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mercredi 20 août 2025

Nathalie QUINTIN-RIOU « Croquée »

 


« Dans un brouillon, il y a de l’infini », cette phrase extraite du livre « Croquée » de Nathalie Quintin-Riou pourrait servir d’incipit tant elle donne le ton de ce recueil de poésie. Avec une grande musicalité, une immense sonorité, Nathalie Quintin-Riou semble  prendre des notes dans un carnet (que j’imagine volontiers à spirales), avant d’assembler, tricoter un texte fait de collages de phrases, de vers, de mots, un peu comme du John Dos Passos épuré, essoré jusqu’à la moindre virgule.

L’ambiance n’est pas stable : oscillant entre Moyen-Âge et modernité (avec ce SMS ou encore ce T.G.V.) tout en rendant hommage à Emily Dickinson. C’est dire si plusieurs périodes de l’Histoire entre ici en collision, d’autant que la variété de la structure narrative est déroutante. Cette mosaïque sait se faire onirique par les rôles des rêves, elle est aussi parfois un jeu, sur les mots et les tonalités (« prière d’épeire »). Ce sont bien plusieurs mondes qui cohabitent, dans la joie mais pas toujours. Car il y a la sœur handicapée mentale. « Que notre pas prolonge la falaise ». La douleur remplace subitement une certaine désinvolture.

Poésie libre et affranchie qui est aussi un pari pour la vie car il faut « Écrire pour décontenancer le désespoir ». Nathalie Quintin-Riou modèle et remodèle ses mots, jongle avec afin de « Se déshabiller jusqu’à l’enfance » et retrouver les sensations d’un avant. Mélancolie ? Peut-être, même si « Le principe d’incertitude est sûr ».

« Croquée » est une suite de textes hybrides que la poétesse qualifie elle-même de « Lesboète », d’un lesbianisme au clin d’œil appuyé à Fernando Passoa, dans un maillage de parties autobiographiques déguisées, ainsi que dans un mélange dosé d’amour et de tragique.

Les dessins accompagnant le recueil sont signés Sylvie Durbec, illustrations à leur tour composites, peintes comme des collages papier, avec des assemblages de couleurs, de formes et pas mal d’animaux. « Croquée » vient de sortir au éditions Le Réalgar de Saint Etienne, dans la très belle collection L’orpiment qui donne voix à des poètes et des illustrateurs pour un travail en commun et en rapport.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 17 août 2025

Mehis PIHLA « La grande lessive »

 


Cette pièce de théâtre estonienne de 2024 (traduite et publiée en France en 2025) revient sur ce qui fut sans doute tout simplement le plus grand blanchiment d’argent de l’Histoire et prend naissance dans les banques estoniennes au début des années 2000. L’argent, nerf de la guerre, qui peut tout. L’auteur estonien Mehis Pihla nous invite à suivre Artur, jeune homme qui possède des relations influentes et se retrouve propulsé responsable clientèle d’une banque de Tallinn, Estonie indépendante, par son ami Oliver.

Très vite, Oliver forme Artur sur le blanchiment d’argent, notamment sur les comptes de puissants clients russes. Mais pas seulement. « Le rouble ne valait plus rien, tous les affairistes russes avaient besoin de plus en plus de dollars. Nos financiers ont rapidement acquis les meilleurs pratiques des pays occidentaux en matière de création de schémas offshore, les premières banques en ligne ont été créées grâce à l’initiative nationale « Tigre bondissant », et l’Estonie est ainsi devenue la Suisse du bloc de l’Est ».

Une organisation extrêmement complexe est mise en place, une importante banque danoise implantée à Tallinn tire les ficelles, les clients se précipitent de toute l’Europe, mais les meilleurs clients se situent chez la voisine Russie dont le système financier est poreux et corrompu, poreux comme ce nouvel espace Schengen qui permet, en tout cas ne contrôle pas, de telles transactions. Les sociétés écran fleurissent de même que les paradis fiscaux, et Artur se prend au jeu et, comme les banques, veut « grossir ».

L’indépendance alors toute neuve de l’Estonie fait directement suite  à l’effondrement du bloc de l’est, de l’Union Soviétique et de ses satellites. Or les rapports entre la Russie et ses anciennes provinces sont toujours très marquées, et les projets de corruption des banques estoniennes arrivent vite aux oreilles des dirigeants russes. L’Estonie pourrait bien devenir un de ces nouveaux eldorados fiscaux. C’est alors que la machine infernale s’emballe.

« La grand lessive » met en scène cette invraisemblable arnaque. L’auteur s’est finement documenté sur ce scandale mondial afin de l’expliquer dans cette pièce pas toujours simple de par les va-et-vient de l’argent et l’implication de plus en plus d’acteurs et de pays, des ramifications de plus en plus profondes et un langage forcément technocratique et technique. Mehis Pihla retranscrit les grandes étapes de ce gigantesque scandale financier qu’il fait incarner par Artur. La pièce est préfacée par Holger Roonnemaa et traduite de l’estonien par Martin Carayol, elle vient juste de paraître aux éditions L’espace d’un Instant.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

mercredi 13 août 2025

Joseph BOYDEN « Les saisons de la solitude »

 


Nouvelle intrusion dans le challenge « Quatre saisons de pavés » (présenter au moins un livre de plus de 500 pages par trimestre) du blog Au milieu des livres pour la saison estivale, avec ce roman de 500 signé du Canadien Joseph Boyden.

Au Canada, dans la petite ville de Moosonee en bord de lac, Will, 55 ans, ancien pilote d’avion et Indien Cree alcoolique, est dans le coma à l’hôpital. Sa nièce, Annie, vient chaque jour à son chevet. Ces deux personnages vont partager la longue histoire de ce roman, leurs deux récits s’enchâssant parfaitement au gré de chaque chapitre pour former une fresque familiale sur trois générations.

La sœur d’Annie, Suzanne, a disparu depuis deux ans avec Gus Netmaker. Les deux familles, du temps du père de Will et de la première guerre mondiale, étaient proches, mais les épreuves du temps les ont rendues ennemies. De plus, Gus n’est pas précisément un tendre : il fait dans la vente de drogue, notamment auprès de la jeune génération dans certaines réserves indiennes du pays.

Dans les chapitres où il tient le rôle de narrateur, WIll s’adresse à ses deux nièces, les filles de Lisette, comme dans un journal intime. Il fut autrefois attaqué par Marius, un biker, et en outre le frère intrépide de Gus, qui a juré sa mort. Quant à Annie, elle vit dans une cabane avec Gordon, indien – ojibwé - lui-même et muet de naissance, son protecteur. Elle possède une amie précieuse, Eva, infirmière dans l’hôpital où a échoué Will. C’est elle, mère d’un bébé et désenchantée dans un couple mal assorti, qui en partie veille sur le vieil indien.

Annie part à la recherche de sa sœur Suzanne, de Toronto à Montréal en passant par New York tout en se confessant à son oncle dans le coma lorsqu’elle vient lui rendre visite chaque jour ou presque. Annie vit une existence moderne, assimilée, emplie de fêtes, d’un travail de mannequin de charme (comme sa sœur), d’alcool, de rencontres fortuites et d’ecstasy. Elle va faire la connaissance d’un DJ de Toronto et de ses amis, peut-être pas franchement pour le meilleur. WIll, lui, a en partie abandonné les coutumes Crees, au contraire de son demi-frère Antoine, vivant à la manière de leurs ancêtres alors que de nombreux Indiens sont portés disparus dans la Communauté.

Ce beau roman lent qui prend plaisir à étirer les scènes d’introspections et les monologues, est émouvant, attachant par ses personnages qui incarnent la dérive d’une jeunesse canadienne, en particulier la décadence des jeunes Indiens, paumés et abandonnés. C’est aussi un roman de la disparition, celle de Suzanne, celle peut-être imminente de WIll, la disparition du mode de vie Amérindien, des coutumes, des croyances, mais aussi celle de l’amitié entre deux familles.

Le talent de Joseph Boyden réside dans cet affrontement entre deux mondes : celui, ancien et quasi perdu, du vieil oncle Will, celui d’Annie, moderne, actuel, fait de rencontres sur fond d’alcool, de drogues, dans de grandes villes loin des réserves indiennes. Les deux voix, tout en se juxtaposant, racontent deux vies opposées, deux destins en contradiction l’un avec l’autre. Et pourtant existe cet amour filial, quasi inébranlable.

Peu à peu Joseph Boyden laisse découvrir des détails, des pans de vie qui aident à mieux comprendre les tenants et les aboutissants de ce roman ambitieux. Ambitieux car long (500 pages), narré par deux personnages qui de bout en bout prennent sans cesse le relais narratif de l’autre, infatigablement. Il est saisissant de comparer les deux récits.  Deux salles deux ambiances. Mais l’un comme l’autre, Annie et Will ont souffert, parfois pour les mêmes raisons, dont le racisme. La lutte à mort contre les Netmaker est sous-jacente, sans jamais pourtant prendre le dessus. Les sentiments sont exposés avec une grande pudeur, contrairement aux massacres d’animaux qui peuvent donner la nausée.

C’est ici le deuxième roman de Joseph Boyden – traduit en 2009 par Michel Lederer, - encore lui ! - après le déjà très réussi « Le chemin des âmes ». Boyden est un auteur discret et rare, seulement trois romans et un recueil de nouvelles à son actif. Canadien, il fut punk dans sa jeunesse, et a sans doute connu les épisodes brumeux des fêtes pathétiques qu’il raconte avec sobriété. Un roman pareil ne pouvait paraître que dans la collection Terres d’Amérique de chez Albin Michel. Il est à déguster lentement, truffé de petits détails à première vue insignifiants qui sont pourtant tout le ciment du scénario. Il est difficilement résumable tant les protagonistes de premier ordre sont nombreux et magnifiquement dépeints, on se prend de tendresse pour les uns, de rage contre les autres, mais l’équilibre est toujours parfait. Quant aux scènes avec des ours, elles sont d’une grande beauté, d’ailleurs la nature, quoique loin d’être prépondérante, est bien présente tout au long du parcours des deux narrateurs. En somme, un beau voyage à peu de frais (et sans drogue).

(Warren Bismuth)





dimanche 10 août 2025

Jérôme VILLEDIEU « Moralès »

 

Moralès est un soldat de retour d’une guerre sur son cheval. Il observe, voit l’inéluctable : le monde court à sa perte. La maladie s’immisce partout dans ce retour à la civilisation d’un être marqué, ayant perdu toute illusion sur le champ de bataille. « Quel monde, je n’y comprends plus rien ». Moralès déambule, erre dans les villes et les forêts, par n’importe quel moyen de transport. Des images, terribles : « La vision d’un mort sur le siège avant, nette, lentement aperçue. Le monde s’il continue ainsi ». Moralès scrute une société désormais pressée, toujours en mouvement, provoquant un désastre écologique en cours après que l’homme se soit gavé. Car aujourd’hui comme hier, tout se monnaye. Il faut produire pour faire consommer. Moralès découvre ce monde-là, à petits pas, comme s’il plongeait un orteil pour vérifier si l’eau est bonne.

« Moralès »est un long poème halluciné et désenchanté où un ancien soldat soliloque sur l’état du monde, de l’humain. « Les communicants ont-ils remplacé les artistes ? ». C’est aussi un journal d’errance et un cri de désespoir hurlé en un souffle devant le constat d’une société devenue nihiliste, en des séquences décousues se succédant comme en une poésie expérimentale. « Moralès » est un rejet du monde moderne, où les forêts mystérieuses et violentes pourraient pourtant s’avérer être un refuge, mais rien n’est moins sûr. « Je suis encore soldat mais n’ai plus d’autre patrie que ces mondes ardents dont les boucles démultiplient les frontières au point qu’elles s’effacent ».

Ce livre très grand format est littéralement porté par les dessins remarquables, colorés ou en noir et blanc, de la talentueuse Elza Lacotte. Des « pleine page » qui font leur petit effet ! Une sorte de bestiaire onirique célébrant la nature et tranchant peut-être radicalement avec le texte. Elza Lacotte donne vie à un texte sombre d’une civilisation ayant perdu tout repère. Par ses couleurs, elle fait pétiller un récit désabusé.

« Moralès » vient de paraître aux éditions Le Ver à Soie, dans la collection Voyages graphiques. Ce voyage-là est sans issue, mais rendez-vous sur le site de l’éditrice, le catalogue est varié grâce à de nombreuses collections qui ont chacune leur identité propre.

https://www.leverasoie.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 6 août 2025

Jean-Claude IZZO « La trilogie Fabio Montale »

 


Les trois tomes de cette saga furent écrits et publiés dans les dernières années du XXe siècle, et ils font aujourd’hui autorité sur l’image sociologique qu’ils donnent de la ville de Marseille de cette époque. J’étais parti pour lire un tome, et puis l’élan m’a amené jusqu’à la dernière ligne du troisième. Jean-Claude Izzo (1945-2000) est aujourd’hui une référence en romancier « polar politique français de gauche » aux côtés de pointures comme Jean Meckert, Jean-Patrick Manchette, Didier Daeninckx et quelques autres. Cette trilogie est présentée dans le cadre de la célébration des 80 ans de la collection Série Noire de Gallimard. Les trois volumes furent ultérieurement regroupés en un seul format poche, « La trilogie Fabio Montale ».

« Total khéops » (1995)

 

Premier signe de qualité : l’épigraphe est signée Jim Harrison. Total khéops signifie Bordel immense, comme nous l’apprend une chanson du célèbre groupe rap marseillais IAM. De bordel et de Marseille, il va plus qu’en être question. Fabio Montale, ancien truand marseillais à la petite semaine, devenu flic pour se ranger, voit deux de ses anciens plus proches amis malfrats, Manu et Ugo, se faire tour à tour dessouder. Le tableau de chasse est un peu funèbre. Montale continue à avoir quelques relations dans le milieu, ce qui déplaît fortement à sa hiérarchie. Pourtant, grâce à ses connaissances, il obtient de précieux renseignements sur l’enquête visant à retrouver les assassins de ses potes.

Fabio fréquente aussi beaucoup les femmes, et l’on finit par s’y perdre dans les prénoms de toutes celles qu’il a aimées ou qu’il va aimer. Car s’il joue les gros bras, c’est aussi un cœur d’artichaut le Fabio. Entre amours déçues et immersion au coeur de bandes rivales, ce roman est on ne peut plus dynamique, tout comme les armes lourdes qui ont fait leur apparition dans la cité phocéenne, notamment dans les quartiers nord, malfamés et salement réputés, alors que la Camorra napolitaine commence à mettre le grappin sur divers trafics.

Fabio veut à tout prix identifier les tueurs, ceux qui ont refroidi ses amis. Il va chercher au fond de ses tripes, de son cœur, des souvenirs qu’il exhume, avec pudeur et gorge serrée. Mais les cadavres vont encore s’amonceler et à nouveau le toucher de près. Mais le véritable héros de ce roman est bien sûr Marseille, que Jean-Claude Izzo nous fait parcourir jusqu’à la moindre ruelle, avec ces lieux historiques, son évolution jusque dans la fin des années 1990, les débuts de sa gentrification. Marseille cosmopolite, ses bandes rivales parfois issues de communautés différentes, Marseille et les années 1970, le développement industriel passant par l’embauche de main d’œuvre étrangère, les tensions entre immigrés, une jeunesse désorientée, sans travail.

Marseille ressemble de plus en plus à une poudrière, et cette trilogie en est le témoin, en une analyse sociologique fouillée. Izzo nous sert de guide touristique autant qu’historique et c’est passionnant, même si quelques pages, pour respecter le cahier des charges du roman noir dans toute sa splendeur, sentent les testostérones et l’après-rasage parfum musqué. Du très bon harboiled influencé par celui des Etats-Unis bien sûr. Quant à Montale, il finit par démissionner, écoeuré de toutes ces magouilles. C’est ainsi que nous le retrouverons chômeur dans le deuxième volet, « Chourmo », toujours avec ces accents à la fois marseillais et libertaire, le tout dans une mélancolie palpable.

« C’était ça, l’histoire de Marseille. Eternité. Une utopie. L’unique utopie du monde. Un lieu où n’importe qui, de n’importe quelle couleur, pouvait descendre d’un bateau, ou d’un train, sa valise à la main, sans un sou en poche, et se fondre dans le flot des autres hommes. Une ville où, à peine le pied posé sur le sol, cet homme pouvait dire : ‘C’est ici. Je suis chez moi’ ».

« Chourmo » (1996)

« Le chourmo, en provençal la chiourme, les rameurs de la galère. À Marseille, les galères on connaissait bien ».

Fabio a démissionné de la police. Maintenant âgé de 45 ans, il est chômeur, il erre dans les rues de Marseille, « son » Marseille adoré autant que haï. Sa cousine Gélou, 48 ans, refait surface. Son fils Guitou, 16 ans ½, a disparu, elle demande l’aide de Fabio. Qui ne va pas tarder à retrouver le gamin… assassiné. Puis c’est le tour de Serge, son pote éducateur des rues. Une méchante série noire qui démarre pendant que la montée de l’islamisme fondamentaliste semble inexorable dans les rues de la ville, avec notamment l’implantation du F.I.S., Front Islamiste du Salut, et du G.I.A., le Groupe islamique Armé.

Et on oublie trop facilement que la France a appelé ses ressortissants aujourd’hui encore considérés comme immigrés quand elle avait besoin d’eux : « Nous on est Français. Le grand-père, il a fait la guerre pour la France. Il a libéré Marseille. Avec le régiment de tirailleurs algériens. Il a eu une médaille pour ça (…). Marseille n’avait jamais remercié les Algériens pour ça. La France non plus. Au même moment, d’autres officiers français réprimaient violemment les premières manifestations indépendantistes en Algérie. Oubliés aussi les massacres de Sétif, où ne furent épargnés ni les femmes ni les enfants… Nous avons cette faculté-là, d’avoir la mémoire courte, quand ça nous arrange… ».

On fait connaissance avec Pavie, camée et pute, amie de Arno, mort. Rapprochements du banditisme local avec des pays d’Europe de l’est, d’autres du Moyen-Orient, et bien sûr avec la mafia. Le moral de Montale ne s’arrange pas. S’il garde des contacts avec la police, il sont parfois tendus puisqu’il est en quelque sorte repassé du mauvais côté de la barrière. Et ses amis tombent les uns après les autres, comme si une malédiction s’acharnait personnellement contre lui.

« Chourmo », moins ample que « Total khéops », se laisse néanmoins lire plaisamment avec son ambiance si particulière, mélancolique, froide, parfois teintée d’un rien de nostalgie. « J’ai l’impression qu’il y a en toi quelque chose qui tient du sablier. Quand le sable est complètement descendu, il y a forcément quelqu’un qui vient le retourner ».

« Solea » 1998

Le tome de trop. La redite dispensable. Le bégaiement inutile. « Solea » (du reste une chanson de Miles Davis) tient de ses deux aînés, « Total khéops » et « Chourmo ». Trop. Mêmes scènes mêmes circonstances. Montale est toujours cet ancien flic devenu chômeur qui navigue entre les autorités policières et les petits caïds. Et la faucheuse a, toujours et peut-être encore plus que dans les deux précédents volets, la fâcheuse tendance à lui prendre ses proches. Et Montale s’enfonce dans une déprime sans nom. Marseille semble ici en partie abandonnée, moins décrite, moins arpentée. Ce qui faisait la force du premier et dans une moindre mesure du deuxième tome, est ici presque absent. Montale pense surtout à ces femmes qu’il a convoitées, convoite ou convoitera. Il en ressort un romantisme paradoxalement un peu plombant.

Derrière le rôle social du bistrot dans sa globalité (déjà développé dans les précédents livres), il est difficile d’accrocher au scénario. Babette, journaliste et amie de Montale, sort avec un avocat spécialiste de la mafia, Gianni. Pendant ce temps, Montale rencontre Sonia, en tombe amoureux en une seule nuit malgré un éthylisme avancé, et la découvre dézinguée dès le lendemain. On ressort ici les grosses ficelles de l’amie tuée, de Montale sur les lieux du crime juste après (ou même parfois pendant un assassinat), un Montale qui paraît de plus en plus avoir le don d’ubiquité. On en arrive aux limites du scénario, où Izzo réchauffe les plats, ne sert plus rien de nouveau sinon des séquences d’une sentimentalité un peu mièvre. Tout semble déjà avoir été écrit dans les deux premiers romans, et la perte d’inspiration dans l’ultime est palpable. Tout comme l’impuissance de la police devant l’implantation de la mafia (car c’est le volume où la mafia est la plus présente).

En parlant de, les ramifications s’étendent jusqu’à la mafia varoise, alors qu’il est question de l’assassinat de Yann Piat, députée du Var, en 1994. Ce sont les pages les plus intéressantes du roman, hélas l’auteur ne persévère pas et ne donne que d’infimes renseignements et pistes sans rien exploiter davantage (les anciens se souviendront de « L’encorné » et « Trottinette », que Izzo n’évoque pas). On referme le volume, la tête encore pleine des deux tomes précédents, ce dernier assaut glissant comme une quasi inexistence, comme la course manquée.

« La cruauté des images de génocides, hier en Bosnie, puis au Rwanda, et aujourd’hui en Algérie, ne faisait pas descendre dans la rue des millions de citoyens. Ni en France, ni ailleurs. Au premier tremblement de terre, à la moindre catastrophe ferroviaire, on tournait la page. Laissant la vérité à ceux qui mangeaient de ce pain-là. La vérité était le pain des pauvres, pas des gens heureux ou croyant l’être ».

(Warren Bismuth)

dimanche 3 août 2025

Daria SERENKO « Les filles et les institutions »

 


Un récit de vie plus qu’un roman, tel est ce livre bref de Daria Serenko. Une femme travaillant pour la culture publique en Russie Poutinienne raconte simplement son quotidien. Certes, depuis le stalinisme, les moeurs ont changé, les femmes sont devenues plus libres, en tout cas moins asservies, peut-être plus visibles, mais les hommes semblent s’être figés. Mais attention, les coups bas entre femmes ne manquent pas, les trahisons sont quasi routinières.

Car la tension est à son comble. L’Etat russe contrôle toute vie des fonctionnaires, jusque sur les profils de comptes Facebook et les photos publiées (un bout de corps est mal venu, tout propos déplacé est sanctionné). Puis il y a cette photo de Poutine distribuée aux institutions, photo couleur à photocopier et suspendre dans chaque pièce d’un bâtiment. Lors d’événements, le langage se doit d’être policé, lui aussi est surveillé et scruté. Tout est sous contrôle de l’Etat. « Ce matin par exemple, nous avons reçu par mail des instructions accompagnées de fichiers vidéos. Les instructions stipulaient que les fichiers vidéo devaient être téléchargés et utilisés comme écran de veille sur tous les moniteurs de notre établissement ».

La nostalgie de l’ère soviétique est parfois palpable, le vote obligatoire, pour Poutine bien sûr, avec photo du bulletin à l’appui, tandis que tout événement homosexuel est banni et que les syndicats sont corrompus. Pour les fonctionnaires, il est interdit de participer à toute manifestation sous peine de sanctions. Leur vie professionnelle est marquée par les fêtes nationales, à célébrer sur le lieu de travail : jour du drapeau national (tricolore depuis 1994), jour de la Russie, jour de la langue russe. Entre autres.

Et ces femmes fonctionnaires en ont assez, fatiguent. Le texte est rythmé par des chansons russes ou soviétiques, car il faut tout de même un peu de gaîté dans ce monde sans espoir. « Chères filles, nous avons tous besoin, semble-t-il, d’une grève mortelle. Vivre est devenu insupportable ».

« Les filles et les institutions » est paru en 2023 chez Sampizdat éditions. Traduit par Sylvia chassaing, il est préfacé par Laura Poggioli, il est une tranche de vie bureaucratique post-soviétique, c’est-à-dire un espace sans espérance ni autonomie, dans une attente de lendemains qui chantent.

https://www.sampizdat.org/

 (Warren Bismuth)

mercredi 30 juillet 2025

Annie ERNAUX « L’autre fille »

 


Annie Ernaux a 10 ans lorsqu’elle apprend l’existence d’une sœur aînée. Enfin, non pas l’existence mais plutôt la mort, survenue en 1938, à 6 ans, deux ans et demi avant la naissance de la cadette qui s’était toujours jusque là crue fille unique. Par ce livre de quelques dizaines de pages, cette cadette entreprend la rédaction d’une lettre à la sœur qu’elle n’a pas connue, et pour cause.

L’autrice découvre de vieilles photos sur lesquelles figure la sœur, celle qui n’avait jamais eu de visage. Cette lettre, pourquoi l’écrit-t-elle ? « Est-ce que je t’écris pour te ressusciter et te tuer à nouveau ? ». Mais c’est aussi une sorte de thérapie dans laquelle elle dévoile ses propres malheurs, de santé notamment, d’enfant choyée mais solitaire. Car elle aussi a failli mourir, et là c’est l’engrenage dans son esprit. Sans se comparer à sa sœur qui pour elle est une inexistence, elle se demande pourquoi ses parents ne lui ont jamais rien dit à propos de ce fantôme. Car ce n’est pas de leur bouche qu’elle a appris la nouvelle. D’ailleurs, il n’en sera jamais question avec eux, jusqu’à leur mort.

Annie Ernaux s’attache à tenter d’entreprendre le bref parcours de sa sœur, aidée par six photographies, c’est peu. Photographies qu’elle scrute, qu’elle fait parler. Et des questionnements qui surgissent : les parents ouvriers étaient-il trop pauvres pour permettre à leur jeune enfant de survivre ? Puis viennent les doutes : « T’écrire, ce n’est rien d’autre que faire le tour de ton absence ». Est-ce que la sœur décédée aurait transmis de manière post-mortem la force de vivre à sa cadette ? Cadette qui, en quelque sorte l’a remplacée, la seconde fille unique a supplanté la première. Aucune des deux n’aura connu la sororité. Alors qu’elles sont issues du même sang.

Soudain, le roman « Jane Eyre » s’invite au menu, Annie Ernaux croit y reconnaître sa sœur dans l’une des protagonistes. Troublant. Cherche-t-elle à placer sa sœur là où elle n’est pas alors que « je ne peux pas te mettre là où j’ai été », comme un constat sombre. Quant au but de la lettre, il reste flou : « Peut-être que j’ai voulu m’acquitter d’une dette imaginaire en te donnant à mon tour l’existence que ta mort m’a donnée ». Le style, froid comme un bac à glaçons, distancié autant qu’épuré, d’une âpreté vertigineuse, donne la chair de poule. Les phrases laconiques mais ô combien précises et finement construites parachèvent un travail remarquable. « L’autre fille » est paru en 2011 aux éditions Nil, dans la collection les Affranchis, où des auteurs prennent la plume pour écrire une lettre à qui ils le souhaitent. Et celle de Annie Ernaux est un modèle du genre.

(Warren Bismuth)