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dimanche 29 mai 2022

Joseph ROTH « Croquis de voyage »

 


Top départ de la saison 3 du challenge « Les classiques c’est fantastique » des blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, avec ce thème qui fleure bon le voyage : « Tour d’Europe ». Pour honorer le défi, je me suis lancé dans une fort passionnante lecture de « Croquis de voyage » de Joseph ROTH, qui se moule parfaitement dans le thème du mois.

Il est de ces écrivains dont on appréhende la lecture. Précédé par les rumeurs de littérature exigeante, on démarre avec une approche méfiante, non pas envers l’œuvre, mais envers nous-mêmes, inquiets de ne pas être à la hauteur. Peut-être est-ce pour ceci que jamais encore je ne m’étais frotté à Joseph ROTH, et l’opportunité qui m’a été donné ne fut pas vaine, loin de là.

L’écrivain Joseph ROTH a entrepris d’arpenter l’Europe entre 1921 et 1931. Il en rédige des chroniques pour des journaux dont le présent ouvrage est un recueil. Juif né en Galicie en 1894 (à l’époque région de l’Empire Austro-Hongrois, aujourd’hui ukrainienne), ROTH s’est beaucoup déplacé durant son existence. Ici c’est le journaliste qui s’exprime. La première image qu’il nous présente est saisissante, c’est celle de milliers de juifs des pays de l’est fuyant les pogroms en Allemagne pour tenter l’aventure aux Etats-Unis. Nous ne sommes qu’au tout début des années 20 et déjà l’extrême tension antisémite est palpable. Dès le 6 janvier 1924 ROTH souligne « Et dans ces lieux de réunion où l’on ne faisait autrefois que boire du schnaps et s’embrasser, voilà qu’aujourd’hui, sur les murs crasseux, on dessine des croix gammées et des étoiles rouges ». Il disserte sur les conditions ouvrières ou le peuple qu’il découvre dans les trains. Certaines de ses réflexions peuvent aujourd’hui paraître comme pionnières : « Ici, on détruit la terre pour la fertiliser ».

Durant ses voyages, ROTH note ce qui se déroule sous ses yeux : le quotidien des habitants des pays traversés, le paysage, les coutumes et fêtes locales traditionnelles, les mentalités, les préjugés, l’architecture, les vestiges notamment religieux, l’art, mais brosse aussi une réflexion fort subtile sur la géopolitique. Mais ce qui frappe c’est que selon les pays dans lesquels il se trouve il ne retient pas les mêmes images. Si sur l’Allemagne, il évoque pêle-mêle un peu tout ceci, les visites en France (entre 1925 et 1927) sont plus particulièrement axées sur les champs de bataille de la première guerre mondiale, lieux où le tourisme se développe de manière malaisante (c’est le début du tourisme historique de masse).

Puis ces instantanés : « Voici le cimetière, il est rempli de croix de fer, non pas de celles qui sont accrochées sur les poitrines, mais de vraies croix, de celles qui se dressent sur les tertres funéraires. C’est le cimetière allemand de Bovincourt. Ici sont enterrés 40000 soldats inconnus. C’est ici que viennent les survivants à la recherche des disparus. Le gardien, un Français qui va et vient, serre la main de chaque Allemand qui se présente, et lui demande : « Camarade, pourquoi nous sommes-nous donc battus ? ». Sempiternelle question que posent tous les gardiens de cimetières militaires. On devient aisément pacifiste parmi ces 40000 soldats inconnus ». ROTH longe le Rhône en s’autorisant de nombreuses étapes. Dans le sud de la France, il assiste avec dégoût à un spectacle de tauromachie. Il n’est ni avare ni maladroit pour donner son point de vue sur les classes sociales.

Entre 1925 et 1928, ROTH sillonne la Russie, il en retient cet esprit politique, tout semble politique dans ce vaste pays qui a vu naître le bolchevisme quelques années plus tôt. Surprise : il rencontre de nombreux bourgeois, dresse un parallèle avec le régime en place. En 1926 il assiste aux festivités tronquées du neuvième anniversaire de la Révolution d’octobre. Il s’étend sur l’état calamiteux de la culture entièrement contrôlée par l’Etat, superficielle car obéissante à la direction ultra-autoritaire du pays. Il met en exergue la religion, ou plutôt une certaine absence et se fait très critique envers la révolution en cours (il semble être l’un des premiers intellectuels non russes à s’opposer avec violence à la dictature du prolétariat en cours, devançant de peu KAZANTZAKI ou ISTRATI).

En 1927, ROTH se rend successivement en Albanie et en Serbie. Dans le premier pays, là encore la dictature, vicieuse et épouvantable, teintée de corruption alors que les tensions sont fortes entre l‘Albanie et la Yougoslavie. C’est d’ailleurs à Sarajevo qu’il se remémore avec émotion le déclenchement de la première guerre mondiale.

En 1924 voyage dans sa région natale, la Galicie. Plusieurs incursions en Pologne entre 1924 et 1931, il évoque avec tendresse les poètes polonais, sans oublier les instantanés du quotidien qui jalonnent le recueil qui se termine par un voyage en Italie en 1928. Ce n’est sans doute pas par hasard qu’il décide de clore ce compte rendu de voyages par ce pays qui a subi la première expérience fasciste (celle de MUSSOLINI) dès 1922. Là-bas, il n’y voit que dictature, asservissement, corruption (notamment celle de la presse qui lance une propagande gigantesque en faveur du Duce). Le contrôle et l’endoctrinement sont totaux. « La profession de journaliste supposant des dispositions hautement individualistes (ou y contribuant pour le moins), il va de soi qu’il est absolument impossible de l’exercer dans un Etat sous administration fasciste. Il se crée alors une nouvelle sorte de journalistes, de commentateurs de la doctrine et de l’activité fascistes : c’est le journalisme ennuyeux ».

ROTH combattit rudement le fanatisme, lutta contre le fascisme, le nazisme. Il s’enfuit d’Allemagne en 1933 dès l’arrivée de HITLER à la chancellerie du Reich. Censuré, interdit, il arpente à nouveau l’Europe avant de s’éteindre. Lui qui fut un activiste antifasciste, il disparaît en mai 1939, quelques mois avant le début des hostilités de la deuxième guerre mondiale. Il est aisé de faire un parallèle entre Stefan ZWEIG et Joseph ROTH (les deux hommes étaient amis), le dernier étant peut-être une version plus engagée socialement que le premier (ZWEIG se suicide en 1941, deux ans après le décès de ROTH). Célèbre pour son roman « La marche de Radetzky », mais en écrivain prolifique, ROTH laisse une œuvre conséquente. Dans ce « Croquis de voyage », il peut être vu comme un visionnaire ou en tout cas un lanceur d’alerte concernant les premiers pas, d’un côté du fascisme d’Etat et de l’autre du bolchevisme, mais aussi alarmant sur le nazisme alors en pleine expansion. Rien que pour ceci (mais le reste est également fort instructif), cet ouvrage de pourtant 500 pages est digne d’être lu. La brève préface est signée Valérie ZENATTI, la traduction étant assurée par Jean RUFFET.

 (Warren Bismuth)



mercredi 25 mai 2022

Laurent MAUVIGNIER « Loin d’eux »

 


En 1999 paraît aux éditions de Minuit le bref et premier roman d’un jeune auteur inconnu, Laurent MAUVIGNIER. Style âpre et étouffant, sans aucune marge de manœuvre, il y a mieux pour entamer une carrière, et pourtant…

Luc a décidé de foutre le camp, quitter le foyer familial provincial où ses parents, Marthe et Jean, l’asphyxient. Il s’est trouvé un petit boulot dans un bar nommé « Le chien jaune » (coucou SIMENON !) à Paris pour acquérir une certaine liberté et ne plus entendre de la part de sa famille qu’il est un raté, un fainéant. Entrent en scène le couple formé de l’oncle et la tante de Luc, Gilbert et Geneviève ainsi que leur fille Céline. Les quatre époux et la jeunette se voient souvent pour parler. Mais parler de quoi au fait ?

Roman du malentendu, du non-dit, du silence, « Loin d’eux » est une grande performance stylistique. Toujours sur le fil du rasoir et pourtant tellement maîtrisé, il fait suer à grosses gouttes tant l’atmosphère y est irrespirable. Luc le peu choyé, amateur de cinéma et admiratif de Gary COOPER, qui met les voiles pour s’émanciper. C’est un premier point. La famille se déchire, condamne. Mais que va-t-il en être après une mort, un suicide pour être exact ? Et là, MAUVIGNIER sait de quoi il parle.

Dans un style créatif, polyphonique (chaque personnage prend tour à tour la parole) où les phrases se font de plus en plus longues et vertigineuses, heurtées et hésitantes, où les dialogues sont imbriqués, il est impossible de reprendre son souffle. Le rythme est rapide, organisé de main de maître par l’auteur. Le clan familial est taiseux quand il faudrait parler, surjouant alors qu’il faudrait se taire, la suffocation vire au superbe.

« Les mots dans ma bouche ne viennent de nulle part. Ils naissent sur la langue et s’évacuent tout de suite au dehors, et, dans le monde qu’il y a entre nous trois il y a ces phrases où je me tais, parce que ces phrases-là ne parlent pas et ne disent jamais rien de ce qui voudrait surgir. Et c’est tant mieux qu’elles existent, ces réponses, ces conversations avec lesquelles, comme avec le vin, on peut tranquillement s’éloigner des autres et ne jamais les abandonner. Tant mieux, avec tout ce silence qu’il y a à couvrir ».

Les réactions des protagonistes après le suicide (vous connaîtrez le personnage défunt à la lecture de cette œuvre) sont tellement vraies qu’elles en deviennent effrayantes, personne ne semblant être à sa place, cherchant ses mots, ne trouvant jamais les bons (on pense à DOSTOÏEVSKI), hésitant toujours plus, jusqu’à l’introspection totale, isolé malgré l’amorce de dialogue. MAUVIGNIER ne nous épargne rien des monologues intérieurs, des états d’âmes, c’est plus vrai que nature. Il y a eu suicide, il faut coûte que coûte dénicher un coupable autre que le défunt, obtenir une tête de la dimension du chapeau qui traîne, trop encombrant.

Comment prendre un auteur à rebours ? Après avoir lu tous les livres de MAUVIGNIER parus chez Minuit, il ne me manquait à découvrir que celui-ci. Et force est de reconnaître que le hasard fit diablement bien les choses. En effet, dans ce premier roman, l’auteur tisse la trame de son œuvre future, il pose les premiers jalons : la famille dévastée, le mépris quasi sanguin, le thème du suicide (récurrent et même obsédant), le passé qui reste au fond de la gorge, les monologues n’étant que d’inhabiles soliloques qui suintent la souffrance et le désespoir. Le décor futur est si bien planté que l’action se déroule déjà en partie à la Bassée dans le centre de la France, un hameau que nous retrouverons plus de vingt ans plus tard dans le majestueux thriller rural « Histoires de la nuit ».

Grand coup de maître, ce roman annonce « Apprendre à finir » (qui sort l’année suivante, en 2000), « Ceux d’à côté » (2002), « Seuls » (2004) entre autres. Et puis il y a l’intime, le caché, ce que l’on ne discerne que chez très peu d’auteurs si tant est que notre parcours personnel pusse avoir été étrangement similaire par certains aspects à celui de l’écrivain. Chez MAUVIGNIER, on découvre tout ce qu’on n’a jamais pu dire, jamais pu faire sortir de notre bouche, des mots cadenassés au fond de la gorge. Même si intérieurement les phrases furent construites depuis toujours, jamais elles n’ont su s’extirper, passer la frontière des lèvres, elles sont restées muettes une vie durant. Et MAUVIGNIER devient ainsi un porte-parole au style unique, il nous permet même de lire entre les lignes et nous projeter dans une histoire comme parallèle, celle qui n’est pas explicitée dans le présent roman, qui n’existe peut-être tout simplement pas, mais qui pourtant hante en devenant plausible voire palpable. Cette sensation est unique. Jamais peut-être je n’avais connu ce sentiment depuis… « Des hommes » d’un certain MAUVIGNIER Laurent. C’est vous dire si cet homme m’est précieux en de nombreux points. Il fixe un but, mieux, un rendez-vous : relire son œuvre afin d’y pêcher quelques sens cachés. Rares sont les auteurs qui donnent confiance à leur lectorat tout en leur murmurant qu’ils le comprennent et l’encouragent à aller de l’avant. Dans sa noirceur, MAUVIGNIER en est un exemple frappant. Sorti chez Minuit en 1999 puis réédité en version poche chez le même éditeur.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 22 mai 2022

Fernando PESSOA « Ultimatum » + « Traité de la négation »

 


Cette chronique rassemble deux livres très brefs de Fernando PESSOA, renfermant quatre textes écrits à la même période.

« Ultimatum »



Sans doute l’un des plus violents textes qui puissent être lus, « Ultimatum » est une charge assassine contre les personnages publics, qu’ils soient politiques, artistes ou intellectuels, contre leur pouvoir dérisoire, leur manque de discernement, leur erreur de n’être qu’une seule et unique personnalité. Car ce texte, ce n’est pas directement PESSOA qui l’a écrit, mais l’un de ses plus célèbres hétéronymes, Alvaro de Campos, également « auteur » entre autres du flamboyant « Bureau de tabac » ou autre « Odes maritimes ». De Campos, le seul hétéronyme de PESSOA qu’il a lui-même « rencontré » alors que les autres ne l’ont pas « connu ».

Car ils sont plusieurs dans la tête de PESSOA, tous écrivent (différemment), possèdent une biographie (PESSOA n’a jamais « tué » de Campos né le 15 octobre 1890 et donc « forcément » mort le même jour que PESSOA le 30 novembre 1935), des convictions, un style d’écriture particulier. Alvaro de Campos débâtit dans ce texte ô combien sulfureux les convictions idéologiques de l’humain possédant un poids dans le monde. Il plaide pour une « réadaptabilité » de la sensibilité, contre le christianisme qu’il oppose à la science, selon lui nécessaire pour parvenir au but ultime.

Puis vient ce qui pourrait être un manifeste, un programme de vie. Et PESSOA/Campos se livre sans toutefois se découvrir trop, mais tout de même : « En art : Abolition du dogme de l’individualité artistique. Le plus grand artiste sera le moins défini et celui qui écrira dans le plus grand nombre de genres avec le plus de contradictions et de dissemblance. Aucun artiste ne devra avoir une seule personnalité. Il devra en avoir plusieurs, chacune consistant en la réunion concrétisée d’états d’âme qui se ressemblent, détruisant ainsi la fiction grossière qu’il est un et indivisible ». Cela vous rappelle quelqu’un, non ?

« S’ils ne veulent pas partir, qu’il restent et se lavent la figure ». La plume est acérée, volcanique, comme dans un excès de nihilisme violent, le texte est clamé telle une agression directe, forte et hurlée sans aucun ménagement, dans laquelle il est question de philosophie, de métaphysique. Ces quelques pages paraissent uniques dans la vertigineuse œuvre de PESSOA dont de Campos est ici le porte-parole, ou plutôt non : PESSOA a inventé ses divers personnages pour leur faire dire ce que lui pouvait personnellement condamner avec force, ou au mieux ce qu’il pouvait éventuellement penser, mais en l’exagérant selon le caractère et la pensée de son hétéronyme. « Ultimatum » semble ne plus avoir été réédité seul depuis les années 1990. Pourtant il est à découvrir, ne serait-ce que pour ce style dynamiteur et irrévérencieux. Pour les propriétaires de liseuse, sachez qu’ils existe en ebook pour la modique somme de 1 (oui, un !) euro.

« Traité de la négation »



Ici trois textes très brefs de PESSOA, visiblement signés de son vrai nom, sont présentés. « Traité de la négation » rédigé en 1916 est la somme des illusions humaines, une profonde plongée métaphysique sur nos racines, nos buts et la présence de Dieu. « Dieu est le Mensonge Suprême », pour déboucher sur le non-être cher à PESSOA (lire entre autres sur ce sujet « Bureau de tabac » de son hétéronyme » Alvaro de Campos).

« Déficience d’imagination des imaginations excessives » écrit en 1915 traite de l’imagination du portugais, notamment dans la littérature et la poésie, et sa thérapie préconisée. PESSOA donne des éléments précieux sur son choix (mais en était-ce bien un ?) de ses hétéronymies rendant son œuvre tout à fait complexe dans ses repères, et conclut ainsi son texte : « L’excès imaginatif du Portugais, qui lui est si préjudiciable, ne peut être soigné qu’au moyen d’une culture de plus en plus grande de l’imagination portugaise. Eduquer les nouvelles générations par le rêve ou la rêverie, par le culte prolixe et maladif de la vie intérieure, revient à les éduquer pour la civilisation et pour la vie. Outre qu’il est facile et agréable, le traitement offre des résultats assurés ».

« La tendresse lusitanienne ou l’âme de la race » de 1915 est un texte de quelques lignes sur le patriotisme par la tendresse de la poésie. PESSOA n’a jamais caché ses élans patriotiques voire nationalistes.

Le volume se clôt sur un fort instructif texte d’Inès OSEKI-DEPRÉ de 1994, par ailleurs traductrice de ces trois articles en portugais. Dans son « Génération Pessoa », elle expose le cas de l’hétéronymie chez le poète portugais dont elle voit le dédoublement de sa personnalité dès 1914, tout en ajoutant qu’il a cependant déjà écrit sous différents pseudonymes en anglais et portugais dès 1903 dans une seule et même revue. Selon elle, chez PESSOA le but de l’humain devrait être de devenir tous ses contraires, comme il l’a fait dans son long travail de généalogie fictive. Ce recueil est d’abord paru article par article dans la revue « La République des Lettres » en 1994 avant d’aboutir sous la forme ici présentée en 2012. Il est un marchepied pour découvrir l’œuvre d’un génie de la littérature mondiale qui a su brillamment, sa vie durant, brouiller les pistes (mais encore une fois, avait-il le choix ?).

 (Warren Bismuth)

mercredi 18 mai 2022

Iàkovos KAMBANÈLLIS « La cour des miracles »

 


Au cœur du quartier de Vyronas à Athènes se dresse un immeuble abritant une cour. Ici vivent plusieurs familles d’origine modeste, nous sommes dans les années 50. C’est dans cette cour que toute l’action de cette pièce de théâtre grecque va se dérouler sur cinq mois.

Dix-sept personnages vont se succéder dans cette cour où toute une vie règne. Ces protagonistes représentent chacun dans sa particularité la société grecque des années 1950. La vieille Anneto, dont la fille vit désormais en Angleterre, décide de s’offrir des vacances pour une année sur l’île de Paros, elle va donc sous-louer son appartement durant cette période… à un inconnu, Stratos, un jeune plombier.

Certaines liaisons extra-conjugales commencent à se former, la tension est vive dans la cour de l’immeuble, les rancunes tenaces. Devant cette atmosphère qui se dégrade toujours un peu plus, certains des habitants envisagent d’aller s’établir en Australie. En effet, toute herbe semble plus verte ailleurs.

Ce texte de Iàkovos KAMBANÈLLIS écrit en 1957 est très fort à bien des égards. Il est le condensé de l’esprit général d’un pays alors en souffrance, il transpire la Grèce (sans jeun de mots !) à chaque ligne. Fait de personnages puissants parfois charismatiques, dans sa simplicité même il relate de manière implacable la vie tumultueuse d’un quartier d’Athènes. Pièce de la fuite impossible puisque chaque être semble attaché à sa terre malgré les embûches et les envies de départs, elle est un instantané sociétal précis en seulement 150 pages. « Vous allez voir… Tôt ou tard, on devra remballer nos affaires et courir se réfugier ailleurs… Et quand on repassera par ici, notre vieille rue, on ne la reconnaîtra même plus… Il y a tout, ici, qui aura disparu… les chambres, les murets… même la terre qu’on a sous les pieds, ils l’auront déblayée et évacuée… ». En effet, un projet immobilier est en cours en lieu et place du vieux bâtiment.

Le constat est amer : à l’après-guerre il devient de plus en plus difficile de survivre en Grèce, les rêves d’exils sont nombreux, parfois surdimensionnés, inatteignables, mais ce sont ces rêves qui permettent d’avancer de jour en jour. Car le quotidien n’est pas rose : « Tu bosses trois jours, le quatrième tu dégages… On n’est même pas fichu de te garantir un toit pour vivre… Ne jamais savoir ce que tu vaux ni ce qui t’attend demain… Dans ce pays, on peut jamais se raccrocher à rien… Il y a tout qui bouge en fonction du vent… ». La fin est digne d’une grande tragédie grecque…

Les velléités de départ pour l’étranger vont s’accroître. Mais comment, pourquoi quitter un pays que somme toute on aime, dans sa souffrance comme dans sa démesure ? Pièce de l’échec national, des rêves échoués, elle est pourtant un hymne à la Grèce. Cet immeuble brûlant de vie mais pourtant prêt à être démoli pourrait représenter la chute du système politique grec. Car ce texte est profondément politique. Dix ans plus tard surviendra le coup d’Etat des généraux, entraînant la sinistre dictature des colonels.

Iàkovos KAMBANÈLLIS (1922-2011) est surtout connu pour « Mauthausen », son témoignage sur sa déportation en camp durant trois ans en pleine seconde guerre mondiale. Cependant, il fut très influent sur l’évolution du théâtre grec moderne. Dans cette pièce, il fait preuve de lucidité mais aussi d’humanité, son texte est limpide et le choix de cette cour d’immeuble judicieux. Il était déjà paru en 2015 dans un recueil intitulé « D’aventures en miracles, Panorama des écritures théâtrales de la Grèce moderne (1830-1957) ». Pour la première fois, en cette année 2022, il est disponible seul avec une couverture d’une vraie splendeur. Véritable petit bijou, il est magnifiquement préfacé par Sissy PAPATHANASSIOU, revenant avec force détails sur le parcours théâtral de l’auteur. L’introduction émouvante mais combative est signée de la main de Katérina, propre fille de Iàkovos KAMBANÈLLIS. Quant à la traduction, elle est assurée par Gilles DECORVET qui réalise une prouesse en nous rendant presque témoins directs de l’action en cours au pied d’un immeuble Athénien. Bravo à tout ce joli monde, et félicitations spéciales aux éditions L’espace d’un Instant, coupables revendiquées de ce nouveau et incontestable coup de maître. Ce texte de Iàkovos KAMBANÈLLIS est à lire, à relire et à retenir.

https://www.sildav.org/editions-lespace-dun-instant/presentation

(Warren Bismuth)

dimanche 15 mai 2022

Jim HARRISON « La recherche de l’authentique »

 


Plus de cinq ans après la mort de Jim HARRISON (survenue en mars 2016) paraissait un recueil de chroniques rédigées entre 1970 et 2015, soit environ durant toute l’activité littéraire de l’écrivain, sous-titré « L’amour, l’esprit, la littérature ». « La recherche de l’authentique » s’inscrit comme une suite directe à « Un sacré gueuleton » et pourrait se diviser en trois parties inégales par la longueur et la qualité.

Dans les premières chroniques, Jim se livre à cœur ouvert, sans pitié ni indulgence. Il raconte le passé, les échecs, les tragédies, les dépressions, l’alcool, la coke. Il fait part de certains de ses rêves qui l’ont marqué. Mais toujours avec cet humour aiguisé qui vient dégonfler un hématome. Il évoque les poètes, « ses » poètes, ceux qu’il a révérés très jeune, revient sur sa jeunesse bercée par STEINBECK (l’auteur préféré de son père) ou encore Henry-David THOREAU et son lac Walden. Souvent il en profite pour glisser l’anecdote qui tombe à pic : « En Amérique, nous vivons sous un régime d’oligarchie fondée sur la fortune plutôt qu’en démocratie. Ces dernières années, le lac Walden a été protégé grâce aux efforts et aux dollars de Don Henley, membre de l’ancien groupe de rock’n’roll les Eagles, ce qui ne manque pas de piquant ».

HARRISON aborde son œuvre avec parcimonie, conte les circonstances de l’écriture de « Dalva » alors que les féministes voulaient son scalp, confiant un secret : le personnage de « Dalva » est directement inspiré de la propre sœur de Jim, Judith, tuée avec leur père dans un accident de voiture alors que lui n’avait que 19 ans. Puis HARRISON mentionne son intérêt pour la culture zen, partage des anecdotes, certaines hilarantes, sans oublier les Etats-Unis ruraux, ceux qu’il connaît bien.

La deuxième partie est très (trop !) longue. HARRISON disserte sur la pêche et la chasse. Certes avec des flamboyances de l’esprit, certes en décrivant des paysages à couper le souffle, mais si vous n’êtes pas adepte de ces deux sports, la lecture peut s’avérer monotone voire ennuyeuse, malgré de très intéressantes réflexions et anecdotes sur les différents chiens qu’il a possédés. Et toujours cet humour implacable : « Il est aussi de notoriété publique que nos émotions modifient notre conduite et j’étais au beau milieu d’un mois où neuf de mes livres étaient republiés, après quoi deux films que j’avais co-écrits sortiraient dans les salles de cinéma. La seule raison pour laquelle je n’avais pas de nouvel album 33 tours prévu dans les bacs était que je chante seulement pour mes chiens de chasse ».

La dernière partie est la plus engagée, la plus politico-sociale. On retrouve le Big Jim que l’on aime, pour la défense des Autochtones (les « amérindiens »), le massacre de Wounded Knee, l’évolution des parcs nationaux (où il reprend la trame des revendications d’Edward ABBEY), la politique nationale. Il faut lire cette dernière partie, elle montre un HARRISON offensif et très impliqué dans la préservation de l’environnement.

Chaque chronique est précédée d’une photo, certains de ces clichés sont merveilleux, drôles. Mais soyons honnêtes : ce recueil n’est pas le meilleur des récits de vie d’HARRISON, nous lui préférerons largement « Aventures d’un gourmand vagabond », ou « En marge » et bien plus encore « Le vieux saltimbanque », l’un de ses écrits les plus émouvants, sans oublier une novella méconnue intitulée « Traces » (au sein du recueil « L’été où il faillit mourir ») où il présente des moments de sa vie sous forme de fiction emplie d’introspection.

Cette présente chronique est aussi un prétexte pour glisser quelques mots sur un documentaire sorti en mars au cinéma, « Seule la terre est éternelle », où Jim HARRISON est interviewé durant près de deux heures, et où des images époustouflantes de grands espaces américains sont incrustées magistralement. Tout fan de l’auteur se doit d’aller voir ce film.

Mais terminons avec cette « Recherche de l’authentique » : la préface de Brice MATTHIEUSSENT est pertinente et fouillée, un hommage très marqué au défunt poète. MATTHEIUSSENT, traducteur historique d’HARRISON depuis le début des années 1980, prévient cependant : c’est le dernier livre de l’auteur qu’il traduit.

« Les Nez-Percés avaient parmi eux un petit groupe de rêveurs et de mystiques qui défendaient la doctrine suivante : le Pouvoir créateur avait créé la Terre sans marque ni frontière ni division artificielle. On ne pouvait posséder aucune terre et il était mauvais de se soumettre à notre gouvernement ».

 (Warren Bismuth)

mercredi 11 mai 2022

Gérard SAVOISIEN « La folie Maupassant »

 


Cette pièce de théâtre de 2021 met en scène un homme et une femme, dialoguant à bâtons rompus dans un huis clos vif et franc. Cet homme c’est Guy de MAUPASSANT, précocement vieilli suite à la contraction de la syphilis, la femme se prénomme Solange. Nous sommes aux débuts des années 1890, MAUPASSANT a alors une quarantaine d’années.

L’auteur de ce texte met en avant certains souvenirs de MAUPASSANT qui défilent brièvement dans cette pièce à scène unique. Remémoration de l’ami FLAUBERT, du frère Hervé (mort de folie en 1889, c’est à lui que MAUPASSANT pense lorsqu’il réalise que lui-même devient fou). Et le présent, avec des travaux d’écriture en cours dont MAUPASSANT n’est pas du tout satisfait. Malgré la notoriété, malgré l’assise, il doute tant et plus.

Le grand auteur, nouvelliste, romancier, (piètre) poète, auteur de théâtre se sent perdre ses facultés mentales. Pensez donc : la nuit, des inconnus lui voleraient l’eau dans sa carafe afin de la boire, chez lui. Il raconte cela à Solange, une prostituée jadis aimée, adorée. Ensemble, ils reviennent sur de brefs épisodes de leurs rencontres, de leurs ébats. 1875, alors que l’auteur ne savait pas encore qu’il se dirigerait vers l’écriture, et ce dialogue d’un autre temps avec Solange surgissant du passé, MAUPASSANT avec ses doutes, Solange avec sa gouaille toute parisienne.

Retour au présent. 1891 puis le 1er janvier 1893. Un MAUPASSANT fier d’être célibataire, de n’appartenir à aucune femme, ces femmes qui ont tant compté dans sa vie. Il en aurait connu sinon aimé une centaine. Cette Solange, que nous suivons depuis la première ligne de cette pièce, est une représentation, elle est LA femme, celle faite de plusieurs bouts de chair et d’âme, elle est la somme des rencontres féminines, la quintessence, l’absolu. L’écrivain travaille sur un roman, « L’âme étrangère ». Il ne le finira pas, contrairement à sa pièce « Musotte ».

Dans un texte dynamique qui peut soudain s’assombrir, Gérard SAVOISIEN fait revivre MAUPASSANT sur quelques dizaines de pages, nous montrant un génie fatigué, usé par la maladie, les excès et un travail acharné, un homme frappé par la folie, devenant paranoïaque tout en ayant conscience qu’il rejoint l’état mental de son défunt frère. Une pièce délicieuse à découvrir, un hommage appuyé à cette figure majeure de la littérature de XIXe siècle. MAUPASSANT meurt le 6 juillet 1893, il n’a que 43 ans.

 (Warren Bismuth)

dimanche 8 mai 2022

Donald RAYFIELD « Anton Tchekhov une vie »

 


Présentation du colossal objet : un bébé de près d’un kilo, 550 pages grand format, chaque page sur deux colonnes, plus de 600 notes de bas de pages, une bibliographie de 10 pages pleine à craquer, tout ceci pour une biographie vertigineuse d’Anton TCHEKHOV.

Bien sûr il est impossible de résumer un ouvrage pareil, l’un de ceux qui vous accompagne durant des mois, que vous terminez après avoir usé vos yeux de plusieurs dizaines d’heures de lecture, où tout votre corps semble engourdi d’avoir tenu aussi longtemps un tel livre avec son poids conséquent. Nul doute que cette biographie fera encore longtemps autorité tant elle est démesurée, précise et complète jusqu’à la maniaquerie.

Quelques repères cependant : né en Ukraine en 1860, père violent, autoritaire, paranoïaque, très pieux. Après une scolarité très moyenne, le jeune Anton se lance dans des études de médecine. En janvier 1880 paraît sa première publication sous pseudonyme. La famille TCHEKHOV déménage souvent tout en se désunissant au fil du temps. C’est en fin d’année 1883 qu’il signe une œuvre pour la première fois sous son vrai nom (il ne sera pas payé pour ce travail). Diplômé de médecine en 1884. L’année suivante parution en feuilleton de ce qui restera son unique (et excellent) roman, « Drame de chasse ». Les meilleurs années, TCHEKHOV écrit une centaine de récits, se fatigant à la tâche. Il est régulièrement, y compris pour la régularité de ses nouvelles, comparé à MAUPASSANT.

Les problèmes familiaux sont nombreux, notamment entre les figures du père et celle de l’un des frères, Kolia, alcoolique errant qui meurt en 1889. Un autre frère, Alexandre, survivra à Anton, mais sera souvent également confronté à de graves crises alcooliques. Des projets d’écriture avortent, d’autres aboutissant sont pourtant reniés. À la manière d’un ZOLA, TCHEKHOV décide de se rendre sur le terrain avant d’écrire un long récit, ce sera sur l’île pénitentiaire de Sakhaline (10000 prisonniers) où il arrive en juillet 1890 après trois mois de voyage. Il n’y reste que quelques mois, mais tient enfin la trame d’un livre d’envergure qu’il a d’ailleurs du mal à écrire et qui ne sortira que plusieurs années plus tard.

Parallèlement, TCHEKHOV devient propriétaire d’une mangouste, possède de très nombreuses soupirantes, notamment dans la jeune noblesse russe, entretient une longue relation ambiguë et turbulente pendant plusieurs années avec une certaine Lika. Les femmes sont en quelque sorte le démon de l’écrivain, qui en fréquente régulièrement plusieurs à la fois malgré sa santé très précaire (il est atteint de tuberculose).

TCHEKHOV a la bougeotte, il saute dans un train, sur un bateau, souvent pour les femmes d’ailleurs. Pour sa carrière aussi. Lorsqu’il est sédentaire il est entouré d’animaux de ferme, alors que de plus en plus de ses proches périssent.

En 1893 paraît une première traduction en anglais de l’un de ses textes, c’est « Le moine noir ». TCHEKHOV devient célèbre et reconnu mais de plus en plus malade alors qu’il prend peu à peu ses distances avec la doctrine de TOLSTOÏ qu’il avait pourtant jusque là soutenue. Il se lie d’amitié avec l’écrivain Ivan BOUNINE, qui deviendra un proche.

TCHEKHOV peut être vu comme un mécène : grâce à sa notoriété, il gagne de l’argent qu’il redistribue en partie à sa famille, pour des œuvres de charité ou la rénovation d’écoles, sans oublier d’aider financièrement les paysans. Il écrit de plus en plus pour le théâtre, mais la première représentation de « La mouette » subit un cuisant revers en 1896, ce qui l’affaiblit physiquement (ses problèmes de santé seront souvent la conséquence d’un échec professionnel). Parallèlement, alors qu’il n’est pourtant pas un auteur engagé, il est parfois victime de la censure.

Alors que de plus en plus de jeunes femmes lui court après, il se déclare en privé comme devenu impuissant sexuellement et n’écrit pratiquement pas en 1897. En octobre 1898, sa famille ne l’informe pas de l’agonie de son père, qui décède en trois jours. Il devient ami avec Maxime GORKI puis l’actrice Olga KNIPPER. Lui qui a toujours défendu avec vigueur le célibat, se marie pourtant (en secret) en 1801 avec Olga. Enceinte en 1802, elle est victime d’une fausse couche. Cette période est difficile à reconstituer car TCHEKHOV ne serait peut-être pas le père de l’enfant (qui ne naîtra donc jamais), plusieurs documents concernant cet épisode ont mystérieusement disparu. Sa relation avec Olga est paradoxalement surtout épistolaire, ils ne vivent pas ensemble, sont même parfois séparés de plusieurs centaines de kilomètres.

Fatigué, usé, malade, terriblement affaibli, TCHEKHOV s’éteint en juillet 1904. Son corps est rapatrié à Moscou « dans un wagon pour transport d’huîtres fraîches » écrit GORKI. L’héritage sera fort disputé.

Ce livre est bien sûr un ouvrage très fourni sur la vie d’Anton TCHEKHOV. Cependant, il se focalise sur la vie privée, parle peu de son œuvre, ou seulement si elle permet d’éclaircir un élément du privé. Cette œuvre est d’ailleurs elle-même truffée d’éléments autobiographiques. Bien que TCHEKHOV soit connu pour son caractère empathique et bienveillant, il peut se révéler misogyne ou antisémite tout en s’en défendant. Certaines anecdotes glissées ça et là peuvent faire sourire, je pense à cette première rencontre avec l’écrivain Nikolaï LESKOV (qui a si bien dépeint la vie paysanne russe et qui deviendra son ami, avant de décéder peu après) qu’il traîne, après une mémorable bordée, aux putes. Rien de moins. Plusieurs figures de la littérature russe apparaissent, en direct ou non. Ainsi, cette critique de TCHEKHOV, fustigeant l’œuvre de DOSTOÏEVSKI : « C’est bien, mais tout de même très long et très immodeste. Beaucoup de prétentions ».

Mais dans cet essai, l’histoire russe est aussi évoquée, quoique brièvement : la famine de Russie centrale de 1891, l’épidémie de choléra l’année suivante, ainsi que la tragédie du champ de Khodynka en 1896, où est entassée une foule immense lors d’un rassemblement en l’honneur et en la présence du tsar Nikolaï II, et où un mouvement de panique provoque la mort d’environ 2000 personnes. TCHEKHOV, pourtant distant politiquement, s’engage pour la défense du capitaine français Alfred DREYFUS.

Ce qui frappe ici, c’est la maladie, celle qui poursuit sans cesse TCHEKHOV mais aussi ses proches, comme une fatalité. La mort est très présente. Lorsque la joie semble vouloir s’inviter à table, un drame se déclenche, ce qui semble être l’essence même de l’âme russe, en tout cas celle vue par le prisme des écrivains.

Cette biographie s’appuie de très nombreux extraits de correspondance variée, en publie moult paragraphes, ceci est le fil rouge du déploiement chronologique de ce travail stupéfiant par sa densité. Certes, on peut regretter que l’accent n’ait pas été davantage mis sur la période de Sakhaline pour privilégier l’histoire amoureuse, mais force est de convenir que le résultat est particulièrement impressionnant. En guise de dessert, de nombreuses photographies d’époque à la qualité supérieure figurent dans ce livre, les fans seront comblés. Ce pavé est sorti en 2020 aux éditions Louison, spécialisées en littérature russe.

https://www.louison-editions.com/books

 (Warren Bismuth)

dimanche 1 mai 2022

René FRÉGNI « Minuit dans la ville des songes »

 


Un nouveau René FRÉGNI est toujours attendu avec impatience. Le bougre voulait raccrocher le stylo. Et puis, devant l’insistance de certains proches (gloire à eux !) il a remis le couvert. Et le résultat est à la hauteur.

Plus que jamais, FRÉGNI se met en scène, autobiographise. De sa naissance en 1947 à la parution de son premier livre, il se confie, revient sur un parcours semé d’embûches, qui n’est pas précisément celui d’un enfant de cœur. « Je suis né déserteur ». Les formules frappent. Sa mère lui lisait les classiques français quand il était minot, toujours les mêmes, il en a retiré un amour profond pour la littérature et les mots.

Une enfance sans Dieu, mais René découvre tôt la petite délinquance. Vers 12 ans à Marseille où il est né. Il se lie alors avec des caïds, pas les moins furieux ni les plus nuancés. Il quitte l’école à 16 ans, sans rien, même pas une thune pour voir venir, fasciné par le gangster Lucky LUCIANO. « Plus tard, je compris que les menteurs et mythomanes étaient des gens qui ne supportaient pas la réalité de leur vie ».

Avec tendresse et pudeur, mais avec révolte et passion, FRÉGNI se dévoile. Comme dans la plupart de ses ouvrages, mais bien plus cette fois-ci, comme s’il devait se débarrasser d’un poids trop lourd alors que les 75 ans vont sonner au compteur. Jeune, il fréquente les chantiers (où il travaille) et les prostituées. Il bourlingue en Angleterre puis en Espagne avant d’effectuer son service militaire, tournant de sa vie. Il passe une partie de ses obligations militaires au cachot, puis fait le mur avec un ami, un coriace lui aussi. Ils chipent une DS, taillent la route jusqu’au sud natal, reviennent à la caserne après six jours, juste avant que leur disparition ne soit officialisée. « Je décidai de ne jamais ramper ».

Comme il le dit parfois, mais en précisant l’évolution de la signification du terme depuis sa lointaine jeunesse, il se « radicalise ». Fasciné par le Che, la guérilla, CASTRO. S’enrage contre la guerre au Viêt-Nam. Et puis l’accident qui change une vie. Un truc stupide. Le lave-vaisselle dont il était chargé à l’armée explose. FRÉGNI risque gros. Il déserte.

Dans ce récit d’une vie mouvementée apparaît souvent la silhouette de la mère, perpétuellement inquiète pour son rejeton qui ne semble pas avoir pris le droit chemin. En tant que déserteur, René est recherché. Il s’enfuit en Corse, c’est là que les grands textes littéraires le happent. S’il avait déjà découvert GIONO dès l’armée, il subit de plein fouet le « Crime et châtiment » de DOSTOÏEVSKI. Il reprend la route : la Grèce où il découvre « L’étranger » de CAMUS, la Turquie (c’est à Istanbul qu’il lit le marquis de SADE). De trafic de shit en revente de cuivre, FRÉGNI s’enfonce dans le banditisme.

Il se planque du côté de Manosque, la ville de son idole GIONO. Avec ce dernier a lieu un rendez-vous manqué. S’il aperçoit la maison de l’écrivain, il n’ose sauter le pas, « Jamais je n’aurais osé déranger un tel homme ». GIONO décède peu après… De Manosque, étape à Aix chez sa sœur étudiante, boulot dans un hôpital psychiatrique où il apprend là aussi la Vie. Au moment de basculer fonctionnaire, son dossier militaire remonte, René n’est pas titularisé. Il est incarcéré. Cette aventure, comme il la raconte, avec ses mots, ses formules, la pureté de son écriture, il la renvoie telle une anecdote kafkaïenne, ce qu’elle est par ailleurs.

Subitement, FRÉGNI, si jeune, si plein de vie, s’épuise. Il part en vacances. Il ne reviendra jamais, « Libre comme celui qui ne possède rien ». Il reste en contact avec les prisons comme d’autres ne quittent jamais vraiment l’école. En 1987 à 40 ans tout juste et après nombres d’échecs, il signe pour la parution de son premier roman. Ce sera « Les chemins noirs ». Une vingtaine ont suivi depuis.

Dans son parcours comme dans ses actes de rébellion, FRÉGNI n’est pas sans rappeler Erri de LUCA. Tous deux ont fait de la prison, ont milité à leur manière, se donnant entièrement et sans se soucier du lendemain, tous deux ont troqué les armes contre la plume, tous deux avec un style hors du commun. Ces écrivains sont rares, ils en deviennent de fait incontournables et n’ont pas dit leur dernier mot, semblant avoir oublié la vieillesse et l’usure. « Minuit dans la ville des songes » est un très beau livre, il se déguste lentement, nous devons prendre bien soin de peser chaque mot, chaque syllabe afin de ne rien laisser s’évaporer. Chaque livre de FRÉGNI est un voyage à part entière, pour lequel on prend un nouveau moyen de transport pour une destination inconnue.

 (Warren Bismuth)