Comme le titre de l’ouvrage l’indique, c’est au Wyoming que la talentueuse autrice Annie Proulx – qui fêtera bientôt ses 90 ans – nous convie pour un voyage plus que cahoteux. Dans ce recueil de 11 nouvelles paru en 2007, Annie Proulx nous guide dans un Etat rural, revêche à la modernisation, un peuple conservateur et violent, animé de moeurs ancestrales ancrées.
La deuxième nouvelle, « Reconstitution de guerres indiennes », est une pure beauté. Une femme fait connaissance avec ses racines autochtones en parallèle avec le développement du célèbre autant que sinistre Wild West Show de Buffalo Bill. Le discours est ample, profond, les personnages de Annie Proulx sont authentiques, dans leurs qualités comme dans leurs vices ou leur lucidité. « Tu crois qu’il s’agit de décider si tu veux vivre dans la réserve ou dehors ? Mais réfléchis, rappelle-toi que les Indiens n’ont pas inventé les réserves. C’étaient les prisons créées par les hommes blancs pour écarter les Indiens des bonnes terres. Linny, choisir la réserve n’est pas une solution. Tu t’enfermes dans un petit coin sans issue ».
Les esprits locaux sont étroits, misogynes. Le premier voisin est souvent à plusieurs kilomètres, les paysages grandioses n’abritent que peu d’humains, l’isolement est total, le vent omniprésent. Violent lui aussi, il peut rendre fou au cœur de ces plaines arides. Car la sécheresse frappe, on pense à celle, interminable, des années 1950 lorsqu’on a vu « une terre de pâturages se métamorphoser en désert ».
Ce recueil dépeint l’âme du Wyoming, avec comme partout dans le pays une forte présence des séquelles, des fantômes de la guerre du Vietnam. Et comme dans beaucoup de régions rurales, des conséquences parfois imprévues de la filiation, sur fond de secrets de familles poisseux et collant aux semelles des bottes. Et pendant ce temps des fermiers, peu scrupuleux, qui trafiquent tant qu’ils peuvent, espérant bien ne jamais être punis, le voisinage étant plutôt rare.
Dans cet univers pour le moins glauque, quelques pages pétillantes, notamment cette nouvelle, « Le concours », sur la préparation d’une compétition de la plus longue barbe. Texte drôle, décalé, avec ses personnages qui pourraient être échappés du « Tortilla Flat » de Steinbeck.
Annie Proulx possède un don, celui de l’observation de ses semblables. Elle-même citoyenne du Wyoming en scrute les habitants, leur déshabille l’âme, les met à nu. Elle raconte la vie. Comme celle de ces horribles rednecks ivrognes, désemparés, paumés et brutaux dans le superbe « Le loup de Wamsutter », usant d’humour pour dédramatiser un tableau peu glorieux dans un contexte pourtant étouffant.
Une galerie de portraits tordus se déploie sous nos yeux, un défilé de la blessure, morale comme physique, des êtres déjantés, désenchantés dont l’avenir paraît trop loin et trop inatteignable. Ces « Nouvelles histoires du Wyoming » sont une fresque peu reluisante de la société rurale des XXe et XXIe siècles de l’un des Etats les moins peuplés des U.S.A. Le plaisir est pourtant total tant Annie Proulx sait mener sa barque avec une maîtrise totale. Aucune de ces nouvelles ne fait tache, toutes sont complémentaires et constituent le témoignage d’une femme intellectuelle dans un coin passablement rugueux des Etats-Unis. Parfaite lecture pour une journée au bord de l’eau, entouré des bruits de la nature, mais sans les spectres des personnages rustres de l’autrice. Loin du « Brokeback Mountain » (quoique…) qui l’a faite connaître du grand public en France par l’adaptation cinématographique, ces nouvelles sont parues pour la première fois en France en 2007, elles sont tout simplement jolies et même resplendissantes. Ou comment faire du beau à base de moche.
(Warren Bismuth)