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mercredi 2 juillet 2025

Sofi OKSANEN « Purge » Version théâtrale initiale

 


C’est un véritable événement que cette publication aux éditions L’espace d’un Instant. Car « Purge » de la finlandaise Sofi Oksanen, qui eut un succès considérable dans sa version roman de 2010, est pourtant à l’origine une pièce de théâtre écrite en 2007. Si la version française existait depuis 2010 également et fut régulièrement lue et jouée en public depuis, jamais elle n’était parue en livre. Le vide est aujourd’hui comblé.

1992, juste après l’indépendance de l’Estonie. Zara, marié à un russe d’Estonie – bien que souvent ce sont les estoniens qui soient allés s’implanter en Russie -, vient, dit-elle, de se disputer avec lui, et échoue chez Aliide, une vieille femme possédant une ferme, un ancien kolkhoze, dans laquelle elle vit cloîtrée par peur des pillages. Dans l’Estonie nouvellement indépendante, une réforme agraire est en cours et promet de rendre leurs terres aux anciens propriétaires, tandis que le pays goûte au capitalisme et que le business international est en marche, au détriment de l’U.R.S.S. devenue Russie, qui de fait perd son influence et son pouvoir, comme le racontent deux mafieux russes, Pacha et Lavrenti.

Bond en arrière, débuts des années 1950 où des anciens soldats estoniens sont traqués pour avoir combattu contre la Russie, leur nouveau pays, durant la guerre. Or, la vieille Aliide a vécu cette période, et 40 ans plus tard, elle garde bien cachés quelques secrets au fond de sa mémoire. Les années 1950 avec les koulaks, les traîtres, les tentions entre pro-russes et pro-indépendance, les terres nationalisées, alors que des déportations massives des prétendus ennemis de classe sont organisées et qu’une part de la population vit dans la clandestinité, ce qui est le cas de Hans, beau-frère de Aliide, elle, fille de koulaks, dont toute sa famille fut déportée sauf elle, pourquoi ?

« Tout éradiqué. Alors mes enfants pourront grandir. Et mes parents, ils pensaient exactement la même chose. Quand Nicolas II les a exilés en Sibérie en tant qu’anarchistes, c’étaient ce qu’ils espéraient. Ils avaient le même espoir et la même foi dans la force du socialisme. Et ils me l’ont communiquée. Et elle était encore en moi quand j’étais emprisonné en tant que communiste. Tous les jours je ne faisais que penser à un avenir meilleur ».

Les va-et-vient entre les années 1950 et le début des années 1990 sont incessants. Connaître le passé pour comprendre le présent. Et le présent, ce sont ces tensions extrêmes dues en partie à la velléité d’occidentalisation d’une partie de la population tandis qu’une omerta plane autour de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986, qui reste dans tous les esprits, tant elle semble avoir précipité la fin d’un régime déjà gangrené. Quant au passé, les souvenirs jaillissent, ceux d’êtres déjà traqués pour leur supposée proximité avec la société pro-occidentale, et qui partent se réfugier en forêt. Les tortures, la mort de Staline en 1953, mais il n’est alors toujours pas concevable de trahir ses idéaux.

« Purge » est une pièce violente, sur le sort réservée à l’Estonie durant 50 ans d’occupation russe, sur l’indépendance survenant bien que le pays soit en morceau. Les face-à-face entre la jeune et la vieille Aliide sont aussi beaux qu’émouvants. Quant à Zara, elle va devoir à son tour se confier, confier ses blessures, ses traumatismes.

Beaucoup moins édulcorée que la version romanesque ultérieure, « Purge » va droit au but, avec violence et lucidité. C’est toute une partie du XXe siècle en Europe de l’est qui est passée au crible. Sofi Oksanen s’y connaît pour faire témoigner ses protagonistes, elle-même fille de père finlandais et de mère estonienne. Ce texte est aussi sombre que puissant, tout en restant focalisé sur l’Histoire. Cette pièce, bien que brutale, est nécessaire pour mieux comprendre les rapports houleux entre l’ex U.R.S.S. et ses régions annexées. « Purge » est superbe de bout en bout, il ne laisse pas indifférent. Et bien sûr il nous rend témoins malgré nous et nous fait inexorablement nous poser cette question : « qu’aurions-nous fait à leur place ? ». Il vient de paraître aux éditions L’espace d’un Instant, préfacé par Tiina Kaartama et traduit – comme toute l’œuvre de Sofi Oksanen – par Sébastien Cagnoli, c’est dire si l’on a affaire à un spécialiste de l’œuvre de l’autrice.

https://parlatges.org/boutique/

(Warren Bismuth)

dimanche 29 juin 2025

François SARANO « Le retour de Moby Dick »

 


Les cachalots sont des mammifères encore méconnus chez nous, humains, mais François Sarano tient à combler cette lacune avec ce vaste tour d’horizon de ce cétacé dans un livre passionnant autant qu’accessible.

François Sarano est un océanographe qui se penche depuis des décennies sur les cachalots, en particulier ceux de l’île Maurice dont il va ici nous percer certains secrets, allant bien plus profondément (en apnée) que la révélation de l’existence de poumons et donc d’immersion pour respirer au-dessus de l’eau. Le scientifique étudie entre autres ce jeune Eliot, un jeune de… huit tonnes ! Car chez le cachalot, on ne compte plus en kilogrammes mais bien en tonnes, le poids des mâles adultes pouvant en atteindre jusqu’à vingt, en complément d’autres exploits : « Lui, le mammifère, peut rester une heure et demie sans respirer pour chasser le calmar à plus de 2 kilomètres de profondeur. Là, au cœur de l’abîme, il résiste à une pression deux cents fois supérieure à la pression atmosphérique. Nous, les humains, n’avons que six sous-marins d’exploration capables de résister à une telle pression » (le livre fut écrit en 2017).

Patiemment, François Sarano trace les origines et l’évolution du cétacé à l’ouïe fort développée et à l’immense territoire de chasse. Animal sacré jusqu’au XVIIIe siècle (de nombreuses légendes lui sont consacré), il fut ensuite abondamment chassé, notamment pour son huile et son ambre gris (servant de fixateur de parfum). Cette énorme bête peut vivre jusqu’à 100 ans et fut longtemps réduite au roman de Herman Melville « Moby Dick » de 1851. Le cachalot fut décimé au XIXe siècle, puis au XXe en temps de guerres pour fournir l’huile et la cire servant à fabriquer la nitroglycérine. Il est quasi éteint dans les années 1980.

Ce géant des mers a toujours fasciné et, aujourd’hui encore, dans ce documentaire profond, des spécialistes s’y intéressant de très près livrent des témoignages capitaux et uniques sur son mode de vie, son comportement, ses émotions, sa sensibilité, son psychisme, etc. En outre, il dort en bande… et à la verticale ! Ce prodigieux animal très sociable vit de très nombreuses interactions de groupes, que Sarano analyse afin de nous les décrypter. Et c’est d’un intérêt réel ! Mais le cachalot n’est pas le roi de la mer, son ennemi juré s’appelle Orque !

Sarano livre un aspect philosophique tout animal qui donne à réfléchir : « Parce qu’ils n’accumulent pas de biens, les animaux ont beaucoup de temps libre. Et ils ne font rien. Les animaux n’ont pas besoin d’occuper leur temps, de justifier, d’analyser, de qualifier le temps qui passe : il sont et cela leur suffit. Il faut garder à l’esprit que, contrairement à nous les humains, et bien qu’ils aient une mémoire, les animaux s’inscrivent dans le présent. Ils n’ont pas besoin d’occuper leur temps, ils n’ont pas à le rentabiliser, ils ne le perdent pas, ils n’ont pas de temps à tuer. En conséquence, il ne faut pas essayer de juger leur comportement en fonction de nos exigences et de notre perception du temps qui passe ».

Le cachalot détient le plus gros cerveau du règne animal, soit 8 kg, ce qui n’est pas rien. Dans ce formidable documentaire, à la fois scientifique et technique mais accessible (j’insiste sur ce dernier terme), le lectorat se sent aimanté au sujet, vaste et fort bien amené. Palpitant sur les moyens de communication entre individus, ces codas (ou creaks) faites de clics divers en nombre et en intensité. Jusqu’à cette découverte : comme les humains, les cachalots possèdent plusieurs langues, plusieurs dialectes, selon les régions géographiques, mais aussi selon les clans, même si de nos jours leur manière de communiquer nous est encore en grande partie inconnue.

D’ailleurs, beaucoup de la vie même du cachalot reste à découvrir, car : « l’essentiel de la vie des cachalots, qui se déroule dans les profondeurs, nous reste caché ». Les scientifiques découvrent peu à peu non seulement la sociabilité du mammifère mais aussi le choix qu’il opère pour « apprivoiser » l’autre, incluant l’humain. Ce dernier n’a aucune influence sur le cachalot qui, seul, décide de celui avec lequel il souhaitera « communiquer ». C’est l’un des points admirables de ce livre foisonnant en découvertes.

Et ici, les témoignages deviennent conte de fées : des femmes et hommes (scientifiques, ne l’oublions pas !), qui évoluent au cœur d’un clan de cachalots, racontant non pas seulement ce qu’ils voient mais ce qu’ils ressentent, déduisent. Extraordinaire.

Mais bientôt il nous faut déchanter. Le cachalot, comme de très nombreuses espèces sur terre et sur mer, est à nouveau menacé. La raison ? L’humain bien sûr, l’activité humaine, de plus en plus délirante, entraînant pollutions des terres, des airs et bien sûr des mers, d’où viennent les cétacés. Un exemple : le Dauphin du Yang-tseu fut la première espèce mammifère à disparaître complètement au XXIe siècle, c’était en 2007, c’est-à-dire hier matin (l’alerte sur le danger de leur extinction avait pourtant été lancée dès 1979). D’autres suivront à plus ou moins long terme, mais surtout avec abondance si nous ne faisons rien. Car l’humain possède cette capacité de pouvoir détruire tout très rapidement, mais aussi de réparer, même si là il lui faut beaucoup plus de temps (et d’argent bien entendu). Son expansion est devenue rédhibitoire pour la santé de la planète et de ceux qui la peuplent. Pour rappel, les cachalots ne font que peu d’enfants dans une vie, d’où une difficulté à se repeupler.

François Sarano plaide pour un contrat « Coloca-Terre sauvages » basé sur le respect, le partage du globe en bonne intelligence. Il termine son documentaire par un pamphlet contre la passivité, la cupidité humaine. L’auteur est le co-créateur de Longitude 181, une association militante pour la préservation de l’océan. Leur admirable travail est consultable sur le net.

Un petit tour du côté de l’objet lui-même : outre une remarquable préface de Jacques Perrin, il contient des photos et des illustrations en noir et blanc (signées de la main de Marion Sarano), mais aussi des QR-codes qui renvoient à des vidéos sur Internet, celles de l’exploration des cachalots par l’équipe de Sarano, c’est-à-dire les images filmées de ce que l’auteur décrit dans ses lignes, pour des moments de pure magie ! « Le retour de Moby Dick », sous-titré « ou ce que les cachalots nous enseignent sur les océans et les hommes », fut aussi la première réalisation, en 2017, de la somptueuse collection Mondes Sauvages de chez Actes sud, en collaboration avec l’A.S.P.A.S. (Association pour la Protection des Animaux Sauvages) qui semble hélas s’être retirée récemment du projet (à suivre toutefois). Découvrez cette collection indispensable, suivez cette association tout aussi indispensable. Pour la planète et pour son respect.

« Imaginez un léopard, un ours, un éléphant s’approcher pour faire une offrande à un humain. C’est inconcevable aujourd’hui, parce que l’agression permanente que les humains exercent sur tous les milieux terrestres a totalement perverti la relation homme-vie sauvage. Pourtant, dans  certains territoires du bout du monde, comme les îles subsantarctiques, on peut encore approcher des animaux sauvages sans qu’ils fuient ». Ceci devrait nous faire réfléchir, puis agir…

https://www.actes-sud.fr/recherche/catalogue/collection/1899?keys=

 (Warren Bismuth)

mercredi 25 juin 2025

Marie-Hélène LAFON « Vie de Gilles »

 


Deux textes, comme deux nouvelles, mais plutôt comme le prolongement du court roman « Les sources » que l’autrice a fait paraître en 2023. Gilles, c’est le frère cadet de Claire et Isabelle, les personnages de « Les sources ». Il a alors une dizaine d’années et suit les traditions dans un monde isolé, ce Cantal rural de la seconde partie du XXe siècle, pas très loin du sud du Puy-de-Dôme. Parmi ces traditions, le sempiternel cursus chrétien, le catéchisme, enseigné par une certaine Nini, celle qui « pue du goulot » et parle à ses lapins.

Au nord du Cantal, près de Condat où coule la Santoire, vit un monde cloisonné, fermé à toute approche mais aussi à tout rêve, un monde fait de bêtes de ferme et de tous les événements en résultant : « Il garde ça pour lui et ne peut s’empêcher de penser à la peau des petits veaux morts ; il sait comment son père et Félix la prélèvent sur le cadavre et la posent ensuite sur le dos d’un autre veau vivant pour que la mère du veau mort accepte de lui donner son lait. Il faut faire vite, l’odeur ne doit pas se perdre, c’est une question d’odeur ». Un monde cruel ignorant sa propre cruauté. Vient un enterrement en hiver, celui d’un père. « Le père meurt toujours en hiver ».

Chronique rurale du temps passé mais contée au présent. Si le premier texte est celui de « La confession » d’un jeune garçon dans une région semi montagneuse oubliée, « Cinquante ans » a lieu quatre décennies plus tard. Même lieu, même ambiance. Une vie toujours figée là-bas, là-haut, dans ce département rural, en vase clos, comme si rien n’avait bougé, ni les esprits ni les mœurs. Claire, elle, a quitté sa terre natale pour s’émanciper à Paris. Elle revient dans la ferme lors de vacances. Elle a onze mois de plus que Gilles, « Si elle avait été un garçon, son frère ne serait pas né ». Car il fallait ce garçon pour faire tourner la ferme et enfin pour prendre la suite des « vieux », les parents. Et Gilles l’a fait malgré son profond mépris pour le père.

Ce qui a changé dans le coin, ce sont les administrations des fermes. Alors que la plupart des enfants sont partis, le manque de main d’œuvre s’est fait sentir, il a fallu regrouper des terres et des bâtiments. « Elle sait aussi que les personnes meurent, les gens, les hommes et les femmes, les familles et parfois les maisons, les bâtiments, mais pas les prés, ni les bois, ni les chemins, qui changent de mains et deviennent autre chose, de mieux ou de moins bien, mais ne disparaissent pas, pas encore ». Disparitions parfois effectives par des suicides, on ne sait pourquoi dans ce monde taiseux, mais on se doute…

Ecriture froide mais ronde et poétique, elle dévoile savamment le quotidien de paysans restés dans un autre âge, elle évoque aussi ce que l’autrice a elle-même connu, sur ces mêmes terres, elle qui a également choisi Paris pour but, pour point de chute. Dans ses textes, pas de sentiments, un peu comme dans les vies qu’elle dépeint avec exactitude, précision et recul. L’œuvre de Marie-Hélène Lafon est une grande fresque, une immense galerie de tableaux du terroir auvergnat. Quant à Claire, elle a évolué, en un sens elle a réussi alors que le frangin, Gilles, est resté le même, les deux pieds plantés dans la même terre. Il est peut-être resté l’image du primitif.

J’ai mis très longtemps à m’attaquer au travail de Marie-Hélène Lafon, sachant que j’y trouverais quelques bribes de souvenirs personnels et n’ayant peut-être pas l’envie ou la force de me retourner et d’affronter ces images. J’ai franchi le pas assez récemment, pour finir par avaler plusieurs ouvrages. J’ai revu ce que je craignais revoir, mais à l’instar de l’écriture de l’autrice, j’ai enfin pu le faire avec un certain détachement. Et le verdict est sans appel : Marie-Hélène Lafon est une grande conteuse, une grande autrice de l’évocation de l’autre, elle peut être vue comme une sorte de miroir rural et rustique de Annie Ernaux, ses textes sont riches d’enseignements et dépeignent fidèlement une vie, une période, une région. Et si j’ai lu plusieurs de ses livres avant de décider de me lancer ici, c’est peut-être aussi par peur de ne pas rendre fidèlement le travail accompli, une peur d’un possible manque de recul, d’objectivité. En tout cas aujourd’hui je sais que je reviendrai vers Marie-Hélène Lafon.

« Vie de Gilles » est paru en 2025 aux éditions du Chemin de Fer, il restera comme un des beaux textes de cette année car, si « Les sources » m’avait un peu laissé sur ma faim, celui-ci, qui par ailleurs peut se lire indépendamment de son aîné, m’a conquis par ses images, peut-être plus fortes, peut-être plus à même de hanter. Il est accompagné des peintures de Denis Laget, faisant de cet ouvrage un vrai et beau livre d’artiste. D’ailleurs Marie-Hélène Lafon participe régulièrement à des projets de cet acabit, et nous ne sommes jamais déçus.

https://www.chemindefer.org/

 (Warren Bismuth)

dimanche 22 juin 2025

Mikhaïl OSSORGUINE, Alexeï REMIZOV & Marina TSVETAÏEVA « Les gardiens des livres »

 


Si la révolution russe de 1917 a laissé percevoir des espoirs dans le monde de la culture du pays, tout se complique rapidement. La censure a certes été (brièvement) abolie, mais le gouvernement a pris de fait la main sur les imprimeries – désormais fermées – et les bibliothèques. Aussi, une équipe d’écrivains spécialistes de littérature créent la « Librairie des Écrivains » dès septembre 1918 à Moscou. Parmi eux, Mikhaïl Ossorguine, c’est lui qui par deux textes brefs, fait revivre cette aventure singulière.

Ces deux récits, écrits vers 1933 et parus originellement dans une revue russe, reviennent sur les conditions d’existence de cette librairie indépendante, ainsi que sur la constitution du fonds et son fonctionnement. C’est alors la seule librairie moscovite où l’on peut acheter sans autorisation, ce qui explique en partie sa forte popularité. À cette époque, toutes les librairies nationalisées ont été fermées, les bibliothèques publiques et privées purgées. Dans la Librairie des Écrivains, il n’est pas rare que les achats passent par le troc (contre de la nourriture notamment), tout comme il n’est pas rare qu’elle soutienne financièrement les écrivains, alors en grandes difficultés. « Nous remplissions une tâche discrète, mais capitale : nous étions les gardiens et les propagateurs des livres, et nous aidions les gens qui liquidaient leurs bibliothèques à ne pas mourir de faim ».

Le stock de la librairie est colossal et varié, tout comme le public la fréquentant, et la politique y est exclue : « La politique était le seul thème que nous n’abordions pas – non par peur, mais simplement parce que notre but, notre principal désir, était justement d’échapper à la politique et de nous cantonner dans la sphère culturelle ». L’auteur livre quelques anecdotes vécues dans l’espace de la librairie. Les difficultés s’amoncelant, le projet évolue : « Lorsqu’il nous fut impossible de publier nos œuvres, nous eûmes l’idée, tout à fait logique, d’éditer de petits opuscules manuscrits en un exemplaire. Nous fîmes un essai – et cela intéressa les amateurs d’autographes. Plusieurs écrivains se saisirent de l’idée, et l’on vit apparaître dans notre vitrine des livres-autographes de poètes, d’écrivains, d’historiens de l’art, se présentant sous l’aspect de plaquettes fabriquées à la main, généralement avec un dessin de l’auteur sur la couverture ». Et l’exercice fonctionne !

La Librairie des Écrivains ferme ses portes en 1922. Quant à Mikhaïl Ossorguine, il a été arrêté l’année précédente, puis expulsé. Il a rejoint la France. À la suite de ces deux textes, le catalogue des éditions manuscrites de la librairie est ici publié, il comporte environ 250 titres pour une grosse trentaine d’intervenants. Les textes sont brefs (le nombre de pages ainsi que d’autres renseignements sont à chaque fois précisés), parfois édités sur écorces de bouleau ou papier à lettres, certaines couvertures étant imprimées sur des billets de banque ou autres bouts d’affiches de cinéma ou couvertures de revues.

La plupart des écrivains ayant participé nous sont aujourd’hui inconnus, mais nous noterons néanmoins les présences de André Biély (il est précisé que la plupart de ses écrits ont été publiés sur du mauvais papier), Fiodor Sologoub (le seul Pétersbourgeois  de la liste), Marina Tsvétaïeva, Lev Goumiliov, Vladimir Maïakovski, Ossip Mandelstam, Alexeï Rémizov et autre Maximilian Volochine. Le recueil de quatre poèmes de Lev Zitov, intitulé « À Blok » a été publié le jour même des funérailles du célèbre poète. Suivent des dessins « naïfs » et en couleur de Alexeï Rémizov, le livre se terminant par 6 poèmes de Marina Tsvétaïeva rédigés entre 1918 et 1920, avec copies couleurs des manuscrits originaux et la traduction typographique présentée sur la page de gauche.

C’est un véritable document historique que « Les gardiens des livres », ouvrage en quelque sorte collectif post-mortem, nous faisant revivre la vie littéraire et culturelle moscovite de l’immédiate après-révolution, avec ces difficultés, ces pressions, et son combat pour exister devant un pouvoir qui a mis la culture à l’arrêt. Il est paru en 1994 puis revu en 2010 aux toujours emballantes éditions Interférences. Le tout est traduit par Sophie Benech, c’est dire s’il faut s’attendre à de la qualité.

http://www.editions-interferences.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 18 juin 2025

Marek VADAS « Six étrangers »

 


En trame de ce bref roman, un fait divers tragique, un morceau d’histoire plutôt, un de ces nombreux drames du monde de l’entre-deux guerres : une chasse aux Roms lors d’une fête de village quelques part en Slovaquie en 1928. Un acharnement. Mais difficile d’en savoir plus car, même si divers protagonistes vont prendre la parole dans ce remarquable roman polyphonique, aucun ne semble vouloir entrer frontalement dans le vif du sujet.

Ils sont nombreux à se succéder pour témoigner, comme lors d’un procès où tout le monde donne sa version des faits à la barre. Un premier témoin, jeune homme introverti s’incarnant dans ses lectures, nombreuses et prenantes, alors que le récit démarre tout en souplesse. Mais les premiers grains de poivre surviennent avec le deuxième, un vieil homme, sorte de mémoire du village, antisémite et anti-Roms, un gars de la vieille école, en somme.

Mais qu’en est-il de la situation politique de la Slovaquie ? « Nous avons toujours été sous la coupe de quelqu’un d’autre, que ce soient les Hongrois, les Autrichiens, les Tchèques ou les Russes. Et nous nous sommes toujours tus, nous avons suivi le mouvement, nous regardions derrière les rideaux ce qui se passait dehors dans les rues, nous étions presque satisfaits d’être gouvernés par quelqu’un d’autre, de ne pas avoir à décider de quoi que ce soit et de ne pas être obligés à nous malmener nous-mêmes ».

La Slovaquie est alors Tchécoslovaque (elle deviendra brièvement indépendante durant la deuxième guerre mondiale sous la pression nazie), mais l’auteur Marek Vadas sème çà et là quelques cailloux sur son passé sulfureux, son identité politique propre. Quant à son peuple, passif mais parfois violent, il peut être rapidement mu par une hystérie collective comme celle qui a entraîné la tragédie de 1928. C’est aussi un peuple taiseux. D’ailleurs, aucun dialogue ne vient interrompre les longs monologues des témoins. Seul repère : la brasserie du Lion, lieu de convergence des villageois.

Mais témoins de quoi ? Car les langues ont du mal à se délier : « On veut sortir les cadavres du placard, les analyser, trouver des explications. Mais ici, nous ne nous demandons pas pourquoi. C’est arrivé. Vraiment ? Mais en êtes-vous sûr ? Et si les choses s’étaient passées différemment ? En sens inverse ? Ou si ce n’était pas arrivé du tout ? Que se passerait-il alors ? Voilà nos questions. Ce sont les questions auxquelles nous voulons avoir une réponse. Le « pourquoi » se  trouve peut-être tout à fin de l’histoire, mais nous espérons que nous n’y arriverons pas de toute façon ». Mais poursuivons néanmoins notre lecture.

Se succèdent un père alcoolique, un employé modèle tout droit échappé d’un récit de Tchekhov, un jeune borgne de 7 ans dont la mémoire visuelle semble prodigieuse. Celui-ci pourrait se rappeler, raconter… Mais voilà déjà la silhouette d’un affairiste de P., bourgade « dominée par la superstition et l’obscurantisme », de passage dans une ville, vivant une nuit de cauchemar dans un hôtel où d’étranges événements se déroulent. Un chapitre kafkaïen.

Des corps retrouvés par étapes, par petits bouts. Quand un écrivain, narcissique et mégalomane protégé par son ange gardien, prend la parole. C’est la mère du premier témoin du livre qui clôt la liste des témoins. « Six étrangers » est une analyse du bouleversement individuel comme collectif d’un village après une tragédie humaine. Et ce roman est un mémorial pour les victimes de cette sordide affaire de crimes de Roms dans une Slovaquie qui suinte de partout. Texte chorale qui fait se confronter plusieurs points de vue, plusieurs états d’esprits, dans le souvenir, dans une assourdissante loi du silence, avec l’obligation de continuer comme avant même si cela s’avère impossible. Ce recul qui offre un semblant de lumière à un acte violent passé. « Quand on est au cœur des événements, on ne comprend rien, tout semble cruel et insensé. On met les choses bout à bout, mais on arrive toujours à quelque chose de stupide ». Alors que stupidement chacun prépare sa version qui tend à l’innocenter, chacun réécrit peut-être l’histoire à sa façon.

« Six étrangers » du slovaque Marek Vadas vient de paraître chez la nécessaire maison d’édition Le ver à Soie dans la collection 200 000 signes, traduit du slovaque par Diana Jamborova Lemay. Roman bref autant que poignant, qui ne laisse que peu de place à l’espoir, il est d’une structure en mosaïque parfaitement maîtrisée et solide.

https://www.leverasoie.com/

(Warren Bismuth)

dimanche 15 juin 2025

Anna MILANI « Cantique du lac »

 


Ce cantique est une célébration non religieuse, celle d’un lac au pied de montagnes du nord de l’Italie. Et une célébration de souvenirs de jeunesse. Près de ce lac justement, avec la chambre de la narratrice encore enfant qui donne directement sur l’étendue majestueuse, témoin de tant d’événements où « La nuit se peuplait de dictatures ».

 

Ce lac, c’est l’élément essentiel et apaisant, le chasseur de stress comme l’ange gardien. Les jeunes d’alors n’ont pas le même contact avec lui que leurs aïeuls qui, eux ne savaient pas nager et ne pouvaient donc pénétrer ses entrailles. La narratrice se souvient : les journées de pêche avec son père sur une barque, ce lac brumeux une bonne partie de l’année, et puis son existence même, sa forme de femme allongée, ses légendes transmises, tout ce qui peut attiser l’imagination d’une jeunesse en quête d’histoires neuves ou recyclées. « Cantique du lac » est un récit d’initiation devant la beauté de la nature éternelle.

 

L’incommensurable est là, scintillant et toujours en mouvement, entouré de grottes calcaires qui laissent elles aussi planer bien des légendes. Et il ne faut pas minimiser la vie sous l’eau, tout comme il ne faut pas sous-estimer la puissance, la force et les colères du lac. En effet, il a déjà débordé, les habitants s’en souviennent encore, il s’est fâché. Alors forcément il est respecté.

 

Il est enfin un carrefour, celui des cours d’eau se rassemblant en lui. Anna Milani déploie un grand talent pour nous guider en un bref récit lumineux vers ce lac et ne jamais nous en éloigner des rives. Poésie olfactive, émotionnelle, quasi onirique, elle a pourtant les deux pieds bien arrimés sur terre. Son lac est un peu son Dieu païen, d’où ce cantique. Elle le voit comme un retour de nostalgie mais aussi un lieu de retrouvailles ressuscitant le passé, il est un peu le phare de cette région italienne.

 

J’ai eu la chance de rencontrer l’autrice résidant en France depuis de nombreuses années et de partager un dîner avec elle dans le cadre de la Semaine de la Poésie 2025. Elle m’a fait grande impression par sa modestie, son calme, son altruisme et sa bienveillance, qui se ressentent dans sa poésie en prose subtile et délicate. « Cantique du lac », paru chez Cheyne en cette année 2025 est son troisième ouvrage après « Incantations pour nous toutes » (Isabelle Sauvage 2021) et « Géographies de steppes et de lisières » (Cheyne 2022). Il est paru dans la prestigieuse collection Grands Fonds de Cheyne en 2025, il est à lire sous le soleil avec une boisson froide à portée de main. Quant au lac évoqué, munissez-vous d’une carte et vous aurez peut-être la chance de découvrir son nom et son emplacement exact. Un indice : il est niché quelques part dans une vallée du Piémont.

 

« On fabriquait des radeaux pour porter notre lot de naufrages à son terme. Le courant nous amenait sur des rives impraticables, où le héron cendré faisait son nid. On sombrait dans la substance du rêve. / Le matin, dans la brume, des figures effilochées sortaient du lac, elles marchaient jusqu’à nos lèvres, elles empruntaient nos voix rocailleuses pour nous rappeler de naître ».

https://www.cheyne-editeur.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 11 juin 2025

Olga CHILIAEVA « 28 jours »

 


Sous-titré « tragédie du cycle menstruel », cette pièce de théâtre est un dialogue entre ELLE – une femme, une anonyme – et le chœur des femmes, de toutes les femmes, dialogue parfois interrompu par des réflexions de l’Homme, son compagnon ignorant tout des douleurs menstruelles, être odieux et ignorant, se plaçant en position de victime. ELLE souffre terriblement lors des premiers jours de règles, elle s’en confie au choeur, qui lui donne force conseils et analyse sa souffrance. Certaines femmes de ce chœur ont décidé de s’en remettre à la foi pour moins éprouver le mal physique, d’où certaines pensées ou conseils passéistes.

La pièce amorce des allégories politiques, sans jamais insister, mais le message est clair : « Mes chers « amis rouges » / je vous hais ». Le sang menstruel se mêle à celui des soldats qui tombent pour la patrie. Douleurs atroces, difficultés dans la vie professionnelle, notamment pour ces femmes pratiquant un travail très physique dans une ferme par exemple, un mal qui englobe toutes les classes sociales sans exception. L’homme présent, où figure la misogynie, est l’occasion pour le choeur de rappeler l’omniscience masculine dans nos sociétés : « Je vous soutiens. / Si les hommes / avaient des règles, / il y a belle lurette / qu’une loi aurait été adoptée. / Et les pantalons pleins de sang / seraient la norme. / Et on distribuerait / des protections gratuitement ! ».

Poésie en vers libres, féministe et revendicative, texte-tract de ces femmes qui culpabilisent de leur épreuvre menstruelle sous la domination masculine, qui ne vivent pas toujours bien un éventuel désir entre deux cycles, qui souffrent de souffrir, pas uniquement physiquement. Et si la fécondation était la solution pour stopper le cycle et les douleurs ?

Viennent ces SPM, symptômes prémenstruels savamment expliqués par l’autrice russe Olga Chiliaeva, en un monde où la domination favorise le harcèlement, un peu partout dans des lieux publics ou privés. Les remarques désobligeantes, et pourtant si « naturelles » de la part des hommes, du moins en pensée : « Je te fais du mal / parce que la vie va te blesser, / elle blesse tout le monde - / donc moi, / je te prépare à ça ». Le cynisme est à son comble, le viol, les attouchements sous-estimés par la gente masculine, par la voix politique comme par celle du peuple. S’ensuivent quelques faits divers tragiques, évoqués dans ce texte bouillonnant et révolté, puissant et sans concession.

« 28 jours » est aussi un théâtre pacifiste : « Si les mecs savaient / combien il est dur / de mettre / les gens / au monde, / jamais / ils n’entreprendraient / de guerre ». Hymne à la vie, à la solidarité, à la complémentarité, bataille pour les obtenir. L’une et l’autre. Pas l’une sans l’autre. Ode à la sororité, à l’éducation des hommes. Les deux dernières séquences sont ici proposées dans leur version originale de 2020 puis dans une réécriture de 2022, où l’occupation russe en Ukraine s’immisce, dans une version inédite en Russie.

« 28 jours » est une pièce féministe parue récemment chez Sampizdat éditions, une maison basée à Clermont-Ferrand dont le but est de publier « des textes russophones issus des espaces soviétique et postsoviétique, ainsi que des ouvrages francophones liés à ces aires culturelles et linguistiques », une maison qui travaille avec les communautés théâtrales russes dissidentes et exilées. Je vous en reparle d’ailleurs très bientôt. « 28 jours » fut nominée au Masque d’Or de Russie en 2020. Ici traduite et brillamment postfacée par Pascale Melani, c’est une pièce résolument moderne qui exhume enfin certains grands tabous de la société patriarcale, dans un texte déterminé et politique de Olga Chiliaeva, autrice originaire de Sibérie.

« Je regarde l’enfer dans les yeux » et, croyez-moi, elle n’est pas près de les baisser.

https://www.sampizdat.org/

 (Warren Bismuth)