Il
était je crois important, en tout cas intéressant, de réunir ces deux livres de
Jean Meckert en une seule chronique puisque le second découle directement du
premier.
« La
vierge et le taureau »
1971 :
Jean Meckert est envoyé en Polynésie française afin d’écrire un scénario pour
le réalisateur André Cayatte, duquel il a déjà novélisé deux films dans les
années 1950. Inutile de dire que le film ne se fera jamais. En revanche Meckert
en sortira un roman dénonciateur et destructeur… Surtout pour lui.
D’un
côté Gilbert Honoré Letessier, artiste peintre raté de 27 ans, grand amateur de
Gauguin, signant ses œuvres du simple Honoré « pour faire un peu créole ». Signe zodiacal : taureau.
Depuis deux ans à Tahiti. De l’autre une diva prénommée Gloria, actrice
renommée et maniérée, du signe de la vierge. Autant dire qu’ils n’ont pas grand-chose en commun, et
pourtant…
En
Polynésie française se trouve le centre d’expérimentation des essais atomiques,
à Mururoa. Honoré va aller y user ses semelles. Mal lui en prendra. Parce que
la Polynésie, c’est le contrôle des populations autochtones, le bâillon pour
les opposants à ce gros chantier nucléaire. L’Etat français y règne en maître
autoritaire, sous la houlette de la C.I.A. Le ton est grave et brutal :
« Pouvaient donc pas aller faire
éclater leurs bombes sur la face cachée de la lune ? Parce qu’il est bien
entendu qu’on les entrepose et qu’elles ne serviront jamais à rien ! C’est
du moins ce qu’on nous dit, dans ce monde d’insectes-soldats dirigé par des
crétins à mandibules. On nous fait creuser des trous pour trouver de l’or qu’on
planque dans d’autres trous, et on appelle ça notre richesse ! On nous
épuise, on nous crève de terreur pour créer et emmagasiner des monstres qui
peuvent à chaque instant nous anéantir, et on appelle ça notre puissance !
C’est la civilisation militaire, la civilisation du néant ! ».
Honoré
et Gloria ne vont pas tarder à se croiser, à s’aider, à s’aimer. Ce sont les
pages les moins réussies du roman, peut-être en partie inutiles, voire un brin
balourdes, faisant tache. Car le reste du texte est de grande portée, avec un
Meckert plus que jamais anarchiste, fouillant la merde de ce « paradis sans espoir » jusqu’à y
déceler le moindre bout de ténia. Son Honoré est un peu agent secret, un loser
magnifique. Car il va lui en cuire de mettre son nez dans des affaires ne le
concernant pas. Pourtant il possède des amis, des proches, autres beaux
personnages du roman. Sans compter que Meckert s’est déboutonné aussi dans la
structure même, Honoré devenant par moment narrateur de l’histoire, le tout
entrecoupé par des extraits d’une énigmatique « Correspondance
Mackenzie », tandis qu’Honoré se souvient de son amie Anny, récemment et mystérieusement
disparue, et lui anéanti.
Meckert
sait-il qu’il joue sa vie en écrivant ce livre ? En tout cas, il dénonce
tant et plus : les hauts salaires alléchants pour un projet mortifère, la
population enchaînée, la dévastation de
la nature, les magouilles en sous-main pour détourner de l’argent afin
d’amplifier le projet, les colons tout puissants, la probable implication des
Etats-Unis. Et puis il y a cette pirogue criblée de trous, l’un des nœuds de
l’énigme : « On parle d’un
atoll irradié par mégarde du côté de Puka-Puka. Les gens foutent le camp en
pirogue, alors on a envoyé une Force spéciale, avec mission de les expédier par
le fond ». Tout bascule lorsque la voiture de Gloria et Honoré est
prise pour cible. Attentat. Oui mais contre Gloria ou Honoré ?
Avec
un Meckert plus pacifiste, plus combatif que jamais, « La vierge est le
taureau » est ce genre de roman représentant le caillou dans la godasse du
pouvoir (français en l’occurrence). Il ne faut pas s’attaquer aux secrets
d’Etat, ne jamais les dévoiler sous peine de se mettre en danger. Le roman est
retiré des librairies dès sa sortie, les stocks mystérieusement rachetés. Il
est interdit d’avoir raison trop tôt. « La vierge et le taureau »
disparaît, dans l‘indifférence générale. Il n’existe plus. Quant aux essais
nucléaires, entamés en 1966, ils perdureront jusqu’en 1996. Le livre devrait
enfin reparaître – pour la première fois depuis sa sortie – chez Joëlle Losfeld
en cette année 2025, clôturant ainsi la réédition de toutes les œuvres
fictionnelles de Meckert sous son vrai nom, un brûlot !
« Un monde parallèle existe là, en même temps
que nous, dont nous ne savons rien que ce qu’il veut bien nous dire. Il a vue
sur nous, continuelle et totale. Il peut nous inspecter, nous perquisitionner,
nous convoquer, nous interroger, nous interner, nous suicider, tandis que nous
nous heurtons aux barrières tricolores, aux plantons, aux baïonnettes, aux
barbelés et aux Tabu qui interdisent
aux Tahitiens la jouissance de Tahiti ».
« Comme
un écho errant »
Derrière
ce jeu de mots se cache une blessure profonde, inguérissable. Le roman de Jean
Meckert « La vierge et le taureau » est paru en 1971, immédiatement
et mystérieusement « sorti » des librairies, stocks rachetés. Le
livre a disparu corps et âme. Janvier 1975, Jean Meckert est sauvagement
attaqué, agressé dans la rue. Nul doute que « La vierge et le
taureau » qui dénonçait l’omerta autour des essais nucléaires français en
Polynésie en est le motif, c’est du moins la version de Meckert, le lien
n’étant jamais prouvé. Quelques longues dizaines de minutes de coma, une
paralysie partielle et une profonde amnésie en sont les séquelles immédiates.
Dans « Comme un écho errant », Meckert tente, 10 ans plus tard, de
reconstituer un puzzle, celui de sa vie dont 25 ans lui ont été dérobés,
braqués, le tout par le biais de la fiction, même si l’on remarque d’emblée que
ce bonhomme sans passé, écrivain de 60 ans dont parle Meckert est lui-même,
tant les mots sont sans recul, les situations trop détaillées pour être
inventées.
L’amnésique
veut à tout prix remonter le fil d’une vie qu’il a oubliée. Il va se servir de
sa sœur Augusta, attentionnée mais terriblement autoritaire, et accessoirement
critique sur son travail achevé d’écrivain. Ses livres à lui, bien sûr, vont
être le fil directeur de cette fausse fiction. Il lit ses romans comme s’ils
avaient été écrits par un autre. Il n’y reconnaît pas les images, les
descriptions, les personnages, pas plus que les scènes. Il voit seulement que
l’auteur revendique des idéaux pacifistes, antimilitaristes, anarchistes. Il
s’arrête sur un roman en particulier, une attaque frontale sur les essais nucléaires
français du côté de Tahiti. Là non plus les phrases ne lui évoquent plus rien,
alors que bien sûr, le lecteur sait qu’il s’agit du point de départ du présent
état de fait, ce handicap, et accessoirement du roman « La vierge et le
taureau ».
L’homme
en pleine reconstruction essaie de trouver dans son livre qu’il parcourt le
motif de son agression, la cause exacte. Pourquoi « ils » ont décidé
de gâcher une vie à tout jamais… Le passé, s’il s’en souvient, c’est surtout celui
de son enfance (Meckert est né en 1910), la première guerre mondiale, le père
mutin fusillé en 1917, la pauvreté, ses premières convictions politiques – du
côté de l’anarchisme individualiste et du pacifisme, déjà. Et le visage de la
mère, omniprésent, elle toujours vivante lorsqu’il écrit ces lignes, quasi
centenaire, mémoire intacte. Elle lui parle du père, cet anarchiste magnifique,
le fantasme, l’idéalise.
Velléité
de reprendre la lecture d’œuvres qu’il jugeait jadis comme sacrées, ne s’en
souvenant plus du tout. Redécouverte de Flaubert, Dostoïevski. Et ces bribes de
souvenirs qui reviennent. Ce matraquage par les forces de l’ordre dont il fut
victime en 1927 lors d’une manifestation en faveur de la libération des
anarchistes Sacco et Vanzetti emprisonnés arbitrairement aux Etats-Unis (ils
furent passés par la chaise électrique quelques jours plus tard). Plus il veut
mettre des images, des visages sur des événements plus récents, plus il
constate que rien ne vient. « C’était
donc ça, l’amnésie, une citerne percée qui avait contenu une eau potable et qui
puait douceâtrement son vide ». Et cette impossibilité à reprendre la
plume, à inventer des histoires, des décors. Est-ce pourquoi il est très
critique envers son œuvre, qu’il juge, comme toute sa personne, ratée ?
Autre
tentative de remonter les dates marquantes de l’histoire des dernières
décennies : les numéros anciens d’hebdomadaires, qu’il parcourt afin
d’entrevoir un déclic. Mais rien ne se produit. Au contraire, une partie de
« sa » mémoire, sa propre mère, auvergnate, disparaît à 98 ans, c’est
là qu’il rédige quelques lignes en mémoire de la Commune de Paris. La sœur ne
va pas tarder à suivre la mère dans la tombe. Désormais plus aucun moyen pour
lui de faire actionner la bobine de la mémoire. Quand soudain, un lourd secret
de famille se dresse comme un fantôme devant lui…
Meckert
en pleine autobiographie au style plus sobre, au langage moins vert, moins
populaire que celui de ses œuvres passées, raconte son calvaire, les suites de
la parution de son roman « La vierge et le taureau », cet écrivain
qu’il aura du mal à redevenir, ces séquelles qui ne le quitteront plus, cette
volonté quasi maladive de solitude. « Comme un écho errant », tout en
restant pudique, dévoile ce basculement dans la vie, ou comment un texte peut
provoquer votre propre chute, d’autant que des éléments déroulés dans « La
vierge et le taureau » apparaissent comme une coïncidence troublante,
absolument prémonitoire sur le destin de Meckert. Livre de confessions, de
souffrances, avec toute la lucidité possible. Livre d’une entrée dans les
ténèbres, d’une carrière ruinée. Et ces évocations – critiques – sur l’œuvre
policière de l’auteur, sous pseudo. On y reconnaît bien sûr les ouvrages de
Jean Amila dans la Série noire.
« Comme
un écho errant » ne laisse pas intact, il montre que le danger du vol
d’Icare n’apparaît pas que dans la mythologie, Meckert en a fait les frais.
Homme dévasté, il meurt en 1995. « Comme un écho errant » est le dernier
grand texte qu’il a écrit, en 1986 (son dernier roman, signé Jean Amila, est
paru l’année précédente). Lui aussi sentait peut-être trop le soufre, il fut
refusé à l’époque, ne vit jamais le jour. Ce n’est qu’en 2012, 17 ans après la
mort de l’auteur, que les éditions Joseph K., véritable mémoire des textes
oubliés de Meckert, le sortent des tourments de l’Histoire. Ce texte paraît
indispensable pour mieux comprendre la destinée d’un écrivain majeur du XXe
siècle et ne peut totalement être éloigné du roman « La vierge et le
taureau » sans lequel, hélas, il n’existerait pas.
(Warren
Bismuth)