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dimanche 29 août 2021

Edward ALBEE « Qui a peur de Virginia Woolf ? »

 


Pour ce nouvel épisode du challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » insufflé par les blogs  Au milieu des livres et Mes pages versicolores, place au thème « De l’écrit à l’écran en passant par les cases ». Des Livres Rances a choisi une pièce de théâtre états-unienne devenue classique, notamment par le biais de sa célèbre adaptation cinématographique.

Vers deux heures du matin, un couple ivre rentre d’une petite sauterie organisée par le père de la femme. Elle c’est Martha, 52 ans, paraissant plus saoule que son mari, George, 46 ans. Alors que la conversation semble stagner en surface, Martha annonce soudain à son mari qu’elle a invité un jeune couple présent lors de la fête à venir boire un dernier verre pour terminer la soirée.

Ce jeune couple vient sonner à la porte. Elle, Honey, jeune fille de 26 ans, un peu cruche. Lui, Nick, 28 ans, ambitieux. Très vite le dialogue bascule dans une sorte de bras de fer entre Martha et George sous les yeux incrédules de leurs invités, d’autant que Nick, dont les dents rayent le parquet, ne peut trop s’impliquer dans la conversation puisqu’il doit faire bonne figure devant Martha, fille de son propre patron.

Les phrases claquent, la bave est aux lèvres : « Si tu existais je demanderais le divorce ». Les échanges sont musclés, l’atmosphère étouffante et le jeu malsain. Sous nos yeux effarés se joue une guerre totale au sein d’un couple usé par la lassitude et l’existence, devant un jeune couple croquant la vie à pleines dents, témoin à son corps défendant d’un drame en cours. L’alcool coule à flot et, la fatigue aidant, va jouer un rôle déterminant dans les relations humaines.

« J’ai des essuie-glace sur les yeux, parce que je t’ai épousé ». Entame de la surenchère, tout peut désormais advenir, les dialogues devenant hors contrôle. Martha a tiré le premier coup, George a répliqué tout d’abord calmement, mais décide ensuite d’entrer dans la sordide joute verbale avec sa femme. Jusqu’au moment où surgit dans la conversation l’image du fils…

Dans cette pièce de théâtre de 1962, l’américain Edward ALBEE (à ne surtout pas confondre avec Edward ABBEY) gifle, fait éructer ses protagonistes, ne laisse aucune marge de manœuvre à un lectorat abasourdi et K.O. debout. Les échanges sont d’une violence inouïe, sans plus aucun discernement. L’auteur met en scène un couple aigri et comme fini devant deux personnes encore enthousiastes et pleines de bonnes résolutions. L’exercice est époustouflant, nous aimerions pouvoir sourire devant quelques situations d’aspect burlesque, mais une réplique fuse, et un climat plus que fétide refait immédiatement surface, rendant cette pièce suffocante, puisque nous sommes comme des invités passifs qui, à l’instar de Honey et Nick, ne peuvent quitter la maison de Martha et George. Nous voilà prisonniers de leurs échanges où l’agression est quasi permanente, nous sommes ligotés à leur monde, sans espoir de fuite.

« Qui a peur de Virginia Woolf ? » est un vrai chef d’œuvre, impossible à lâcher, ce qui peut faire culpabiliser pour d’évidentes raisons de voyeurisme forcé. Les discussions sont ininterrompues, et le machiavélisme tourne à la perversion pure et simple. La version présentée ici est légèrement remaniée par l’auteur et date de 2005, c’est-à-dire 43 ans après le texte original de 1962, auquel ne sont apportées que peu de modifications. En 1966 est sortie une adaptation cinématographique réalisée par Mike NICHOLS, avec un duo magique débordant de folie furieuse et portant littéralement les personnages de Martha et George : Elizabeth TAYLOR et Richard BURTON, formant un couple aussi démoniaque que celui créé par ALBEE, Sandy DENNIS et George SEGAL jouant le couple de jeunes gens. Mike NICHOLS a repris avec grand talent les dialogues de la pièce, mais faisant vivre le quatuor infernal dans un jeu d’acteurs ahurissant et ignoblement magistral, d’autant qu’à cette époque Liz TAYLOR et Richard BURTON sont mariés, et que le couple vit un enfer similaire au climat de cette pièce par leurs nombreuses disputes sur fond d’alcool. Le couple divorce en 1974 pour se remarier dès 1975… Et divorcer à nouveau l’année suivante. Ce scénario, cette pièce, aurait pu avoir été écrite pour eux. Pourtant, en 1962, s’il paraît évident qu’ils s’aiment, ils sont mariés chacun de son côté.

« Qui a peur de Virginia Woof ? » est devenu un classique de la littérature théâtrale dramatique, mais aussi un incontournable du cinéma. Pour ce format-ci, il peut sans exagération être vu comme une sorte de frère jumeau de l’oeuvre alors en cours de l’immense John CASSAVETES. Je pense notamment à « Une femme sous influence », « Opening night » (pour le rôle joué par l’alcool), « Minnie et Moskowitz » ou autre « Husbands » (ce dernier pour le côté sans limite des protagonistes). Il vous faudra être en pleine santé mentale pour aborder l’un des deux supports, et éventuellement vous munir de fortifiants, mais le jeu en vaut largement la chandelle, que ce soit la pièce ou le film, ils continueront à vous hanter longtemps, ils sont l’une des vérités sur la vie de couple, pas la plus glorieuse certes, mais peut-être la plus taboue, en tout cas la plus destructrice.

(Warren Bismuth)



dimanche 22 août 2021

Norman LOCK « Un fugitif à Walden »

 


Samuel Long, le narrateur de cette histoire, esclave noir, s’est échappé de la tyrannie de son maître en 1844 en tranchant sa propre main alors menottée. Aidé par les réseaux de « L’underground railroad » qui aidaient les noirs à circuler aux Etats-Unis pour s’acheminer vers un lieu situé plus au nord dans le pays, où ils pourraient commencer une nouvelle vie, le nord étant alors plus évolué socialement que le sud, Samuel arrive finalement aux abords du bord du lac de Walden dans le Massachussets, où Henry David THOREAU a alors décidé de vivre (il y résidera entre 1845 et 1847) durant l’été 1845.

À son contact, Samuel apprend la vie libre mais aussi l’immensité et la rudesse de la nature. Il y rencontre d’autres pionniers de l’écologie sociale, des transcendantalistes comme Ralph Waldo EMERSON ou Nathaniel HAWTHRONE, sans oublier le journaliste William GARRISON. Immédiatement, de longs dialogues s’amorcent sur le sens de la vie. Et bien sûr, le parcours de Samuel Long, esclave noir en fuite, n’a pas grand-chose à voir avec ceux de ses interlocuteurs directs.

Cependant, une amitié naît par delà les différences, même si Samuel est bien conscient que ses nouveaux amis ne peuvent pas ressentir certains épisodes de son propre vécu (quatre millions de noirs vivent alors aux U.S.A.). Walden, lieu légendaire, est ici scruté en détails. Mais le narrateur en profite pour dresser un tableau historique du combat antiesclavagiste aux Etats-Unis dans la première partie du XIXe siècle, portant le récit vers une veine historique.

Mais ce n’est pas tout. Fort de sa documentation, l’auteur Norman LOCK peint un portrait méticuleux de THOREAU, proposant une biographie certes romancée mais s’appuyant en partie sur les propres écrits de THOREAU, l’imagination fait le reste. THOREAU est ici vu par les yeux de ce héros malheureux, Samuel, qui n’hésite d’ailleurs pas à égratigner le personnage de THOREAU, du moins au début, puis un profond respect s’instaure, comme si les deux hommes s’étaient apprivoisés. Il relaie le discours anticolonialiste, antiesclavagiste de THOREAU, diversifiant ainsi sa pensée que nous pouvions imaginer avant tout écologique.

Ceci est une fiction. Ce Samuel n’a pas existé. Mais il est pourtant vivant dans ce roman, tel une personnification de l’esclavagisme du XIXe siècle, et si LOCK lui donne vie, c’est pour rendre plus ample son récit et mêler la fiction au cœur de l’histoire de Samuel : « Si je semble préoccupé de ma propre histoire, c’est que je la crois aussi nécessaire que celle de Henry que les fils de chaîne et de trame le sont à un tissage. Je ne suis pas mentionné dans son compte rendu du séjour qu’il fit dans les bois de Walden. Je fus sans importance dans son expérience. J’aurais peut-être gâché la construction de son récit. Qui sait quelles pensées traversent l’esprit d’un écrivain ? On se souviendra de Henry, alors que mes présents récits seront bientôt oubliés. En tout cas, je suis certain de ne pas avoir la moitié de son talent. Henry avait le génie de rendre monumentales les choses les plus banales. Sous sa plume, un gland prend les proportions du Taj Mahal. La mienne, je le crains, métamorphoserait le Taj Mahal en gland ».

Et pourtant, même si cette histoire n’existe que par l’imagination de son auteur, elle est crédible car agrémentée en permanence de nombreuses références historiques, que ce soit sur THOREAU ou plus globalement sur les Etats-Unis du milieu du siècle numéro 19. Les grandes envolées côtoient des passages très intimistes eux-mêmes entrecoupés de faits historiques ou de souvenirs. Les réflexions philosophiques abondent et donnent une épaisseur supplémentaire au récit. Le rendu est original et la dimension multiple.

« Un fugitif à Walden » est sorti récemment en cette année 2021 chez Rue de L’Echiquier et plus particulièrement dans sa superbe collection Fiction. Le roman est ici traduit par l’incontournable Brice MATTHIEUSSENT, traducteur historique de Jim HARRISON notamment. Ce livre évoque de nombreux sujets, dont les principaux sont la condition des noirs aux Etats-Unis, les premiers balbutiements de l’écologie social et du refus du capitalisme, mais c’est aussi un livre sur l’amitié, la sagesse et l’espoir.

https://www.ruedelechiquier.net/

(Warren Bismuth)

mercredi 18 août 2021

Mariette NAVARRO « Ultramarins »

 


Une commandante, elle-même fille de commandant, a repris du service depuis peu et dirige à nouveau un cargo traversant l’Atlantique quand, au milieu de nulle part, ou plutôt du côté des Açores, loin de toute terre, l’équipage se paie une baignade improvisée. Long travelling sur les visages flottants, les corps invisibles, les vagues majestueuses. La commandante ne participe pas à la liesse générale et observe du cargo ces vingt corps immergés. Seulement, au retour de ce moment de détente, lorsqu’ils remontent, ils ne sont plus vingt mais vingt et un ! Il est plus qu’envisageable qu’un homme s’est embarqué clandestinement sur le bateau lors de son appareillage.

« Elle est fille de commandant, et jamais il n’a été question d’une vie terrestre, dès le départ elle en a trop appris sur les bateaux pour se détourner de la mer. Elle appartient à l’eau comme d’autres ont la fierté d’origines lointaines. Il n’y a jamais eu lieu de rompre, de rejeter. Elle a fait le choix des bricolages antiques et des machines modernes, des chiffres et des sensations, des abstractions cosmiques et du soleil au visage. Ce qui lui a donné un âge, une densité ».

Soudainement, le cargo semble prendre comme de manière irrationnelle et surnaturelle son indépendance, se muant en vaisseau fantôme en perdition que l’équipage ne peut plus contrôler : l’oppression après le réconfort. Si l’équipage allait payer cet instant d’égarement ? Lorsque le cargo tombe en panne…

Puis il y a les échanges, les souvenirs, les vieilles anecdotes : « Cette histoire d’équipage ligué d’un coup contre sa hiérarchie, bien décidé à ne pas atteindre le port prévu, à mettre en scène un faux naufrage pour s’échapper tranquillement sur un autre continent avec une partie de la cargaison ». Et l’occasion pour la commandante de se remémorer son propre parcours.

Dans ce roman qui vient de sortir chez Quidam éditeur, Mariette NAVARRO livre une épopée maritime, pesant chaque mot pour un rendu poétique et rugueux par l’ambiance. Plusieurs sujets sont ici évoqués : les migrants, le quotidien sur un bateau dans une sorte de huis clos à l’air libre, mais aussi la réalité du dérèglement climatique ou même en filigrane le féminisme. Le livre est bref, finement rédigé, sans jamais tomber dans une surenchère de termes techniques, pourtant attrayants dans ce type de sujet. Jamais elle ne perd sa boussole, garde le cap en déroulant lentement son intrigue sans choisir la facilité. Elle observe comme derrière une caméra, réajuste ses décors et ses personnages.

L’autrice joue avec les antagonismes : le moment de la trêve figuré par la baignade collective, avec celui du cargo devenu indomptable. La joie de se dérouiller les articulations avec la souffrance de la vie du marin. Le temps qui semble s’être arrêté pour cet équipage, et l’avancée inexorable des perturbations climatiques à long terme. L’homme, le marin, bourru dans son professionnalisme chronométré et répétitif, et l’arrivée intempestive d’un clandestin.

Mariette NAVARRO vous avait déjà été présentés ici avant son très beau « Alors Carcasse » paru en 2011 chez Cheyne éditeur, dans la flamboyante collection Grands fonds dont l’autrice est d’ailleurs aujourd’hui la codirectrice avec Emmanuel ECHIVARD. « Ultramarins » en est une sorte de continuité habile, avec ses bizarreries non résolues, cette liberté empêchée, cadenassée, dans une écriture intimiste et précise, finement tissée. Court roman à découvrir dans la collection made in Europe de chez Quidam.

https://www.quidamediteur.com/

(Warren Bismuth)

samedi 14 août 2021

Michel HABART « Histoire d’un parjure »



Dans la liste des 24 publications des éditions de Minuit de 1957 à 1962 sur la guerre d’Algérie figure ce cas très intéressant de « Histoire d’un parjure » de Michel HABART qui se distingue sur le fond, ne racontant pas l’Algérie en direct ou presque, contrairement à la plupart des autres ouvrages, mais fait partir sa réflexion dès 1827, date des premiers frissonnements de la colonisation. Cet essai historique sort en 1960, en pleine guerre d’Algérie, ce qui n’est bien sûr pas du tout anodin. Essai difficilement résumable par sa richesse d’informations, je ne m’y risquerai d’ailleurs pas, me contentant de signaler certains renseignements présents dans le livre.

La France de 1830 est différente de celle de 1960, le pays est une monarchie. C’est d’ailleurs en 1830 que Louis-Philippe (qui sera le dernier roi de France) remplace sur le trône Charles X. Les relations avec l’Algérie se tendent suite à une vieille dette de blé (dans tous les sens du terme) que la France n’a pas payé. Un trésor algérien fantasmé entre également en scène. Mais ne refaisons pas l’histoire, puisque ces événements sont facilement consultables sur la toile. Attardons-nous plutôt sur la partie plus concrète, c’est-à-dire les relations sur le terrain entre les colons et les colonisés, puisque telle est le travail d’historien choisi par HABART pour nous permettre de renouer avec notre mémoire collective.

Dès 1830, les premiers massacres de population civile commencent sur la terre algérienne, le peuple est asservi. Le prétexte de l’armée française est bien simple : protéger l’Algérie en lançant une chasse aux turcs, aux ottomans. Rapidement, le dialogue s’envenime. Trois proclamations françaises sont rédigées entre mai et juillet 1830, elles mettent le feu aux poudres par leurs termes ô combien belliqueux. Exemple, cet extrait de la deuxième proclamation : « Le Seigneur inflige les plus rigoureux châtiments à ceux qui commettent le mal. Si vous vous opposez à nous, vous périrez tous jusqu’au dernier. C’est un conseil bienveillant. Personne ne pourra détourner de vous la destruction si vous ne tenez pas compte de nos menaces. C’est un arrêt du destin, et l’arrêt du destin doit fatalement s’accomplir ». Bienveillance, donc, le maître mot.

Une addition simple se forge dans les esprits des conquérants, addition que nous pourrions baptiser les 3 C : Civilisation = Colonisation + Christianisation. En effet, un pas supplémentaire est franchi, il va nous falloir rééduquer religieusement ce peuple revêche, lui faire croire à notre Dieu. Très vite, le sol algérien est témoin de destructions de villages, parfois entièrement incendiés, des pillages s’ensuivent, des exécutions sommaires éclatent, de plus en plus nombreuses. C’est la prise de possession pure et simple du pays, par la barbarie, le sang et la violence. C’est sur cette violence, et en l’absence de données officielles chiffrées, que l’auteur travaille ses chiffres pour étayer ses points de vue : la population algérienne diminue drastiquement durant ce protectorat devenu colonisation. HABART s’appuie notamment sur les travaux d’un certain Sidi HAMDAN, des travaux très sérieux, mais qui choqueront la France, et qui vaudront à son auteur ainsi qu’à sa famille d’être exilés. Il mourra peu après.

Une ordonnance royale est rédigée en 1834 : « 1° Alger doit être définitivement occupé par la France. 2° Il doit l’être à titre de colonie française. […] Si les tribus prétendent conserver la possession libre et indépendante du pays, ce serait la guerre prompte et terrible, la soumission ou la destruction. […] Vous appartenez désormais à la France ».

La spéculation sur les biens algériens saisis va bon train, les massacres continuent, celui de Blida fut un point de départ. La presse n’est pas en reste dans la surenchère, dès juin 1830 on peut lire par exemple : « N’a-t-on pas le droit d’exterminer les Algériens comme on détruit par tous les moyens possibles les bêtes féroces ? ». La situation devient hors contrôle. Le pouvoir français cherche aussi à enclencher une extermination culturelle.

« L’eau-de-vie a détruit les Peaux-Rouges, mais ces peaux tannées ne veulent pas boire. L’épée doit donc suivre la charrue. […] Vous savez bien que la guerre d’Algérie est une guerre où l’on fusille beaucoup. Le premier colon pouvait fusiller l’indigène qu’il voulait ». Dans ces propos, deux aspects primordiaux. En effet, la France s’est comportée dès 1830 en Algérie un peu comme les colons européens le firent sur le peuple dit « Indien » en le massacrant et en le déshumanisant sur son propre sol. De plus, dans ce combat de 1830, on parle déjà de guerre. HABART écrira d’ailleurs qu’il s’agit de la première guerre d’Algérie, vous comprendrez alors où nous mène son propos, vers la deuxième guerre d’Algérie (même si elle n’est reconnue comme telle que plus de 30 ans plus tard), entre 1854 et 1962. Mais n’allons pas trop vite en besogne, cet essai précis, empruntant environ 500 références à de nombreux ouvrages, archives ou discours, est sorti en 1960, en pleine « deuxième » guerre d’Algérie.

Sidi HAMDAN avait alerté la France et l’Algérie en son temps. Ici, il signe l’appendice (rédigé en 1833) de cet ouvrage très documenté et assez effrayant sur la mainmise de la France sur l’Algérie dès le début du protectorat. Il est un document témoignage épouvantable mais nécessaire pour bien comprendre la révolte s’instaurant sur le terrain à partir du 1er novembre 1954, il en est une base d’une extrême importance. 9 des 24 publications de Minuit sur la guerre d’Algérie parues entre 1957 et 1962 seront saisies par l’Etat français, ce ne sera pas le cas de cette « Histoire de d’un parjure ». Pourtant ce livre peut être vu comme l’un des plus offensifs, celui qui chronologiquement vient au premier rang de cette série d’essais ou de témoignages proposée en son temps par Minuit, sans doute la plus précieuse et la plus originale des publications sur la « deuxième » guerre d’Algérie, des archives monumentales à redécouvrir, notamment grâce aux éditions Fenixx qui ont numérisé ce document rare, ainsi que d’autres des éditions de Minuit difficiles à dénicher. Ce texte de 250 pages est également consultable gratuitement et en intégralité sur la toile en format PDF (https://jugurtha.noblogs.org/files/2018/06/Histoire-dun-parjure-Ana-Flitox.pdf).

Le 4 juin 1840, par le président du Conseil royal vient une explication, sordide, à cette colonisation : « C’est au nom du droit de la guerre, le droit le plus acquis chez l’homme, que la France s’est déclarée propriétaire légitime de l’ancienne Régence d’Alger ».

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

https://www.fenixx.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 8 août 2021

Leonid ANDREÏEV « Dans le brouillard et autres nouvelles »

 


Ce deuxième des cinq tomes consacrés à l’intégrale de l’œuvre narrative de Leonid ANDREÏEV par ordre chronologique est sorti en 1999 chez José Corti. Il renferme quinze nouvelles, dont certaines sont plutôt de courts romans. Ces nouvelles furent écrites entre 1902 et 1905 et marquent une légère évolution dans le déploiement de l’écriture en comparaison du premier volume (qui regroupait ses nouvelles jusqu’en 1901).

Le ton est donné dès la première nouvelle avec « La pensée » qui pourrait être un écho très marqué au « Crime et châtiment » de DOSTOÏEVSKI (rien que ça !), dans laquelle un médecin tue un homme afin de voir souffrir l’épouse du défunt. L’une des nouvelles majeures de ce recueil, elle est aussi peut-être celle où l’humour, noir et grinçant, est le plus palpable.

Dans les autres nouvelles, tour à tour, un homme épouse une femme noire, un autre s’apprêtant à commettre un crime est distrait par un chiot abandonné, un autre encore, désoeuvré, tue une prostituée. Puis l’auteur nous présente un sonneur de cloches avant de nous présenter un couple sur lequel les malheurs se sont accumulés. Il nous fait ensuite pénétrer au cœur d’un asile psychiatrique.

Mais les sommets de ce recueil apparaissent sur les longues nouvelles. « Le rire rouge » est un récit vertigineux au sein d’une guerre, sur le terrain, et l’analyse psychologique d’ANDREÏEV met ici le lectorat à rude épreuve. « Le gouverneur », déjà présenté ici dans un autre recueil, est ce petit chef d’œuvre sur la vie d’un dirigeant (inspirée par les derniers jours de Serge Alexandrovitch de Russie) qui sait qu’il va être prochainement exécuté par un ennemi, c’est aussi l’un des textes majeurs d’ANDREÏEV. Le recueil se clôt sur « Ce qui fut – sera », une nouvelle désabusée pour terminer en beauté. Et en noirceur.

ANDREÏEV (1871-1919) fait partie de ces auteurs russes oubliés, qui eut pourtant un certain retentissement du temps de son vivant. Son œuvre n’est pas à sous-estimer dans le paysage de la littérature russe. Elle est en effet cette sorte de passerelle entre la littérature classique sombre et toute russe du XIXe siècle et la future littérature plus engagée des débuts du XXe siècle.

Torturé, ANDREÏEV ne juge pas, il pourrait en cela être rapproché d’un TCHEKHOV. Pourtant il est très visible que son influence majeure se situe du côté de DOSTOÏEVSKI. Ses nouvelles, quoique inégales, sont puissantes et réalistes, dépeignent sombrement et sobrement la société russe du début du XXe siècle. ANDREÏEV est un observateur hors normes, mais aussi un visionnaire en certains points.

Ce recueil, toujours disponible, est le moyen parfait pour découvrir l’œuvre d’un géant russe qui n’a pas grand-chose à envier à ses aînés. D’autant qu’ANDREÏEV est en cette année au cœur de l’actualité, puisque non seulement nous célébrons les 150 ans de sa naissance (le jour-même où paraît cette chronique, ce qui bien sûr est loin d’être anecdotique), mais les éditions Mesures du grand André MARKOWICZ (encore lui, oui !) ont fait paraître l’une de ses pièces de théâtre, « La vie de l’homme ». Le même MARKOWICZ avait traduit pour les éditions Corti « Vers les étoiles » en 1998 et « Ekatérina Ivanovna » en 1999, mais ces deux volumes sont aujourd’hui épuisés. Mais ô surprise, le second titre sera réédité aux éditions Mesures très prochainement, il promet d’être magistral. Une nouvelle brèche s’ouvre pour découvrir l’impressionnante œuvre de Leonid ANDREÏEV, l’une des plus variées et désenchantées de la littérature russe. Un auteur magistral et inoubliable sur lequel se précipiter au plus vite. Il est ici traduit par la formidable Sophie BENECH qui fait un travail admirable pour faire revivre certains grands textes russes oubliés.

http://www.jose-corti.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 1 août 2021

Danielle BASSEZ « Le professeur »

 


Il y eut 1968 et son mois de mai avec sa soif de liberté entravée par les flics à la botte gaullienne. La Sorbonne, une université métamorphosée en poudrière en plein Paris, lieu du déclenchement des hostilités et de la pensée nouvelle, les manifs tous les jours, les violences, le corps à corps, coups pour coups. Et puis un prof, celui que le narrateur a eu, un cador, un éclaireur.

 

Ce professeur fait vibrer la mémoire, pas si lointaine, un peu plus de deux décennies auparavant, la satanée guerre, les décisions individuelles à prendre dans l’urgence, certaines peu reluisantes, dans un genre de compromission avec l’ennemi, ce qui fut le cas de l’écrivain Maurice SACHS, juif, homosexuel… et collabo ! Qui fera passer l’autrice Violette LEDUC pour sa femme avant de crever littéralement dans un fossé comme un chien. Tout ceci, le professeur le raconte à ses élèves, avec sa tolérance, son ouverture d’esprit et son cerveau qui pétille.

 

Ce prof a connu SACHS, l’homme et pas seulement le « vendu », et donne envie à ses élèves de découvrir sa vie ainsi que celle de Violette LEDUC. C’est ce que fait le personnage principal de ce récit, un homme, jeune et plein d’allant, dans une sorte d’initiation à la vie, dans des amours nouvelles et tumultueuses tout en calquant ses pas sur ceux de Violette, entre réflexions philosophiques et littéraires.

 

Dans ce texte poétique, acéré, dynamique et violent, Danielle BASSEZ fait se croiser la Grande Histoire avec la petite, dans une maestria des mots stupéfiante. « De quoi aviez-vous peur ? De la conscience. La vôtre. C’est elle qui vous serrait la gorge, vous acculait au sacrifice, renonce, renonce, bats ta coulpe, tua culpa, tua culpa, coupe-toi un membre, châtre-toi, et si ta langue est source pour toi de péché, arrache-la, et si tes yeux sont pour toi source de tentation, crève-toi les yeux, si ta vie est souillure, couvre ton front de terre, enfouis-toi, disparais, ta seule existence est une tache sur la face du monde ».

 

Les souvenirs traversent des décors, des climats d’époque, à partir de la révolution ratée, jusqu’aux débuts des années 1970, où les cartes semblent socialement redistribuées, où tout semble désormais possible, y compris l’utopie. Texte puissant, féroce, où la langue est non seulement maîtrisée mais sublimée, où les détails deviennent des images fortes, le verbe fleurissant à chaque page de ce bref roman impossible à lâcher.

 

Belle réussite parue en 2016 dans cette formidable collection Grands fonds de chez Cheyne éditeur, une collection qui chaque fois embarque son lectorat de manière magique par son style et la qualité de ses objets. En effet, difficile de ne pas avoir envie de caresser, de dorloter la couverture en relief et les pages. Danielle BASSEZ a sorti à ce jour une dizaine d’ouvrages chez cet éditeur, il va s’avérer nécessaire de les explorer plus en détails.

https://www.cheyne-editeur.com/

(Warren Bismuth)