Pour ce nouvel épisode du challenge mensuel « Les classiques c’est fantastique » insufflé par les blogs Au milieu des livres et Mes pages versicolores, place au thème « De l’écrit à l’écran en passant par les cases ». Des Livres Rances a choisi une pièce de théâtre états-unienne devenue classique, notamment par le biais de sa célèbre adaptation cinématographique.
Vers deux heures du matin, un couple ivre rentre d’une petite sauterie organisée par le père de la femme. Elle c’est Martha, 52 ans, paraissant plus saoule que son mari, George, 46 ans. Alors que la conversation semble stagner en surface, Martha annonce soudain à son mari qu’elle a invité un jeune couple présent lors de la fête à venir boire un dernier verre pour terminer la soirée.
Ce jeune couple vient sonner à la porte. Elle, Honey, jeune fille de 26 ans, un peu cruche. Lui, Nick, 28 ans, ambitieux. Très vite le dialogue bascule dans une sorte de bras de fer entre Martha et George sous les yeux incrédules de leurs invités, d’autant que Nick, dont les dents rayent le parquet, ne peut trop s’impliquer dans la conversation puisqu’il doit faire bonne figure devant Martha, fille de son propre patron.
Les phrases claquent, la bave est aux lèvres : « Si tu existais je demanderais le divorce ». Les échanges sont musclés, l’atmosphère étouffante et le jeu malsain. Sous nos yeux effarés se joue une guerre totale au sein d’un couple usé par la lassitude et l’existence, devant un jeune couple croquant la vie à pleines dents, témoin à son corps défendant d’un drame en cours. L’alcool coule à flot et, la fatigue aidant, va jouer un rôle déterminant dans les relations humaines.
« J’ai des essuie-glace sur les yeux, parce que je t’ai épousé ». Entame de la surenchère, tout peut désormais advenir, les dialogues devenant hors contrôle. Martha a tiré le premier coup, George a répliqué tout d’abord calmement, mais décide ensuite d’entrer dans la sordide joute verbale avec sa femme. Jusqu’au moment où surgit dans la conversation l’image du fils…
Dans cette pièce de théâtre de 1962, l’américain Edward ALBEE (à ne surtout pas confondre avec Edward ABBEY) gifle, fait éructer ses protagonistes, ne laisse aucune marge de manœuvre à un lectorat abasourdi et K.O. debout. Les échanges sont d’une violence inouïe, sans plus aucun discernement. L’auteur met en scène un couple aigri et comme fini devant deux personnes encore enthousiastes et pleines de bonnes résolutions. L’exercice est époustouflant, nous aimerions pouvoir sourire devant quelques situations d’aspect burlesque, mais une réplique fuse, et un climat plus que fétide refait immédiatement surface, rendant cette pièce suffocante, puisque nous sommes comme des invités passifs qui, à l’instar de Honey et Nick, ne peuvent quitter la maison de Martha et George. Nous voilà prisonniers de leurs échanges où l’agression est quasi permanente, nous sommes ligotés à leur monde, sans espoir de fuite.
« Qui a peur de Virginia Woolf ? » est un vrai chef d’œuvre, impossible à lâcher, ce qui peut faire culpabiliser pour d’évidentes raisons de voyeurisme forcé. Les discussions sont ininterrompues, et le machiavélisme tourne à la perversion pure et simple. La version présentée ici est légèrement remaniée par l’auteur et date de 2005, c’est-à-dire 43 ans après le texte original de 1962, auquel ne sont apportées que peu de modifications. En 1966 est sortie une adaptation cinématographique réalisée par Mike NICHOLS, avec un duo magique débordant de folie furieuse et portant littéralement les personnages de Martha et George : Elizabeth TAYLOR et Richard BURTON, formant un couple aussi démoniaque que celui créé par ALBEE, Sandy DENNIS et George SEGAL jouant le couple de jeunes gens. Mike NICHOLS a repris avec grand talent les dialogues de la pièce, mais faisant vivre le quatuor infernal dans un jeu d’acteurs ahurissant et ignoblement magistral, d’autant qu’à cette époque Liz TAYLOR et Richard BURTON sont mariés, et que le couple vit un enfer similaire au climat de cette pièce par leurs nombreuses disputes sur fond d’alcool. Le couple divorce en 1974 pour se remarier dès 1975… Et divorcer à nouveau l’année suivante. Ce scénario, cette pièce, aurait pu avoir été écrite pour eux. Pourtant, en 1962, s’il paraît évident qu’ils s’aiment, ils sont mariés chacun de son côté.
« Qui a peur de Virginia Woof ? » est devenu un classique de la littérature théâtrale dramatique, mais aussi un incontournable du cinéma. Pour ce format-ci, il peut sans exagération être vu comme une sorte de frère jumeau de l’oeuvre alors en cours de l’immense John CASSAVETES. Je pense notamment à « Une femme sous influence », « Opening night » (pour le rôle joué par l’alcool), « Minnie et Moskowitz » ou autre « Husbands » (ce dernier pour le côté sans limite des protagonistes). Il vous faudra être en pleine santé mentale pour aborder l’un des deux supports, et éventuellement vous munir de fortifiants, mais le jeu en vaut largement la chandelle, que ce soit la pièce ou le film, ils continueront à vous hanter longtemps, ils sont l’une des vérités sur la vie de couple, pas la plus glorieuse certes, mais peut-être la plus taboue, en tout cas la plus destructrice.
(Warren Bismuth)