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dimanche 23 novembre 2025

Nassia DIONYSSIOU « La mer au creux de ses mains »

 


En avril 1947, un journaliste britannique est dépêché sur l’île de Chypre afin de rendre compte de la situation sur place, car des milliers de juifs rescapés de la seconde guerre mondiale débarquent régulièrement avant de rejoindre une Palestine sous mandat britannique depuis 1922. Seulement le peuple juif a été jugé illégal à partir de 1946 sur le sol palestinien et un quota d’immigration est imposé. La Grande-Bretagne envoie donc dans un premier temps les rescapés dans des camps de transit à Chypre, colonie britannique.

Cette tragédie juive de l’après guerre a été évoquée dès le procès de Nuremberg. Le journaliste rencontre les exilés comme la population locale, en écrit des articles destinés à la presse. Puis un narrateur ou une narratrice fait état du mental des réfugiés, des souvenirs, avant que des habitants des camps prennent la parole. « C’est là qu’elle avait pris conscience que la mer transporte aussi des hommes sur son dos, pas seulement des oranges, des grenades, de la soie, du coton, des amandes ou du tabac. C’est là qu’elle avait pris conscience que, si l’on quitte son pays – puisse Dieu n’envoyer à personne un malheur pareil -, c’est pour échapper à l’enfer, et l’enfer, comme le paradis, n’est jamais que l’œuvre des hommes, pas celle de Dieu ».

En des instantanés, des images fortes de migrants juifs débarqués au camp de Karaolos près de Famagouste (ils seront plus de 50000 dans une douzaine de camps), l’autrice ravive une histoire en partie oubliée de l’après-guerre. Des juifs démunis (leurs biens ont été pillés par les nazis) sont bien transférés sur la terre palestinienne, mais au compte-gouttes, stagnant dans ces camps de l’île de Chypre durant un temps indéterminé. Les camps se mutinent, l’ambiance se durcit.

Nassia Dionyssiou insiste sur la non recevabilité du « on ne savait pas » car nous savions. Pour l’holocauste, pour les atrocités, les déportations, les fours crématoires, mais aussi pour cet épisode insulaire. La poésie est partie prenante dans ce texte d’une grande puissance, l’autrice nous rappelle d’autre part cette légende, celle du hêtre sous lequel écrivait Goethe, qui aurait été épargné lors de la construction du camp de Buchenwald. Tout comme elle prend le sujet de la mer comme exemple de la mémoire collective, comme celle qui brise les barrières et inonde le monde d’une tolérance essentielle, alors que les déportés tentent de se raccrocher à leurs coutumes, à leurs rites.

La poésie grecque est convoquée pendant que les juifs de l’île viennent en aide aux réfugiés. L’écriture est ô combien resserrée en une sorte de journal intime polyphonique où la Grande Histoire surgit, notamment rappelée par l’immense incendie de Salonique de 1917, avant un hommage final à Paul Celan. Ces camps existèrent de 1946 à 1949.

« La mer aux creux de ses mains », traduit par Marie-Cécile Fauvin, est de ces textes brefs qui cognent en peu de phrases mais beaucoup d’images, qui exhument un passé fiévreux, dont le rôle est de remémorer, de transmettre une tragédie pour laquelle le monde a préféré regarder ailleurs. Ce percutant roman est sorti en 2025 dans la somptueuse collection grecque de chez Cambourakis, même si l’autrice est chypriote. En moins de 100 pages, elle cloue son lectorat au sol, elle le guide de force sur une île durant une période trouble, il est difficile de résister.

https://www.cambourakis.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 19 novembre 2025

Peter MAY « Loch noir »

 


Peter May semblait en avoir fini avec sa trilogie écossaise, l’un de ces chocs littéraires qui se terminent toujours trop vite. Il n’en était rien, puisque le bougre remet le couvert pour un quatrième volume se déroulant chronologiquement après les trois premiers.

Une jeune femme de 18 ans, Caitlin Black, célèbre nageuse et animatrice d’une émission de télévision, est retrouvée morte sur une plage de l’île de Lewis en Ecosse, une terre marquée par la religion et les rites ancestraux. Outre le fait qu’elle porte de multiples contusions, elle a été violée et était même enceinte. Seulement, le meurtrier pourrait bien être un certain Fionnlagh, le propre fils de Fin Macleod, ancien flic de l’île parti vivre à Glasgow pour y devenir criminaliste numérique indépendant mais travaillant toujours avec la police, dont on a pu suivre les enquêtes sur l’île dans les trois premiers tomes. Si Fionnlagh est marié et père d’une petite fille, il est pourtant établi qu’il entretenait une relation avec la victime, de 12 ans sa cadette. Fin Macleod se rend sur l’île avec sa femme Marsaili même si le couple bat de l’aile depuis quelque temps.

Fin a longtemps vécu sur cette île, aussi elle regorge pour lui de vieux souvenirs de jeunesse qu’il exhume lorsqu’il chipe le stylo du narrateur. Fin a bien vécu, fait les 400 coups avec de vieux potes, mais il y eut cette vieille histoire de trafics de saumons à laquelle il avait pris part 30 ans plus tôt. Et il a bien connu la propre mère de la victime et plusieurs de ses proches. Ce n’est donc nullement en étranger qu’il se met à fouiner un peu partout pour sauver l’honneur de la famille mais plus encore pour tenter d’innocenter son fils incarcéré. Il va croiser de vieilles connaissances, pas toutes heureuses de le voir de retour.

L’élevage de saumons continue de rapporter énormément, seulement une association environnementale détient des preuves d’un scandale sanitaire majeur qui pourrait exploser d’un jour à l’autre. Caitlin, comme sa meilleure amie Iseabail, toutes deux inséparables et se ressemblant physiquement, aidait l’association en question. Des vidéos clandestines ont été tournées dans les cages des saumons d’élevage et pourraient bien entraîner la fermeture de ce commerce.

Parallèlement, des baleines s’échouent en nombre sur une plage. Marsaili œuvre pour les sauver de l’irrémédiable. Ces pages, quoique atroces sur la souffrance animale, sont d’un profond intérêt pour mieux connaître ces cétacés, en une séquence quasi documentaire qui donne encore pus d’ampleur à un roman qui n’en manque pourtant pas.

Les rebondissements se succèdent comme une sinistre farandole, Peter May se fait virtuose d’un suspense qu’il ménage tout en jouant avec nos nerfs et nos émotions. Son Fin Macleod est un personnage marqué par la vie mais sachant se faire brutal comme tendre, il est bâti de plusieurs facettes comme la plupart des protagonistes que l’on suit dans cette enquête minutieuse savamment orchestrée, en une succession de désirs de vengeance mais aussi d’amour contrariées, empêchées voire impossibles. Car « Loch noir » ne manque pas d’histoires de cœur, mais toutes se rejoignent en une sorte d’impossibilité de dépassement de soi.

La description des paysages de toute beauté est saisissante de vérité, les images défilent comme dans un documentaire environnemental. Car ce roman sait se faire hybride, même si jamais Peter May ne perd la main sur le déroulé de son enquête, poisseuse et rugueuse à souhait.

Sur fond de réchauffement climatique, « Loch noir » est un polar écologique, un constat alarmant sur l’état de notre planète et des procédés atroces mis en œuvre dans le domaine de la pêche. « Un élevage de saumon d’un demi hectare produit autant de déchets qu’une ville de dix mille habitants ». Mené de main de maître, le roman nous dévoile de nombreux et peu glorieux secrets de famille au cœur des grands espaces de l’Ecosse sauvage et ignorée, pour un tout parfaitement régulé, équilibré. Pour reprendre une métaphore sportive éculée, ce quatrième tome est un vrai retour gagnant.

« Loch noir », traduit par Ariane Bataille, est paru cette année aux éditions du Rouergue, c’en est à coup sûr l’un des polars majeurs. Quant à Fin Macleod, reviendra-t-il nous torturer l’esprit ? C’est tout le mal que l’on peut se souhaiter.

https://www.lerouergue.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 16 novembre 2025

Michèle AUDIN « Rue des Partants »

 

Mise à jour : cette chronique a été préparée il y a quelques semaines afin de paraître le 1er décembre. Or, vendredi 14 novembre, Michèle Audin nous a quittés. Cet article publié plus tôt que prévu initialement est donc un hommage au remarquable travail passionné d'historienne dont elle a fait preuve toute sa vie, je n'en change pas une ligne. Repose en paix.

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Tout commence par une photographie de Robert Doisneau, celle d’un lavoir de Ménilmontant à Paris, rue des Partants, prise quelque part au mitan du XXe siècle. On y voit des blanchisseuses s’affairer. L’occasion est trop belle pour Michèle Audin qui se plonge grâce à de nombreux documents d’archives dans l’histoire de ce quartier populaire, de 1848 à 1953.

Les blanchisseuses de Ménilmontant sont prétexte à digression, notamment sur les révoltes et les insurrections du quartier. Arrêt prolongé sur la Commune de Paris, dont Michèle Audin est une spécialiste, sur les figures de Eugène Varlin, Léo Frankel, Gustave Flourens notamment, non sans rappeler une première tentative de Commune en octobre 1870 sur les hauteurs de Belleville.

Dans un XXe arrondissement prolétaire et rebelle, la population est plus à même d’organiser des mouvements de contestation contre le pouvoir en place, y compris bien sûr par le truchement de la Commune, dont l’autrice extirpe une célèbre photo d’une barricade, qu’elle analyse minutieusement. La Commune, c’est aussi, toujours dans ce même quartier, le presbytère transformé en morgue.

Michèle Audin continue son exploration : faisons connaissance avec cet Alexis Trinquet, figure méconnue de la Commune de Paris, dont l’autrice nous dresse un portrait, celui d’un homme qui se dresse contre Léon Gambetta. Car l’histoire politique est aussi remémorée, patiemment, incluant quelques croustillantes anecdotes. Mais ce livre est aussi une topographie de Ménilmontant, une comparaison avant / après, entre XIXe siècle et monde contemporain.

Les faits divers les plus marquants du quartier sont évoqués, comme le premier accident du métro parisien en 1903, 84 morts, ou encore le quartier bombardé par un zeppelin allemand en 1916, pendant la première guerre mondiale.

Venons-en au recensement national de 1936. Là aussi Michèle Audin explore les archives et analyse les données. Elle pousse jusqu’à la seconde guerre mondiale et énumère les noms des riverains de Ménilmontant morts en déportation à Auschwitz, ou ses Résistants morts à la même période, toujours exécutés par l’ennemi. Là encore, le travail de recherche est conséquent. Petit clin d’œil à Madeleine Riffaud, qui a combattu dans ce quartier, la même Madeleine dont une fameuse saga est en cours en bande dessinée (le quatrième tome vient de paraître), cette Madeleine qui vient de nous quitter en 2025 à plus de 100 ans.

La visite se termine par un index des noms et lieux cités. Ce documentaire est original : il nous guide dans le Ménilmontant du passé, par son histoire, son quotidien, ses faits marquants, l’évolution de son architecture. Un petit livre très plaisant à parcourir, d’autant qu’ils se clôt par ce qui était le but premier : les blanchisseuses de la rue des Partants. Michèle Audin possède ce talent de nous faire nous intéresser à des bribes historiques que nous n’aurions peut-être pas connues sans elle. Et chaque fois ou presque, elle dévoile de nouvelles images de la Commune de Paris, et ceci est capital. « Rue des Partants » est une longue radiographie d’un Ménilmontant prolétaire en même temps que celle d’un monde englouti. Le livre est paru en 2024 aux toutes fraîches éditions Terres de Feu, nées durant l’été 2023.

« Les enfants pauvres sont pittoresques. Dans le tableau de Delacroix, vous savez, l’un d’eux guide le peuple, à égalité avec la liberté. Dans Victor Hugo, qui a inventé Gavroche. Dans les photographies du vingtième siècle. Ils font partie du décor : sur les photographies, les grands terrains vagues des fortifications seraient bien vides sans eux ».

https://editions-terresdefeu.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 12 novembre 2025

Revue Critique « Frontières du noir »

 


Pour son numéro de l’été 2025, la revue d’analyse littéraire des éditions de Minuit, oscillant entre mensuel et bimestriel, propose à sa façon de célébrer les 80 ans de la Série Noire de chez Gallimard (dont les éditions de Minuit font partie depuis 2023). Le numéro 937-938 balaie l’univers du noir, pas seulement littéraire par ailleurs, et il est toujours très pointu dans ses propos.

Entrée en matière pour le moins originale et surnaturelle avec un texte de Geoffrey O’Brien s’attardant sur le roman « The search of Briday Murphy » de Morey Bernstein de 1956, où il est question d’hypnose, la pensée s’ouvrant sur le cinéma. Marc Cerisuelo analyse quatre films de François Truffaut : « La mariée était en noir », « Baisers volés », « La sirène du Mississipi » (avec un seul P, l’auteur insiste à juste titre) et « Domicile conjugal », approche sur la technique comme sur le rapport à d’autres cinéastes.

Caroline Reitz revient sur le roman « Eileen » de Ottessa Moshfegh (2015) ou une femme prend la parole 50 ans après sa jeunesse. Est mis en parallèle le roman « Ma sœur, serial killeuse » de Oyinkan Braithwaite (2019, Nigeria), deux roman qui abordent entre autres la sororité et le féminisme, et ne sont pas sans rappeler le film « Thelma et Louise » de Ridley Scott (1991).

C’est la série BD « 100 bullets » du scénariste Brian Azzarello et du dessinateur Eduardo Risso qui est à l’honneur dans le texte de Denis Mellier avant que Thibaut Bruttin se penche sur l’œuvre de Jean-Patrick Manchette et Jean Vautrin et leur rapport au cinéma, notamment aux deux monstres sacrés Jean-Paul Belmondo et Alain Delon. Dans un style fort similaire du reste de son œuvre, Pierre Bayard discourt sur la paranoïa dans le cinéma dans un entretien donné à Marc Cerisuelo et Benoît Tadié, par ailleurs traducteur d’une partie des textes en anglais de la présente revue.

Comme dans son indispensable livre « Le roman noir, une histoire française », Natacha Levet trace un historique passionnant du roman noir à la sauce francophone et, contrairement à son livre, elle n’omet pas de mentionner les auteurs « noirs » de Minuit que sont entre autres Jean Echenoz, Christian Gailly, Tanguy Viel et autre Yves Ravey. Boris Dralyuk propose une approche originale du noir avec trois poètes étatsuniens : Kenneth Fearing, Alfred Hayes et Weldon Kees, une poésie du noir dont de larges extraits accompagnent le propos.

Pierre Berthomieu nous entretient de l’œuvre cinématographique de Michael Curtiz et plus précisément de son adaptation en 1945 du roman « Mildred Pierce » de James M. Cain (1941).

Caroline Julliot dresse les contours du Nestor Burma de Léo Malet et revient sur la carrière de ce pionnier du roman noir. Dans un texte sur l’opposition entre police et détective, Thierry Hoquet place trois films en parallèle : « Meurtres mystérieux à Manhattan » de Woody Allen, « Assurance sur la mort » de Billy Wilder et la série « Only murders in the buildings » de Steve Martin et John Hoffman. En silhouette apparaît le crime d’une proche de la famille de l’auteur de l’article, ensuite hanté par la lecture de polars classiques.

La directrice de la Série Noire Stéfanie Delestré répond pertinemment aux questions de Marc Cerisuelo et Benoît Tadié sur l’itinéraire de la célèbre collection de chez Gallimard. Et comme toujours avec l’interviewée, on en apprend beaucoup !

Gérald Peloux s’intéresse quant à lui à certains titres de romans noirs japonais déviants dans la littérature de l’entre-deux guerre, tandis que Jean-Pierre Naugrette met la lumière sur la place prépondérante de la couleur noire et l’errance dans l’œuvre de Charles Dickens, la pensée s’amplifiant bien vite vers les évocations de la ville de Londres dans la littérature classique.

Vincent Platini ressuscite l’œuvre en partie oubliée de Francis Carco, insistant sur la bohème de l’écrivain, sa fréquentation des bas-fonds qu’il retranscrit à la perfection dans ses romans agrémentés de langage populaire, d’argot parisien typique, les figures des prostituées gouailleuses. Platini revient aussi sur les rapports entretenus entre Carco et le monde la peinture.

Le dernier article signé Andrew Pepper fait la part belle à l’après Jean-Patrick Manchette, au polar de l’après mai 68, c’est-à-dire au roman noir, au polar sociétal en direct en temps de crise surtout aux Etats-Unis, avec un constat sans solution. L’article s’étend toutefois vers le polar féministe d’Amérique latine, de quoi inspirer des lectures.

« Frontière du noir » est un recueil de textes traitant le « Noir » de manière ample et variée, touchant à la fois littérature et cinéma pour rendre le tout plus pertinent, moins réducteur. Si quelques interventions peuvent paraître ardues, d’autres s’adressent à toute la population, ce qui est la moindre des choses lorsqu’on parle de roman noir. Recueil dans lequel il se pourrait fort que vous annotiez quelques petites références à exploiter ultérieurement. Et puis les éditions de Minuit restent une valeur sûre (même si c’est esthétiquement curieux de voir soudain apparaître une couv’ noire dans ma bibliothèque personnelle des livres de chez Minuit)…

Ainsi se termine mon cycle consacré aux 80 ans de la Série Noire, à moins que... J’espère que vous y aurez trouvé des lectures intéressantes. J’ai tenté de varier les articles, les époques, les auteurs, j’espère ne pas avoir trop échoué. Bien sûr, je reviendrai ultérieurement sur des titres de la Série Noire, mais de manière moins solennelle, plus ponctuellement.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 9 novembre 2025

Johann CHAPOUTOT & Philippe GIRARD « Libres d’obéir »

 


Cette BD de 2025 est l’adaptation du livre documentaire « Libres d’obéir : le management du nazisme à aujourd’hui » de Joahnn Chapoutot, paru en 2020.

Reinhard Höhn (1904-2000) fut un bon nazi, toujours prêt à briller par son statut de chercheur pour le triomphe de la cause, statut de chercheur qu’il conservera toute sa vie. Proches des idées du Führer, il pense comme lui que le pouvoir n’est pas l’Etat et que l’Etat doit disparaître dans sa globalité, car « puisque l’Etat redistribue les richesses, il assure la survie des faibles ». Or dans le IIIe Reich, on n’aime pas particulièrement les faibles. Le but est diriger plutôt que gouverner. 

Ainsi Höhn propose une approche managériale autoritaire avec prescription de méthamphétamines pour améliorer le rendement des ouvriers. Un seul syndicat est autorisé : le Deutsche Arberitsfront. La plume de Johann Chapoutot, épaulée magistralement par le somptueux travail graphique de Philippe Girard, raconte pour ainsi dire trois histoires : celle du nazisme par le prisme du traitement du prolétariat, le destin de Reinhard Höhn en une biographie traçant les grandes lignes de son métier de chercheur, la troisième histoire, enchâssée, étant celle de victimes du management autoritaire contemporain se documentant sur l’origine de ce patronat sévère et destructeur.

Le système nazi se finance en partie par la spoliation des biens juifs réinjectés pour réduire les impôts et augmenter les prestations sociales. Ironie de l’histoire : en 1945, au départ de nombreuses troupes de soldats allemands sur le front, il faut les remplacer pour continuer à faire fonctionner le pays. 15 millions d’étrangers sont recrutés.

Après la guerre, Höhn n’est pas inquiété pour son passé nazi, il crée en 1956 une école de management basée sur l’expérience étasunienne, un management dur, où l’humain est remplacé par la rentabilité. Le salarié devient flexibilité, adaptabilité, performance. Au revoir la vie privée, bonjour l’aliénation ancêtre de ce que l’on appellera plus tard le burn-out. Les entreprises sont dirigées comme des armées même si l’adversaire est invisible, seul le profit compte.

C’est toute cette évolution du management jusqu’au monde actuel que Chapoutot raconte dans cette bande dessinée, formant un miroir avec les employées discutant de nos jours, détruites par leurs conditions de travail, dont l’ancêtre pas si lointain émane du nazisme.

Le travail de Philippe Girard est tous points remarquable : coloré, dynamique, il joue avec les polices de caractère, le type « affiche » pour des slogans présentés comme des publicités. La couleur rouge est très présente et gifle quasiment à chaque page. Car le discours de fond suinte le sang, la maltraitance, la négation des valeurs humaines. Ce n’est pas uniquement le message de Chapoutot qui se lit avec intérêt, mais sa représentation par Philippe Girard qui fait de cette BD un écrin. Car Girard agrémente des slogans de management dans leur langage original : l’allemand. Il sert aussi à rendre la pilule moins amère, l’esthétisme est ici aussi important que le texte.


Derrière la biographie de Reinhard Höhn, derrière une histoire du management nazi, derrière son héritage dans les entreprises de nos jours, c’est une BD qui forme un tout grâce à deux hommes très talentueux qui unissent leur force pour proposer un livre d’une grande valeur artistique comme historique et sociologique. Pour les détails concernant le management toxique, ruez-vous sur ce documentaire, il vaut le coup !

(Warren Bismuth)

mercredi 5 novembre 2025

Maxime OSSIPOV « Luxemburg »

 


Ce recueil de quatre nouvelles a tout pour plaire. Imaginez un auteur contemporain « médecin-écrivain » au même titre que Anton Tchékhov et Mikhaïl Boulgakov par exemple, ayant retenu les leçons stylistiques de ses aïeuls tout en s’en affranchissant, y rajoutant quelques scènes absurdes dignes de Nikolaï Gogol, le tout dans une Russie actuelle corrompue, et vous obtenez un mets délicat et fort appétissant.

Des  descriptions minutieuses de villes de province qui s’occidentalisent au climat antisémite dont le pays ne s’est jamais départi, Maxime Ossipov raconte sa Russie, par ses yeux de médecin empathique (encore un point commun avec Tchékhov) qui écoute les souffrances de ses patients, en y agrémentant de nombreuses références à la littérature, surtout la russe classique. Que demander de plus ?

Le plus, ce sont ces petites notes historiques, l’ombre de Marina Tsvétaïeva, le désespoir par l’humour, toujours recommencé. Ossipov est doté d’une profonde conscience dans ses descriptions de portraits souvent abîmés, il fait pétiller ses scènes, sait les rendre burlesques malgré la noirceur ambiante.

La deuxième nouvelle, « Luxemburg » (une ville de province à l’est de Moscou, à ne pas confondre avec le pays européen), qui donne son nom au recueil et se présente plutôt comme une novella, nous permet de suivre Sacha, le narrateur trois fois baptisé, traducteur et intellectuel, au nom à connotation juive alors qu’il ne l’est pas ou ne pense pas l’être, Sacha dont le père avait inventé une façon de cacher des livres interdits dans le caveau d’un cimetière (les cimetières sont quasi omniprésents dans tout le recueil). La famille de Sacha est encore aujourd’hui victime de l’antisémitisme et des tombes sont même profanées. Pourtant, « Les juifs sont horribles, seuls tous les autres sont pires ». La violence va crescendo, les juifs envisagent de quitter le pays pour simplement sauver leur peau et celle de leurs proches.

Si les deux dernières nouvelles sont bien plus brèves, elles rajoutent une touche locale fort intéressante. Maxime Ossipov est de ces auteurs russes qui ont su puiser à la source, celle des aînés, mais qui l’ont remodelée pour la rendre actuelle, faire vivre ses actions dans un pays contemporain, qui comporte pourtant des similitudes avec l’ère stalinienne et même tsariste. Il emprunte à Dostoïevski pour rendre ses propos plus lumineux, plus pétillants. Il dépeint à son tour une Russie plongée dans la corruption, la haine, l’individualisme, la perte de repères. En tant que médecin, il se fait parfois légiste pour tenter de comprendre d’où vient le mal.

« Luxemburg », recueil de nouvelles écrites entre 2017 et 2021, est à la fois un diagnostic et une quête, un regard vers l’Occident sans superlatifs. Du soupçon au remède, le chemin est tortueux. L’exil peut être une solution, un but à atteindre. C’est d’ailleurs le choix que fera Maxime Ossipov après l’invasion russe en Ukraine, allant s’établir quelque part en Europe Occidentale.

« Luxemburg » qui vient de paraître est une nouvelle pierre à l’imposant édifice littéraire russe, son auteur n’a pas à rougir des « classiques » qui ont fait tellement d’ombre aux diverses descendances, ce qui est encore vrai aujourd’hui. C’est le quatrième livre de Ossipov publié en France. Comme les précédents c’est par le soin des éditions Verdier et de leur collection Slovo qu’il nous est divulgué, il est à déguster bien calé dans un gros fauteuil un brin défoncé par les âges.

https://editions-verdier.fr/

(Warren Bismuth)

dimanche 2 novembre 2025

Christos CHRYSSOPOULOS « Maison Alma »

 


Dans un pays indéterminé se dresse une Unité adjacente à une maternité. Dans l’Unité, six appartements occupés par des patients, des personnes déficientes mentales. Mais qui sont ces patients ? Ils vont intervenir les uns après les autres, prendre la parole, parfois laborieusement, parce que toutes et tous portent les traumas d’un passé qu’ils n’ont jamais soigné.

Les résidents vivent en vase clos, à la fois seuls mais dans un collectif représentant une entité pleine. Sans l’un des membres le château de carte s’écroule. Cette communauté s’autorégule en une complémentarité minutieuse. Chacun y va de sa petite histoire, ses souvenirs, réels ou inventés. « Quelle que soit l’histoire choisie, chacun la relate dans les moindres détails avec ses mots et de façon immuable. Ils ne l’oublient jamais, ni celui ou celle qui l’a imaginée, ni les autres. Et si elle recèle en elle des faussetés, cela relève désormais de la vérité de l’Unité. Quels que soient les mensonges, ils doivent avoir été inventés ex nihilo, pour en dissimuler d’autres et devenir à leur tour la vérité de l’Unité. Puis on les oublie. Vivre dans l’Unité suppose de renoncer à la contradiction. Et de ne jamais laisser place à l’objection ».

Les souvenirs sont souvent liés aux parents, aux moments dramatiques, à tout ce que l’on aimerait voir rejaillir de ses tripes mais qui reste coincé dans une gorge trop nouée. Alors par petites touches, parfois, une mince partie est expectorée… Mais pas tout, jamais, et ce collectif n’est qu’une suite de solitudes en chaîne. « Ils ont beau cohabiter sous le même toit, en fait ils sont isolés. Les quelques conversations entre eux ressemblent à des soliloques, ou plutôt à des flèches égarées dans l’infini, qui ne se croisent jamais. La vie est dénuée de profondeur. Il n’y a aucune interaction ; juste la répétition et le silence ».

Dans tout cet édifice précaire va surgir Alma, introduite par le Visiteur, née dans la maternité tout à côté. Et elle va métamorphoser les résidents, ensoleiller l’atmosphère, réchauffer les cœurs.

Dans un texte flirtant allègrement avec le fantastique, le grec Christos Chryssopoulos poursuit son œuvre protéiforme, y compris dans un même récit. C’est le cas ici avec un roman qui titille parfois la poésie avant de basculer dans une structure théâtrale où tout n’est plus que dialogues, très peu de décors – savamment décrits au début -, le tout mêlé d’onirisme, où les protagonistes semblent vivre dans un autre monde, un monde parallèle, le leur.

« Maison Alma » est un hommage vibrant à la jeunesse, à tout ce qu’elle peut apprendre aux aînés par sa fougue, sa spontanéité. Il est faux de croire que les plus anciens détiennent plus de vérités. C’est un récit dans lequel plusieurs naissances ont lieu en diverses périodes, d’ailleurs les résidents racontent leurs propres naissances, les uns après les autres, tandis que Alma arrive dans leur univers, pour une naissance de plus. Mais la naissance est aussi le moment où les inégalités commencent.

Roman hybride sur la filiation, le « redépart », le renouveau, l’acceptation de la différence, un texte humaniste présenté de manière originale, notamment par cette longue séquence où Elle (nous ne connaîtrons jamais son prénom) est enceinte, dans la maternité jouxtant les appartements de l’Unité, une grossesse extrêmement détaillée, y compris scientifiquement, cette grossesse qui bientôt va bouleverser la vie de plusieurs personnes qui n’attendent plus rien de l’avenir. Un roman où l’espoir, pourtant peu présent, ne se fait plus tout à coup lueur mais quasi certitude. Car Alma est cette enfant aux dons prodigieux qui lui permettent de réparer des vies. Les dernières lignes sont extraites d’une chronique de 1938 de Joseph Roth, ce qui peut représenter un indice quant à l’espace temps et pourquoi pas géographique… Ce point de vue étant entièrement gratuit et personnel, merci de n’en pas tenir compte.

« Maison Alma », écrit en 2019, vient de paraître aux nécessaires éditions Signes et Balises, dont Anne-Laure Brisac, directrice éditoriale, signe ici la traduction du grec. Soutenez cette maison, elle est magistrale !

https://www.signesetbalises.fr/

(Warren Bismuth)