas unique en son genre si l’on veut bien le replacer dans son époque. Avec humour mais gravité, Nikolaï Kostomarov dénonce la condition des animaux de ferme, les abattoirs, la spoliation des biens animaliers par l’homme. Cette nouvelle pourrait avoir été écrite de nos jours, elle est stupéfiante de clairvoyance dans ses moindres détails. Si le taureau est le meneur de cette révolte, il n’agit pas en autoritaire, il défend les causes de ses collègues animaux, il est un orateur hors pair et ne craint pas la punition humaine.

Quelques mots sur l’auteur de ce texte quasi extra-terrestre. Né en 1817, il se consacra à la science et à l’écriture, rédigea ses essais en russe et ses fictions et poésies en ukrainien. Membre d’un cercle pour l’avènement d’une fédération des peuples slaves, il fut emprisonné une année dans la forteresse Pierre et Paul de St Pétersbourg (tout comme Dostoïevski, également pour ses opinions politiques) puis surveillé par les autorités, interdit de publier et d’enseigner.

Sur le texte à présent. « La révolte des animaux » fut donc vraisemblablement écrit en 1880, au crépuscule de la vie de l’auteur. Il ne fut retrouvé dans ses papiers personnels qu’en 1917 puis immédiatement publié, soit plus de 30 ans après la mort de l’auteur, avant de sombrer dans l’oubli. Il ne fut réédité dans sa langue originale q’en 1991, mais jamais il n’avait alors été traduit en français. C’est enfin le cas grâce à ce travail colossal à la fois d’exhumation et mémoriel effectué avec le talent habituel de la grande Sophie Benech, qui nous permet ici de découvrir longtemps après sa rédaction un texte pourtant majeur.

En lisant cette nouvelle, il est impossible de ne pas penser à « La ferme des animaux » de George Orwell écrite en 1945, soit plus de 60 ans après « La révolte des animaux ». Là où le texte de Kostomarov reste en suspens, Orwell, sans pourtant l’avoir visiblement lu ni connu, le reprend exactement là où il s’était figé, puisque chez l’anglais, les animaux ont renversé le tyran et pris les commandes du pouvoir. La littérature donne parfois des coïncidences plus que troublantes. Rappelons-nous que le même Orwell s’inspira, pour écrire « 1984 », du roman « Nous » écrit en 1920 (soit plus de 20 ans plus tôt) par… Evguéni Zamiatine, un autre russe !

« La révolte des animaux » est un texte qui marque, à la fois par son engagement auprès des animaux et par son culot dans le ton, rédigé à une période où l’humain se moquait du sort de leurs bêtes encore bien plus que maintenant. Kostomarov étant russe, doit-on voir nécessairement dans sa nouvelle une allégorie du traitement infligé aux classes rurales et paysannes par le pouvoir tsariste alors en place ? C’est une supposition, certes gratuite, et je préfère laisser la question ouverte, n’ayant aucune information pour abonder dans un sens ou dans l’autre. Quoi qu’il en soit, ruez-vous sur ce petit livre de 70 pages paru en 2023 chez les souvent inspirées éditions Sillage, il pourrait devenir un classique sur la condition animale.

https://editions-sillage.fr/

(Warren Bismuth)



mercredi 22 janvier 2025

Jean MECKERT « La vierge et le taureau » + « Comme un écho errant »

 


Il était je crois important, en tout cas intéressant, de réunir ces deux livres de Jean Meckert en une seule chronique puisque le second découle directement du premier.

« La vierge et le taureau »

1971 : Jean Meckert est envoyé en Polynésie française afin d’écrire un scénario pour le réalisateur André Cayatte, duquel il a déjà novélisé deux films dans les années 1950. Inutile de dire que le film ne se fera jamais. En revanche Meckert en sortira un roman dénonciateur et destructeur… Surtout pour lui.

D’un côté Gilbert Honoré Letessier, artiste peintre raté de 27 ans, grand amateur de Gauguin, signant ses œuvres du simple Honoré « pour faire un peu créole ». Signe zodiacal : taureau. Depuis deux ans à Tahiti. De l’autre une diva prénommée Gloria, actrice renommée et maniérée, du signe de la vierge. Autant dire qu’ils n’ont pas grand-chose en commun, et pourtant…

En Polynésie française se trouve le centre d’expérimentation des essais atomiques, à Mururoa. Honoré va aller y user ses semelles. Mal lui en prendra. Parce que la Polynésie, c’est le contrôle des populations autochtones, le bâillon pour les opposants à ce gros chantier nucléaire. L’Etat français y règne en maître autoritaire, sous la houlette de la C.I.A. Le ton est grave et brutal : « Pouvaient donc pas aller faire éclater leurs bombes sur la face cachée de la lune ? Parce qu’il est bien entendu qu’on les entrepose et qu’elles ne serviront jamais à rien ! C’est du moins ce qu’on nous dit, dans ce monde d’insectes-soldats dirigé par des crétins à mandibules. On nous fait creuser des trous pour trouver de l’or qu’on planque dans d’autres trous, et on appelle ça notre richesse ! On nous épuise, on nous crève de terreur pour créer et emmagasiner des monstres qui peuvent à chaque instant nous anéantir, et on appelle ça notre puissance ! C’est la civilisation militaire, la civilisation du néant ! ».

Honoré et Gloria ne vont pas tarder à se croiser, à s’aider, à s’aimer. Ce sont les pages les moins réussies du roman, peut-être en partie inutiles, voire un brin balourdes, faisant tache. Car le reste du texte est de grande portée, avec un Meckert plus que jamais anarchiste, fouillant la merde de ce « paradis sans espoir » jusqu’à y déceler le moindre bout de ténia. Son Honoré est un peu agent secret, un loser magnifique. Car il va lui en cuire de mettre son nez dans des affaires ne le concernant pas. Pourtant il possède des amis, des proches, autres beaux personnages du roman. Sans compter que Meckert s’est déboutonné aussi dans la structure même, Honoré devenant par moment narrateur de l’histoire, le tout entrecoupé par des extraits d’une énigmatique « Correspondance Mackenzie », tandis qu’Honoré se souvient de son amie Anny, récemment et mystérieusement disparue, et lui anéanti.

Meckert sait-il qu’il joue sa vie en écrivant ce livre ? En tout cas, il dénonce tant et plus : les hauts salaires alléchants pour un projet mortifère, la population enchaînée, la dévastation de la nature, les magouilles en sous-main pour détourner de l’argent afin d’amplifier le projet, les colons tout puissants, la probable implication des Etats-Unis. Et puis il y a cette pirogue criblée de trous, l’un des nœuds de l’énigme : « On parle d’un atoll irradié par mégarde du côté de Puka-Puka. Les gens foutent le camp en pirogue, alors on a envoyé une Force spéciale, avec mission de les expédier par le fond ». Tout bascule lorsque la voiture de Gloria et Honoré est prise pour cible. Attentat. Oui mais contre Gloria ou Honoré ?

Avec un Meckert plus pacifiste, plus combatif que jamais, « La vierge est le taureau » est ce genre de roman représentant le caillou dans la godasse du pouvoir (français en l’occurrence). Il ne faut pas s’attaquer aux secrets d’Etat, ne jamais les dévoiler sous peine de se mettre en danger. Le roman est retiré des librairies dès sa sortie, les stocks mystérieusement rachetés. Il est interdit d’avoir raison trop tôt. « La vierge et le taureau » disparaît, dans l‘indifférence générale. Il n’existe plus. Quant aux essais nucléaires, entamés en 1966, ils perdureront jusqu’en 1996. Le livre devrait enfin reparaître – pour la première fois depuis sa sortie – chez Joëlle Losfeld en cette année 2025, clôturant ainsi la réédition de toutes les œuvres fictionnelles de Meckert sous son vrai nom, un brûlot !

« Un monde parallèle existe là, en même temps que nous, dont nous ne savons rien que ce qu’il veut bien nous dire. Il a vue sur nous, continuelle et totale. Il peut nous inspecter, nous perquisitionner, nous convoquer, nous interroger, nous interner, nous suicider, tandis que nous nous heurtons aux barrières tricolores, aux plantons, aux baïonnettes, aux barbelés et aux Tabu qui interdisent aux Tahitiens la jouissance de Tahiti ».

« Comme un écho errant »

Derrière ce jeu de mots se cache une blessure profonde, inguérissable. Le roman de Jean Meckert « La vierge et le taureau » est paru en 1971, immédiatement et mystérieusement « sorti » des librairies, stocks rachetés. Le livre a disparu corps et âme. Janvier 1975, Jean Meckert est sauvagement attaqué, agressé dans la rue. Nul doute que « La vierge et le taureau » qui dénonçait l’omerta autour des essais nucléaires français en Polynésie en est le motif, c’est du moins la version de Meckert, le lien n’étant jamais prouvé. Quelques longues dizaines de minutes de coma, une paralysie partielle et une profonde amnésie en sont les séquelles immédiates. Dans « Comme un écho errant », Meckert tente, 10 ans plus tard, de reconstituer un puzzle, celui de sa vie dont 25 ans lui ont été dérobés, braqués, le tout par le biais de la fiction, même si l’on remarque d’emblée que ce bonhomme sans passé, écrivain de 60 ans dont parle Meckert est lui-même, tant les mots sont sans recul, les situations trop détaillées pour être inventées.

L’amnésique veut à tout prix remonter le fil d’une vie qu’il a oubliée. Il va se servir de sa sœur Augusta, attentionnée mais terriblement autoritaire, et accessoirement critique sur son travail achevé d’écrivain. Ses livres à lui, bien sûr, vont être le fil directeur de cette fausse fiction. Il lit ses romans comme s’ils avaient été écrits par un autre. Il n’y reconnaît pas les images, les descriptions, les personnages, pas plus que les scènes. Il voit seulement que l’auteur revendique des idéaux pacifistes, antimilitaristes, anarchistes. Il s’arrête sur un roman en particulier, une attaque frontale sur les essais nucléaires français du côté de Tahiti. Là non plus les phrases ne lui évoquent plus rien, alors que bien sûr, le lecteur sait qu’il s’agit du point de départ du présent état de fait, ce handicap, et accessoirement du roman « La vierge et le taureau ».

L’homme en pleine reconstruction essaie de trouver dans son livre qu’il parcourt le motif de son agression, la cause exacte. Pourquoi « ils » ont décidé de gâcher une vie à tout jamais… Le passé, s’il s’en souvient, c’est surtout celui de son enfance (Meckert est né en 1910), la première guerre mondiale, le père mutin fusillé en 1917, la pauvreté, ses premières convictions politiques – du côté de l’anarchisme individualiste et du pacifisme, déjà. Et le visage de la mère, omniprésent, elle toujours vivante lorsqu’il écrit ces lignes, quasi centenaire, mémoire intacte. Elle lui parle du père, cet anarchiste magnifique, le fantasme, l’idéalise.

Velléité de reprendre la lecture d’œuvres qu’il jugeait jadis comme sacrées, ne s’en souvenant plus du tout. Redécouverte de Flaubert, Dostoïevski. Et ces bribes de souvenirs qui reviennent. Ce matraquage par les forces de l’ordre dont il fut victime en 1927 lors d’une manifestation en faveur de la libération des anarchistes Sacco et Vanzetti emprisonnés arbitrairement aux Etats-Unis (ils furent passés par la chaise électrique quelques jours plus tard). Plus il veut mettre des images, des visages sur des événements plus récents, plus il constate que rien ne vient. « C’était donc ça, l’amnésie, une citerne percée qui avait contenu une eau potable et qui puait douceâtrement son vide ». Et cette impossibilité à reprendre la plume, à inventer des histoires, des décors. Est-ce pourquoi il est très critique envers son œuvre, qu’il juge, comme toute sa personne, ratée ?

Autre tentative de remonter les dates marquantes de l’histoire des dernières décennies : les numéros anciens d’hebdomadaires, qu’il parcourt afin d’entrevoir un déclic. Mais rien ne se produit. Au contraire, une partie de « sa » mémoire, sa propre mère, auvergnate, disparaît à 98 ans, c’est là qu’il rédige quelques lignes en mémoire de la Commune de Paris. La sœur ne va pas tarder à suivre la mère dans la tombe. Désormais plus aucun moyen pour lui de faire actionner la bobine de la mémoire. Quand soudain, un lourd secret de famille se dresse comme un fantôme devant lui…

Meckert en pleine autobiographie au style plus sobre, au langage moins vert, moins populaire que celui de ses œuvres passées, raconte son calvaire, les suites de la parution de son roman « La vierge et le taureau », cet écrivain qu’il aura du mal à redevenir, ces séquelles qui ne le quitteront plus, cette volonté quasi maladive de solitude. « Comme un écho errant », tout en restant pudique, dévoile ce basculement dans la vie, ou comment un texte peut provoquer votre propre chute, d’autant que des éléments déroulés dans « La vierge et le taureau » apparaissent comme une coïncidence troublante, absolument prémonitoire sur le destin de Meckert. Livre de confessions, de souffrances, avec toute la lucidité possible. Livre d’une entrée dans les ténèbres, d’une carrière ruinée. Et ces évocations – critiques – sur l’œuvre policière de l’auteur, sous pseudo. On y reconnaît bien sûr les ouvrages de Jean Amila dans la Série noire.

« Comme un écho errant » ne laisse pas intact, il montre que le danger du vol d’Icare n’apparaît pas que dans la mythologie, Meckert en a fait les frais. Homme dévasté, il meurt en 1995. « Comme un écho errant » est le dernier grand texte qu’il a écrit, en 1986 (son dernier roman, signé Jean Amila, est paru l’année précédente). Lui aussi sentait peut-être trop le soufre, il fut refusé à l’époque, ne vit jamais le jour. Ce n’est qu’en 2012, 17 ans après la mort de l’auteur, que les éditions Joseph K., véritable mémoire des textes oubliés de Meckert, le sortent des tourments de l’Histoire. Ce texte paraît indispensable pour mieux comprendre la destinée d’un écrivain majeur du XXe siècle et ne peut totalement être éloigné du roman « La vierge et le taureau » sans lequel, hélas, il n’existerait pas.

 (Warren Bismuth)

dimanche 19 janvier 2025

Michèle AUDIN « La maison hantée »

 


En 1992, Delphine Maugein, sorte de double de l’autrice, est mutée à la Bibliothèque animale des sciences de Strasbourg. C’est dans cette ville qu’elle achète un appartement situé rue Dunat-Diehr où elle fait la connaissance posthume de Emma, concierge de l’immeuble dans les années 1930 et évacuée en 1939. Delphine s’intéresse immédiatement au destin de cette inconnue, et c’est par elle qu’elle va faire remonter les souvenirs de toute une ville, toute une région, de l’aube de la seconde guerre mondiale à la libération et même après.

Michèle Audin nous plonge, documents à l’appui, au cœur d’une région dans une période historique hallucinante. Car l’Alsace et la Moselle n’ont pas connu la seconde guerre mondiale comme le reste du pays. Elles furent par ailleurs allemandes entre 1871 et 1918, donc selon leurs âges, les habitants y ont appris le français ou l’allemand. Pour Emma, c’est la mobilisation de son mari Fabien, mobilisé au sein de l’armée française en 1939, alors qu’elle et une partie de sa famille sont évacuées à Périgueux avant que leur département, comme deux autres, ne repasse sous bannière allemande.

Michèle Audin, jonglant entre chapitres sur Emma comme représentante de l’Alsace-Moselle d’alors, et la propre destinée de Delphine, fait résonner l’itinéraire de toute une population en des temps troublés. Les évacués, mais aussi les « maintenus » (ceux qui sont restés sur place malgré l’occupation puis l’annexion), les « rentrés » (les évacués revenus après l’annexion). L’Histoire est parfois peu banale, c’est le cas pour les départements français jouxtant l’Allemagne hitlérienne. Et ces lois, nouvelles, comme l’interdiction de parler français à l’école, ou ces rues rebaptisées à l’allemande, tandis qu’entre en fonction le premier camp d’extermination de la région, le Struthof, inauguré en 1941.

Michèle Audin n’oublie pas les « malgré-nous », ces soldats partis rejoindre l’armée allemande pour combattre contre ce qui fut leur pays quelque temps auparavant (à ce propos elle nous apprend l’existence des « malgré-elles » dont on ne parle jamais), et cet autodafé public en décembre 1940, supprimant en une étincelle des milliers de livres sélectionnés car jugés indignes ou dangereux. En effet, « Il faut des livres allemands dans les librairies alsaciennes ; il ne peut y avoir deux cultures dans une librairie. Il fallait donc se débarrasser des livres français. Même traduits en allemand. La collecte a commencé le 15 décembre 1940. Atlas, romans, propagande, journaux illustrés… ».

L’Alsace s’est en partie nazifiée, même les esprits sont tournés désormais du côté du Reich, la presse, comme une partie de la population, s’emballe, dithyrambise, notamment lors de la célèbre bataille de Stalingrad : « Attaqués par les bolchéviques, les Allemands défendent Stalingrad » ou encore après la défaite nazie à l’issue de la même bataille « L’héroïque résistance des forces européennes à Stalingrad a pris fin ». Les repères sont inversés, tout comme le mode de pensée et les valeurs.

Comme souvent avec Michèle Audin, le livre est abondamment documenté et chiffré, truffé d’anecdotes oubliées ou saugrenues, comme ici les étranges voyages des vitraux de la cathédrale de Strasbourg. Elle n’oublie pas les peuples alsaciens et mosellans, rappelle que leurs jeunes furent incorporés dans l’armée allemande, certains participant même à l’incendie du village d’Oradour-sur-Glane, où d’ailleurs furent froidement assassinés… des alsaciens ! Une partie de l’Histoire peu aisée à raconter, tellement elle paraît hors sol, loin de tout rationalisme. Mais Michèle Audin s’y emploie et y parvient avec une grande dextérité par le truchement de la fiction, et la force maîtresse de ce récit, en prenant comme point d’appui un immeuble strasbourgeois. Pourtant il est difficile d’accoler à « La maison hantée » le simple format « Roman » tant il bouillonne de l’Histoire du XXe siècle, qu’elle soit française ou allemande, le tout dans un espace géographique resserré, où se sont joués des enjeux que l’on pourrait qualifier de délirants.

Comme une partie de l’« écurie » de la collection Arbalète de chez Gallimard, Michèle Audin vient de rejoindre les prestigieuses éditions de Minuit, pour notre plus grand bonheur, ce livre qui vient de paraître en est issu. J’en profite pour vous glisser à l’oreille que l’autrice tient ce qui est peut-être le plus riche blog consacré à la Commune de Paris dont elle est une spécialiste de longue date, et ceci n’a pas de prix, ne sera jamais négociable.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

mercredi 15 janvier 2025

Alice ZENITER « Édène »

 


Cette pièce de théâtre est (très) librement inspirée du roman « Martin Eden » de Jack London. Édène, jeune femme noire de condition modeste, sauve Ariane, intellectuelle engagée, d’une agression. Dès lors Édène se prend de passion pour la culture, les arts, et la littérature en particulier.

« Ils se ressemblent tous. / C’est impossible de choisir. / Comment on peut savoir qu’un livre est meilleur qu’un autre ? / Celui-là est écrit plus petit – celui-là n’a pas d’image en couverture. / Et les dimensions et le papier ils se ressemblent tous mais pas vraiment et je ne sais pas quoi faire de leurs différences elles indiquent quoi ? / Elles parlent à qui ? ». Car Édène découvre le monde littéraire, mystérieux pour elle.

Un texte attachant, émouvant, attendrissant, dans lequel une transfuge de classe tente de percer, de s’imposer par sa plume. Édène accepte un travail en blanchisserie où elle est témoin du racisme ordinaire. Puis vient le confinement de 2020. Cette pièce insiste sur la place, le rôle de l’écriture, de la culture, sur le ciment qu’elle procure dans une société désenchantée.

Puis vient l’heure de la grève dans la blanchisserie, Édène y aura-t-elle un rôle à jouer ? Parallèlement déferle chez les libraires la « dark romance » et ses préjugés de classes. « Ça veut dire qu’il y a un marché. C’est de la merde. Ce que j’ai fait de bien, de réellement bien, personne n’en veut ». Car cette pièce pose la question de l’écriture comme travail alimentaire, comme passe-temps, et non plus comme art, une homogénéité sous l’influence de spécialistes, de « jurés », qui distribuent les bons points pour une littérature jetable, devenue produit de consommation. Le texte a cependant tendance à se disperser en pourtant peu de pages, évoquant beaucoup de sujets liés à la littérature.

Pour celles et ceux qui tirent leur épingle du jeu se pose le problème de la notoriété, comment la vivre ? Tandis qu’Édène se bat avec ses démons, se questionne sur sa légitimité dans un monde culturel issu de l’élite, de la bourgeoisie, d’autant qu’il semble bien qu’aucun signe ne semble manifeste concernant un chamboulement des mentalités. « J’avais l’impression que tu disais des choses que je pensais mais c’est pas vrai parce que j’arrive jamais à les penser comme ça ».

Peut-être moins féministe que ses précédents ouvrages, il peut cependant être vu comme un vrai chemin du combattant pour les femmes à se faire une renommée dans le monde de la littérature.

« Édène » est une pièce intimiste sur notre rapport à la littérature, sur ses clichés encore bien ancrés. Alice Zeniter parvient à nous poser de bonnes questions, à nous de trouver les bonnes réponses. Texte paru en 2024 chez l’Arche éditeur.

https://www.arche-editeur.com/

 (Warren Bismuth)

dimanche 12 janvier 2025

Richard HUGO « La mort et la belle vie »

 


Dans ce blog on ne se frotte pas trop aux polars, pourtant on garde toujours un lien, même ténu. Et un roman de la qualité de celui de Richard Hugo ne nous fait qu’abonder en la satisfaction de ne jamais laisser tomber l’art du polar.

Al Barnes est un flic (et poète raté) installé dans le Montana après des années à exercer à Seattle. Le roman s’ouvre sur une scène brutale : l’assassinat d’un vieux pêcheur au bord de l’eau à coups de hache, sans tambours ni trompettes, crac ! Une grande femme avec une hache a été aperçue sortant d’un bois, la piste criminelle est en place. Peu après, un nouveau crime, celui d’un ouvrier qui travaillait dans une scierie. La présumée coupable est rapidement localisée, interrogée puis condamnée. Ainsi pourrait prendre fin ce qui serait une jolie mais peu originale nouvelle policière. C’est sans compter sur le talent sans faille de Richard Hugo.

Al Barnes tire les fils des deux affaires, et extirpe presque malgré lui un crime vieux de 19 ans, crime qui semble bien emmêlé, opaque. Barnes va devoir faire preuve de diplomatie, voire d’une évidente hypocrisie pour soutirer quelques éléments indispensables à la reconstitution du puzzle. Car il se pourrait fort que les récents crimes soient liés de près ou de loin à celui d’il y a presque deux décennies.

Sans entrer dans l’enquête pour vous laisser la surprise, je peux dévoiler une chose : ce roman est addictif autant qu’il est talentueux ! Émaillé de nombreux rebondissements, non seulement crédibles mais très bien sentis, le scénario se déroule tranquillement, sans à-coups. Hugo ne tombe pas dans le piège des polars noir typiquement étatsuniens. Il ne manie pas l’excès, que ce soit celui de l’écriture, de l’atmosphère ou de ses personnages, lesquels ici sont sobres tout en restant – pour certains – malfaisants. Il ne fait pas défiler une myriade de jeunes blondes à poitrine opulente, il n’arrose pas chaque page d’un coup de flingue ou de whisky. Bref, s’il n’innove pas précisément, il reste à l’écart d’une certaine école de polar un peu usée.

« La mort et la vraie vie » est aussi une lutte sociale, laquelle s’installe au fur et à mesure que l’intrigue avance. Le roman fait la part belle aux grands espaces mais tout en nuances. Les personnages sont peints avec précision, méticulosité. Quant à l’enquête elle est aux petits oignons et nous démontre qu’un suspect peut en cacher un autre… qui peut en cacher un autre…

Le métronome de ce superbe roman pourrait être le froid, celui du Montana où Barnes s’est retiré, à Plains, tout près de Missoula, croyant être enfin tranquille. « Les hivers du Montana en arrivent à constituer une sorte de test. Les couples mariés s’aperçoivent qu’ils passent de plus en plus de temps ensemble à la maison, jusqu’à ce que chacun décide de passer de plus en plus de temps avec quelqu’un d’autre. Les mariages ne résistent guère à la réclusion. À Missoula, le taux de divorce est deux fois supérieur à la moyenne nationale. En hiver, près de la moitié des vols prévus à l’aéroport de Missoula sont annulés ».

Richard Hugo (1923-1982) fut surtout connu pour sa poésie. C’est au crépuscule de sa vie, en 1980, qu’il écrit ce roman, le seul de sa carrière. Il est ici traduit par Michel Lederer et majestueusement préfacé par James Welch, qui fut un ami de Richard Hugo. Ce qui est étonnant, c’est que Richard Hugo, encensé par de nombreux romanciers étatsuniens (notamment ceux de l’école dite du Montana), qui souvent se réclament de son héritage, n’a été traduit que deux fois en France : un recueil de poèmes ainsi que ce « La mort et la belle vie », seulement publié en 1997 et 1999, soit il y a plus de 25 ans, ce qui paraît inouï pour un si beau roman pondu par un si influent auteur. Le monde de la littérature est parfois empreint de bizarreries et autres curiosités inextricables.

 (Warren Bismuth)

mercredi 8 janvier 2025

Ossip MANDELSTAM « La quatrième prose »

 


Le présent livre est une réaction agacée suite à une méprise survenue fin 1928 en U.R.S.S. : à cette date paraît un livre, celui de la légende de Till l’Espiègle (« Till eulenspiegel ») traduit par le poète russe Ossip Mandelstam. Or il est en fait une refonte d’une traduction antérieure d’Arkadi Gornfeld et d’un certain Kariakine. Les principaux intéressés n’ont pas été prévenus de la nouvelle traduction et leur nom même en a disparu. Le 13 novembre 1928 Mandelstam fait paraître une lettre d’excuse dans le journal Vetchernaïa Mokva et décide de reverser la totalité de ses bénéfices au droit de cette traduction à Gornfeld. Mais ce dernier réplique dès le 28 novembre dans le même journal par une lettre véhémente à l’encontre de Mandelstam.

Ici, c’est toute l’affaire dont traite Mandelstam avec ses armes : les mots. En 1930 il écrit le sulfureux « La quatrième prose », non pas en poésie mais bien dans une forme de pamphlet violent et vindicatif dans ce qu’il juge être une « dégradation littéraire ». En effet, sans ressources car ostracisé suite à cette affaire, Mandelstam ne peut plus vivre de son art. Il dépeint l’état de la littérature en U.R.S.S. et dans le monde : « Toutes les œuvres de la littérature mondiale, je les partage en deux groupes – celles qui sont permises, et celles qui sont écrites sans permission. Les premières – c’est du vomi, les autres – un peu d’air qu’on dérobe. Les écrivains qui font de l’écriture permise, je veux leur cracher à la figure, leur cogner le crâne à coup de bâton et les faire tous asseoir à la même table… ».

Mandelstam insiste sur le caractère quasi frauduleux de la traduction de Gornfeld, loin de ce que l’on peut attendre d’un travail de traducteur qu’il défend à tout rompre. Pour lui, reprendre le travail de Gornfeld était naturel tellement le texte avait souffert d’une mauvaise traduction. Il en profite pour s’insurger contre la peine de mort dégainée à tout-va dans son propre pays.

Mandelstam évoque l’architecture sociale et l’humanisme en U.R.S.S., les poètes russes et les raisons du choix de l’écriture en général, dans un texte abrasif dans lequel n’est fait aucun prisonnier. Car nombreux sont ceux qui en U.R.S.S. se croient poètes (et ainsi indispensables à la vie artistique) mais n’offrent que des vers de mirliton. Mandelstam dénonce, tape du poing, défend la culture non gouvernementale. Texte paraissant avoir été écrit d’un jet, sous le coup d’une colère noire, et tout en évoquant brièvement la figure tant aimée de Sergueï Essenine, il résonne fortement.

Il résonne tellement que suite à « La quatrième prose », le recueil, après qu’ont été insérés des textes de Mandelstam de 1923 à 1929 sur la traduction en général, les trop nombreuses publications de livres entraînant une perte de qualité, ou encore sur l’état du cinéma en U.R.S.S. (« Bienvenue, citoyens cochonnants en blouse soviétique, au ciné-théâtre d’État – la ciné-ration se distribue comme le pain, avec les livrets de rationnement »), après qu’a été proposée un texte sur une tentative avortée de Mandelstam pour un scénario destiné au cinéma, le livre se concentre sur l’affaire Gornfeld proprement dite. Retour sur les raisons de la discorde, sur la rupture de contrat par le journal qui payait Mandelstam (tout ceci, c’est le poète qui l’écrit). Sont incorporées des lettres qu’il fait parvenir à des acteurs majeurs du monde des livres d’alors, sur le sujet ô combien épineux de la traduction notamment.

Le livre propose également un article de Mandelstam, toujours emporté, dans un journal, dénonçant les traductions bâclées, « une production à grand tirage et sans droit d’auteur ». Celui qui se désigne comme un « Ouvrier du mot » règle ses comptes avec les ambassadeurs de la culture, se fait critique de (mauvais) critiques littéraires. Il tient la littérature en très haute estime et ne compte pas la voir récupérée par les aficionados du système politique ou capitaliste.

« La quatrième prose » est un témoignage haut en couleur de l’atmosphère délétère dans le monde des arts sous le stalinisme, il se fait porte-parole des proscrits, des censurés, des interdits. C’est toute une facette de la littérature russe et soviétique qui est dévoilée dans ce recueil aussi brutal que nécessaire. Le tout est préfacé et traduit par André Markowicz, qui a également établi le choix des textes parus dans ce livre en 1993, réédité en poche en 2006. Les éditions Mesures de – justement – André Markowicz font paraître en cette année 2025 une nouvelle version de « La quatrième prose ».

 (Warren Bismuth)

dimanche 5 janvier 2025

Jean ECHENOZ « Bristol »

 


Après son précédent roman de 2020, « Vie de Gérard Fulmard », Jean Echenoz introduit à nouveau dans son titre le patronyme du personnage qu’il va nous faire suivre. Cette fois il s’agit de « Bristol », Robert Bristol, réalisateur insignifiant préparant une adaptation cinématographique du roman « Nos cœurs au purgatoire » de Marjorie des Marais, et témoin impuissant d’une défenestration. En effet, un corps nu tombe tout près de ses pieds dans une rue de Paris.

Bristol rencontre Marjorie des Marais, qui lui soumet d’autorité, moyennant une généreuse aide au financement du film, une certaine céleste Oppen dans le rôle principal, ce qui ne le ravit pas. Le tournage du film doit démarrer, il aura lieu dans des décors naturels similaires à ceux du livre, plus pimpants que les studios de Nevers. Cap sur l’Afrique donc. Le Bostwana plus précisément.

Là-bas, rien ne va franchement se dérouler comme prévu, d’autant qu’une armée, possiblement de miliciens, déboule de nulle part, envahissant le plateau comme le paysage. Entre temps, un éléphant est embauché sur le tournage et semble bien être le plus talentueux de toute la troupe, bien qu’il provoque un incendie de village.

Retour à Paris, le défenestré refait surface. Et c’est bien tout le piment de ce prodigieux roman. L’immeuble dans lequel vit Bristol et où l’homme a sauté, rue des Eaux, est sans cesse en mouvement, les gens passent, se croisent, s’aiment ou se détestent, alors que Céleste Oppen est portée disparue depuis le fiasco du film. Les protagonistes de cette immense farce se succèdent sans mollir, l’immeuble étant leur témoin. Un défilé incessant, même le commandant Parker, chef des miliciens africains, vient rendre une petite visite, c’est dire.

Mais chez Echenoz, tout est toujours sous contrôle. Bousculé entre scénario cinématographique, roman moderne, d’aventure, polar, biographies des principaux personnages, le maître Jean retombe toujours solidement sur ses pieds alors que le déroulé de l’histoire pouvait laisser craindre que l’auteur s’était malencontreusement éparpillé. La machinerie Echenozienne est parfaitement huilée, dans une richesse de vocabulaire frisant l’obsession. Chaque phrase est bâtie à la manière d’un bâtiment antisismique. En 200 pages, Echenoz s’ingénie une fois de plus à plastiquer outrageusement et méthodiquement les codes du roman, tout en multipliant les aphorismes décalés (« Il faut d’abord se reposer d’avoir dormi »).

Virtuose de la plume, Echenoz fait en sorte que son roman ne soit pas résumable, ses personnages, ses décors comme ses séquences sont innombrables, les scènes burlesques abondantes. Echenoz aime à surenchérir toujours un peu plus, jusqu’à cette scène où un parachutiste atterrit sur le dos de l’éléphant du tournage. Bref, c’est immoral, mais réjouissant. L’auteur joue avec son lectorat : « Corps longiligne et thorax trapézoïdal, lèvres lascives et lunettes noires polarisantes sur nez grec, Jacky Pasternac serait assez facile à décrire mais on n’en a pas tellement envie ». Car oui, il y a un dénommé Pasternac. D’ailleurs, les clins d’œil et allusions à la littérature et au cinéma sont légion, accentuant un peu plus la parodie. La spirale infernale ne cesse d’étourdir tout en faisant monter la pression d’un cran.

Echenoz percute à nouveau son lectorat et signe peut-être ici son meilleur roman. Enfin, roman, c’est vite dit, appelons-le plutôt « aroman » tant il est une suppression des repères, une abolition du déjà vu, une privation sensorielle où les humains semblent écrasés par le poids du rôle d’un immeuble. Bref, il faut avoir lu Echenoz pour se plonger sans restriction dans l’univers unique et millimétré de son œuvre. Ce « Bristol » vient tout juste de paraître chez Minuit (comme tous les romans de l’auteur), il laisse sans voix. Et sans mots. Alors autant emprunter ceux de Jean Echenoz pour qualifier Robert Bristol : « Là, le Lavomatic jouxte un imposant immeuble qui était, dans le temps, un grand et beau cinéma populaire avant qu’on le transforme en magasin de surgelés – Bristol se demande encore, pas très longtemps non plus, si ce ne serait pas une métaphore de sa vie ».

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)