Ce curieux roman hybride se permet bien des
libertés ! Comme son nom l’indique il s’appuie en trame de fond sur le
texte dynamite « Le banquier anarchiste » écrit en 1922 par Fernando
PESSOA, le poète portugais. Il l’analyse, mais a en plus le culot d’imaginer
une rencontre de nos jours sur la terrasse d’un café entre les auteurs du
présent livre et LE banquier anarchiste, qui développe un peu plus l’idéologie
politique qu’il a commencé à mener dans le roman de PESSOA.
Les rencontres ente les auteurs et le
banquier se tiennent chaque jour sur cette terrasse durant une semaine. Plus qu’une
interview du banquier, il s’agit d’échanges de réflexions politiques,
historiques et philosophiques, qui pleuvent et argumentent les thèses. Adeline
et Edouard, les deux interlocuteurs du banquier, le questionnent à propos de
plusieurs idées couchées sur papier en 1922, mais font part de leurs propres
convictions.
Beaucoup de sujets actuels défilent en ces
pages, jamais traités à la légère, et souvent avec une grande pertinence. Des
points de vue de PESSOA, du moins de son banquier, sont validés, d’autres
débattus. Le fond de ce livre est très pacifiste mais offensif, il ouvre des
horizons, entre action collective ciblée et efforts individuels isolés.
Il est aussi guide historique, faisant
allusion à de nombreuses dates qui ont pu marquer le mouvement anarchiste, en
plus de l’analyse actuelle d’événements historiques majeurs. Le débat est foisonnant
autour de l’histoire de la démocratie, ses conséquences, son présent et son
avenir. Beaucoup de thèmes sont abordés sans ton professoral, mais laissant
ouvertes les solutions possibles ou envisagées.
Bien sûr, ce fameux banquier croisé vers
2019 par les auteurs aurait au minimum 120 ans de nos jours, donc un secret se
cache derrière cette exceptionnelle longévité. Car ce banquier anarchiste dont
nous ne connaîtrons pas l’identité a été de tous les fronts, a connu par
exemple des figures majeures de l’anarchisme des arts, comme ORWELL ou ISTRATI,
ceux de la politique comme Nestor MAKHNO, raconte sa vision des combats du XXe
siècle, qu’il soient en U.R.S.S., en Espagne en France ou ailleurs.
Les références égrenées dans ce faux roman
sont très nombreuses et ont besoin d’être digérées une à une. Le récit est un
peu construit à la manière de « La mémoire des vaincus » de Michel
RAGON (auquel il fait d’ailleurs référence), souvenirs d’un homme qui a été durant
sa vie de toutes les luttes.
« Il
ne s’agit pas de consacrer sa vie à la politique, ce serait épuisant et nous
passerions à côté de choses plus ou moins importantes. Non, il s’agit seulement
de donner la capacité aux individus de s’occuper de politique quand ils le souhaitent. De parier sur le fait que s’ils ont le pouvoir, ils s’investiront
davantage ».
Sorte de pamphlet contre la violence, il en
développe ses arguments : « Le
pouvoir est démuni devant ceux qui lui opposent une résistance active non
violente : il ne peut plus justifier de les réprimer. C’est ce qui a
permis des révolutions démocratiques en Europe de l’Est ou en Afrique du Sud,
dans les dernières décennies. Voyez-vous, j’ai réalisé que le propre de
l’anarchisme n’est pas seulement de lutter contre le pouvoir autoritaire de
l’État mais… Contre le pouvoir autoritaire en général ! Or, qu’est-ce que
la violence, si ce n’est le pouvoir autoritaire par excellence ? La lutte
contre la domination étant une affaire de culture et d’éducation, il est
nécessaire de lutter au maximum contre cette violence qui peut contaminer toute
société, y compris celle qui se réclamerait de l’anarchisme ».
Ce « testament » laisse des portes
ouvertes, il n’est ni figé ni péremptoire, c’est ce qui en fait indéniablement
sa force. Il est sorti en 2020 aux éditions Libertalia, et même si l’on s’en
tenait là, ce serait un ouvrage à lire d’urgence, mais si j’ajoute que
l’intégralité du bref roman de Fernando PESSOA « Le banquier
anarchiste » qui a servi de support à ce livre est ici proposé en
intégralité, quelle sera votre réaction ? Et pourtant oui, cet
extraordinaire texte est offert en fin de volume.
« Le banquier anarchiste » de PESSOA
a donc été écrit en 1922, fort de seulement quelques dizaines de pages,
cependant suffisantes pour admirer la puissance du poète. Contrairement à son
petit enfant de 2020 présenté ci-dessus, il est plus un monologue qu’un
dialogue entre interlocuteurs. Le banquier y raconte brièvement sa jeunesse
ouvrière, son goût pour la culture, son envie de monter en grade. Il se fait
tour à tour philosophe, sociologue, historien.
Le banquier possède un ennemi : les
fictions sociales. Pour les combattre il ne croit pas au collectif en tant que
force politique, dans lequel il voit une certaine tyrannie (il s’en explique
fort judicieusement), il revendique plutôt une somme d’individualismes sincères
et quotidiens. Il est contre la révolution car il ne voit en elle qu’une future
dictature militaire, une dictature révolutionnaire, il se fait
visionnaire : « Qu’a-t-elle
engendré, la Révolution française ? Napoléon et son despotisme militaire.
Et vous verrez ce qu’engendrera la Révolution russe : quelque chose qui
retardera de plusieurs dizaines d’années l’accomplissement de la société libre ».
Il croit en revanche à la révolution sociale de tous les jours.
Le banquier s’entretien sur l’égoïsme (qu’il
ne faut surtout, mais alors surtout pas confondre avec l’individualisme), a
horreur de ce qu’il appelle la « théorie du secours » où un être va
en aider un autre en lui prodiguant par exemple force conseils qui en fait ne
font que pointer les limites de la personne aidée, ne pas lui laisser la marge
de manœuvre suffisante à son épanouissement, et accessoirement la prendre pour
un être inférieur incapable de décider seul. Le banquier n’est jamais vraiment
tendre avec ses semblables et l’un de ses leitmotiv est « Travailler tous dans le même but mais
séparément ». On pourrait y ajouter sans grand risque de se
tromper : combattre non pas les capitalistes mais le capital. Car le
banquier préfère s’attaquer aux institutions, puisque les humains sont
interchangeables.
Mettre en place une société
anarchiste ? « On peut admettre
que le système anarchiste est réalisable et douter qu’il le soit d’un coup –
c’est-à-dire qu’on puisse passer de la société bourgeoise à la société libre
sans qu’il y ait un ou plusieurs stades ou régimes intermédiaires. Celui qui
émet une telle objection considère bonne – et réalisable – la société
anarchiste, mais il a l’impression qu’il doit y avoir un quelconque stade
transitoire ente la société bourgeoise et celle-ci ».
Le banquier anarchiste est un texte bref et
résolument corrosif, dans lequel il nous semble que tout est dit, de manière
intemporelle, le genre de textes qui fait date, qui s’impose au-delà de
l’Histoire. Merci aux éditions Libertalia pour l’avoir rendu à nouveau
facilement accessible.
https://www.editionslibertalia.com/
(Warren Bismuth)