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mercredi 8 octobre 2025

Collectif « Lioubimovka 2022, l’écho de l’écho »

Paru en 2024, « Lioubimovka 2022, l’écho de l’écho » est un recueil de six pièces de théâtre russe et Bélarus, toutes écrites en 2022 après l’invasion russe en Ukraine, six instantanés de la mémoire collective immédiate, six textes passeurs de souvenirs.

Vikenti Kostioukevitch, dans « Texte pour le théâtre : travail de désenvoûtement intellectuel », s’est exonéré de l’utilisation de la lettre majuscule et raconte la vie de nancy drogovitch, femme née dans les années 1990 dans une Europe de l’est devenue course au capitalisme. Nancy recherche des informations, des souvenirs de son père dans un texte aux forts accents gothiques et fantastiques.

Dans « Huit lettres au hasard », N. Kovaltchouk (anonyme) recueille des lettres, des messages écrits ou vocaux, comme pris au hasard au début de la guerre en Ukraine, le mot « guerre » étant censuré dans le texte, biffé, recouvert pudiquement du voile d’un rectangle noir, comme un deuil. Les écrits représentent une mosaïque journalistique tendance prise de son en mode micro-trottoir. Une femme se fait arrêter pour avoir tracé huit lettres au rouge à lèvres sur un véhicule de police.

Fascinante pièce que ce « Vania est vivant » de Natalia Lizorkina, avec cette mère dont le fils est mort, échangeant avec des compatriotes. Le mot « paix » a remplacé celui de « guerre ». Ainsi le fils est mort à la paix. Théâtre absurde et Beckettien qui puise dans la novlangue du « 1984 » de George Orwell, une langue-code utilisée comme pour déjouer la censure dans un texte éminemment engagé.

Dans un langage fleuri, Pavel Priajko nous amène, avec « Barbecue », au cœur d’une famille Bélarus se déchirant autour d’un barbecue à propos de la guerre en Ukraine, les avis divergent et les disputes éclatent, alors que l’alcool et les médicaments servent de béquilles.

Quatre brèves scénettes constituent l’univers de « Sur Instagram nous vivrons à jamais » de Iryna Serebriakova. Dialogues ou monologues, une poignée de personnages récurrents et persistance du Smartphone en temps de guerre, tels sont les ingrédients de ces instantanés sur la jeunesse ukrainienne de 2022.

Le recueil se clôt sur l’étonnant « Japon » de Andreï Stadnikov, brefs fragments de textes comme découpés ici et là, quelques mots violents par page, formant des phrases sur la violence du quotidien, le désespoir, et peut-être un clin d’œil sinistre à Hiroshima et Nagasaki.

« Lioubimovka 2022, l’écho de l’écho » est un recueil varié, actuel et engagé du théâtre russe contemporain et profondément moderne. Des auteurs, des autrices racontent à leur manière, avec leur langage, leurs images et leurs armes, la guerre en Ukraine, les à-côtés et les déchirements. Paru en 2024 aux belles éditions Sampizdat.

« C’est très facile à prédire, la guerre. Il suffit de dire : il va y avoir la guerre. Et c’est toujours vrai ».

https://www.sampizdat.org/

 (Warren Bismuth)

dimanche 5 octobre 2025

Laurent MAINDON « Au nord du futur »

 


Par « Au nord du futur », Laurent Maindon achève sa trilogie consacrée à la famille Müller sortie de l’imagination de l’auteur, mais se basant sur des faits réels dans l’Allemagne de la seconde moitié du XXe siècle et des débuts du XXIe, de la création du mur de Berlin jusqu’à la période contemporaine.

Berlin 2016. Martin, 25 ans, répète une pièce de théâtre de Samuel Beckett, « Fin de partie ». Il apprend que son père qu’il n’a pas connu va revenir à Berlin. Ce père est parti lorsque Eva, la mère de Martin était enceinte, il ignore qu’il a un fils. Mais le choc immédiat est encore plus grand puisque Martin se trouve au mauvais endroit au mauvais moment, percuté par un camion fou lancé à toute allure sur le marché de Noël de la Breitscheidplatz. Il est dans le coma, victime d’un attentat islamiste.

Berlin 1990. Eva, militante de gauche. A vécu avec sa famille à Berlin ouest après l’édification du mur. Vit avec Thomas, son cousin, dont la famille a vécu côté est, si bien que les familles ne se sont plus fréquentées jusqu’à la chute du mur, moment privilégié de novembre 1989 où Eva et Thomas ont fait connaissance, sans même savoir qu’ils étaient de la même famille. Une date historique pour l’Allemagne. Les deux peuples doivent désormais réapprendre à vivre ensemble, loin des haines et des intimidations. Septembre 1990, Eva reçoit un courrier de Thomas lui annonçant qu’il la quitte pour toujours. Au même moment ou presque, elle apprend qu’elle est enceinte… de Thomas !

Deux familles ont grandi dans des conditions historiquement singulières, d’un côté et de l’autre de ce mur. « Week-end et jours fériés, des groupes d’intrus s’agglutinaient ainsi, appareils photos et jumelles en main. Ramener une preuve du désastre historique pour les uns, une image de la supériorité occidentale pour les autres. Le Mur emménageait peu à peu dans les esprits pour s’y installer durablement. Et même encore, longtemps, après sa chute ».

Le premier tome de cette trilogie court de l’édification du mur en 1961 jusqu’aux débuts des années 1970, le deuxième s’arrête à sa chute en 1989. Ce troisième en est tout simplement la suite en même temps que les conséquences psychologiques sur les populations, dans un état d’esprit allemand qui ne souffre d’aucune comparaison. Les itinéraires des aïeuls des deux familles sont scrutés, notamment lors des dates importantes du pays qui l’ont parfois plongé dans le chaos.

Eva et Martin se font écho, elle du loin des années 1990 mais aussi dans un espace temps contemporain, lui en direct de son lit d’hôpital où il est dans le coma. Néanmoins, nous saisissons ses pensées, ses émotions, nous voilà comme replongés dans le film « Johnny got his gun » de Dalton Trumbo (1971). Martin souffre, est immobile, peut-être bientôt mort, mais la mémoire essaie laborieusement de toujours fonctionner.

Quant à Eva, fatalement elle va revoir Thomas, plus de 25 ans après, l’animosité sera-t-elle au rendez-vous ? Comment vont-ils pouvoir communiquer sans haine ? D’autant que Martin, le fruit de leurs entrailles, est agonisant. La Grande Histoire, elle, continue de s’écrire, avec notamment l’incursion, lors de la verte jeunesse de Martin, des attentats islamistes du 11 septembre 2001. L’Histoire familiale entre en scène à son tour. Une date cruciale : lorsque Eva apprend à Martin sa judéité.

« Au nord du futur », titre emprunté à Paul Celan, est un roman sensible, historique et documenté sur une période inédite en Europe : un mur séparant deux peuples, plutôt le même peuple. Les personnages de Laurent Maindon sont bien campés et évoluent en leur temps, avec leurs meurtrissures personnelles dans un pays lui aussi en souffrance. Ce tome clôt une trilogie où, outre la famille Müller, le personnage central est bel et bien Berlin, ce qui nous renvoie presque naturellement à une autre trilogie, « Fabio Montale » de Jean-Claude Izzo, dans laquelle Marseille était le héros malheureux mais indestructible, comme ici la figure de Berlin, renaissant de ses cendres.

« Au nord du futur » est sorti en 2025 aux inspirantes éditions Le Ver à Soie, collection Les Germanophonies.

https://www.leverasoie.com/

(Warren Bismuth)

mercredi 1 octobre 2025

Jean AMILA « Les loups dans la bergerie »

 


Un hameau composé de trois maisons perdu dans les causses. Une jeune femme, Irène, environ 25 ans, y attend son mari Roger. Éducateur, il va venir avec un car plein de jeunes délinquants de la banlieue parisienne, des adolescents de 14 à 17 ans. Il est toutefois devancé par trois hommes patibulaires qui pourraient avoir des actions à se reprocher, des malfrats en somme. Irène les reçoit, déterminée à ne pas leur laisser le champ libre, bien qu’elle ignore tout d’eux. Survient enfin Roger, un mari qu’elle juge vulnérable et auquel les trois hommes ont ordonné à Irène de préciser qu’ils sont des campeurs.

Les jeunes délinquants sont agités et peu coopératifs. Irène, bien qu’ayant peur pour elle, fait preuve d’une certaine autorité que Roger a de son côté du mal à asseoir, en homme qui se cherche. Il est sur ce fait un personnage typique de l’univers de Jean Meckert. Les trois inconnus, le couple et les adolescents vont devoir cohabiter sinon coopérer dans ce bout du monde sans électricité ni eau courante pour un retour à la terre qui ne va pas du tout se dérouler comme prévu par la seule présence des « campeurs ».

Une gifle part et tout s’accélère, tout le monde est sur ses gardes. Qui sont ces trois hommes ? Que veulent-ils ? Quant aux jeunes, ignorant tout d’eux, ils jouent tout d’abord les gros bras pour épater les copains mais se rangent bien vite à l’idée qu’ils ne font pas le poids, y compris devant une femme. « Les gars, on vous a vaguement expliqué pourquoi vous êtes ici. Je ne vexerai personne en disant que vous vous croyez des petits durs et que vous avez l’impression de flanquer la trouille aux bourgeois !... Or, ici, il n’y a pas de bourgeois, vous pourrez rengainer vos effets !... Secundo, ce n’est pas le bagne. Vous avez pu lire à l’entrée, c’est la Vie claire ! Pas de soldats avec des baïonnettes, pas de salut au drapeau !... Vous avez un vieux copain, c’est moi, Roger !... Et une Petite Mère, c’est Irène ! ». L’ambiance devient délétère, jusqu’à des actes de violences inexcusables dont le viol d’une jeune fille de la région.

Par ses personnages, « Les loups dans la bergerie » fait penser à un roman antérieur de Meckert, « Je suis un monstre », signé celui-ci sous son vrai nom. Si « Les loups dans la bergerie » de 1959 est le cinquième roman de Amila (tous sont alors parus dans la collection Série Noire, et Meckert/Amila fut même le deuxième français à avoir rejoint la collection), c’est pourtant le premier signé du vrai prénom de l’auteur, Jean. Les quatre précédents étaient parus sous le nom de John Amila. Avant 1950 étaient parus une dizaine de romans, tous enviables, sous son vrai nom : Jean Meckert. Un autre, un seul sous son véritable nom, suivra au début des années 1970, et il lui coûtera très cher (je vous ai déjà entretenu de ce roman, « La vierge et le taureau », par ailleurs récemment réédité 50 ans plus tard).

Roman noir sans aucun conteste, « Les loups dans la bergerie » est âpre et bien sûr l’argot et le parler populaire de Meckert/Amila fait la part belle à des dialogues savoureux oubliés que n’aurait pas renié un certain Michel Audiard, lui qui démarrait seulement à la même période alors que Meckert/Amila avait déjà largement publié. L’air de rien, Meckert est à la base de tout un roman noir à la française, il succéda de peu à un Georges Simenon (un belge !) dans un style peu usité alors en France. Dès 1942, « Les coups » eurent un grand retentissement, on peut y voir les prémices du roman noir français. Meckert fut pionnier sur pas mal d’aspects de la littérature dite noire, c’est en effet à peu près le premier à faire évoluer son action dans un contexte rural (cette pratique s’est développée à partir des années 2000 pour avoir aujourd’hui le vent en poupe), loin de l’agitation des villes pour une affaire de gangsters. Il est aussi l’un des premiers à faire vivre la langue argotique tout au long de ses livres, paraissant par ailleurs très à l’aise dans un exercice redouté par beaucoup. Tout comme il est l’un des premiers chez Gallimard à passer de la collection Blanche à la Série Noire, deux collections supposées diamétralement opposées.

Son histoire intimiste est non seulement crédible mais elle convoque un espace-temps très resserré ainsi que peu de protagonistes. Monsieur le joue à l’économie. Quant à Irène et Roger, comment vont-ils pouvoir se débarrasser de « leurs » trois malfrats alors que le groupe d’adolescents commence à parler d’une seule voix d’un revolver qu’ils auraient vus, et que Roger est enfin mis dans la confidence concernant le pedigree de ces messieurs ? « Les loups dans la bergerie » est à la fois drôle et poisseux, drôle sur la forme avec ses mots empruntés à un argot pur et dur qui fait que les discussions fusent à toute vitesse par de magnifiques joutes verbales, poisseux par ce climat suffocant, en plein air mais comme dans un huis clos où plusieurs drames se succèdent. C’est un excellent Amila qui regorgent de belles scènes dynamiques dans un scénario bien bâti.

Le personnage de Roger est intéressant au point de vue de l’écriture. Car dès qu’il devient plus sûr de lui, Meckert/Amila ne le mentionne plus par son prénom mais par son patronyme : Valignat, comme pour lui conférer une sorte de respect. Quant à l’esquisse féministe, si elle reste en brouillon avec bien évidemment de furtifs relents masculinistes (l’époque était ainsi conçue), ce sont bien les femmes qui en partie agissent au cœur de l’action et la font basculer, on est loin du roman noir à la papa où la gente féminine ne fait que tapisserie et se borne à séduire. Sur ce point aussi, Meckert est donc un novateur dans le roman noir, et « Les loups dans la bergerie » réserve par ailleurs une fin absolument dantesque !

« Les loups dans la bergerie » vient rejoindre le cycle en cours commémorant les 80 ans de la collection Série Noire, cycle accueillant ici son quatrième auteur (sans compter une mise en bouche par La Noire, autre collection, proche de la Série Noire) d’autres vont bientôt débouler sur vos écrans, ne manquez pas la suite, elle devrait être passionnante !

(Warren Bismuth)

dimanche 28 septembre 2025

Etienne de LA BOÉTIE « Discours de la servitude volontaire »

 


« Les classiques c’est fantastique » du blog Au Milieu Des Livres de Moka nous ramènent ce mois-ci sur les bancs de l’école avec le thème « C’est au programme » (choisir un titre classique en lien avec les programmes français du baccalauréat ou de l’agrégation 2025-2026). C’est en prenant le bac que Des Livres Rances a trouvé son inspiration : le célébrissime « Discours de la servitude volontaire » de La Boétie.

D’après Montaigne, qui deviendra son ami précisément à partir de ce texte, Etienne de La Boétie a écrit « Discours de la servitude volontaire » à 18 ans, entre 1546 et 1548 (remanié vers 1550 ou 1551). Ce traité très bref est pourtant devenu l’un des textes majeurs de toute la littérature philosophique française.

« Discours de la servitude volontaire » frappe par sa modernité, par son approche offensive. Car La Boétie attaque : les dirigeants, considérés comme tyrans, le peuple, asservi et consentant, mais aussi les soutiens du tyran, qui développent cet esprit tyrannique autour d’eux. La Boétie dénonce en quelques dizaines de pages l’esclavagisme volontaire basé sur la domination et la soumission voulue, le peuple étant effrayé à l’idée de pouvoir un jour gagner sa liberté.

Le peuple apprend méticuleusement, docilement à servir le régnant. Mal éduqué par ses parents et ses proches, il ne fait que courbé l’échine sans aucune volonté ni de révolte ni même de conflit. La Boétie leur adjure pourtant le désormais célèbre « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres ». Bien simple, trop simple. La préférence collective va vers cette soumission vécue comme une protection. L’Histoire ancienne a montré que le peuple est toujours prêt à combattre sur simple ordre du gouverneur. La Boétie appuie ses propos par de nombreux faits historiques, ressuscitant quelques grandes guerres, justifiant ses lignes par des exemples glanés au cours de la grande Histoire du Monde.

Ce sont bien les courtisans qui font la force, la puissance, la crainte de la figure du roi. « Dès qu’un roi s’est déclaré tyran, tout le mauvais, toute la lie du royaume, je ne dis pas un tas de petits friponneaux et de faquins qui ne peuvent faire ni mal ni bien dans un pays, mais ceux qui possédés d’une ambition ardente et d’une avidité notable se groupent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au butin et pour être, sous le grand tyran, autant de petits tyranneaux ».

« Discours de la servitude volontaire » est un manifeste autant intemporel que antiautoritaire, il peut encore de nos jours être dégainé, il est impossible que l’on ne songe à aucun dirigeant actuel en le parcourant, tellement il englobe l’universel. Et c’est bien toute sa force. S’il a pu survivre aux siècles, au guerres, c’est qu’il s’exprime à tout le monde par-delà le temps, il pourra encore servir dans les siècles à venir tant que l’humain n’aura pas disparu du vieux globe.

Ce texte a également traversé les siècles par les traductions proposées, toujours plus près de leur époque. En effet, écrit en « vieux français », il est devenu illisible, et des spécialistes ont dû se coller à une sorte de reconstitution du texte de base sans en pervertir les idées ni les pistes. La version que j’ai lue est accompagnée d’une  postface de Séverine Auffret, éclairante sur son choix de traduction. Le livre était sorti aux éditions Mille et Une Nuits en 1995, et le hasard a voulu que je le ressorte très exactement 30 ans après son achat et ma première lecture, me rappelant ainsi que « Discours de la servitude volontaire » est à lire au moins une fois dans sa vie pour son aspect extraordinairement intemporel.

(Warren Bismuth)



mercredi 24 septembre 2025

Laurent MAUVIGNIER « La maison vide »

 


Le nouveau roman de Laurent Mauvignier, fort de 743 pages, est l’occasion rêvée de m’immiscer une fois de plus dans le challenge « Quatre saisons de pavés » du blog Au Milieu Des Livres, dont le principe est de chroniquer un livre d’au moins 500 pages au rythme des saisons. Voici donc (déjà) l’automne.

Laurent Mauvignier est peut-être mon auteur français contemporain préféré. Partant de ce constat, et aussi saugrenu ou contradictoire que cela puisse paraître, je serai moins élogieux, en tout cas plus mesuré que bon nombre de critiques que j’ai eu sous les yeux depuis la parution de ce nouveau roman, toutes pour le moins dithyrambiques.

En prenant sa propre famille comme cadre, Laurent Mauvignier se livre en disséquant, en exhumant et bien sûr et surtout en imaginant ce que fut la vie et les relations des générations passées, depuis le XIXe siècle. Étonnement tout d’abord quant au style : l’auteur se fait Balzacien, réécrit un roman du XIXe siècle y compris par le ton donné, si loin de son écriture, de son univers habituels.

Dans ce qu’il nomme une « catastrophe familiale », Laurent Mauvignier place d’abord en exergue une question primordiale à partir d’une de ses figures du XXe siècle : sa grand-mère Marguerite effacée tout bonnement du tableau de l’histoire familiale. Pourquoi ? Pour obtenir la réponse, il lui faut remonter le temps, jusqu’à sa mère à elle, Marie-Ernestine, l’arrière-grand-mère de l’auteur.

Marie-Ernestine est née religieusement, a connu le couvent où elle a appris le piano grâce à un homme. Elle a découvert un art inconnu de sa classe sociale. Marie-Ernestine grandit, jusqu’à son mariage forcé par son père. Ce sera Jules. Et là le style unique de Mauvignier entre en scène, quittant l’ambiance surannée du roman du XIXe siècle. Mauvignier redevient lui-même.

Cependant, tout n’est pas si fluide. Je pense à la nuit de noces de Marie-Ernestine, exagérément, démesurément étirée, avec ses grandes phrases qui finissent parfois par se mordre la queue, tandis que le bon Jules se met à titiller le goulot un peu trop avidement. De cette union naît la « fameuse » Marguerite, en 1913, possiblement d’un viol exercé par Jules, alors que la première guerre mondiale vient montrer ses baïonnettes. « Marie-Ernestine scrute la peau rougeâtre et les yeux gonflés de l’enfant ; elle pense à la souffrance de l’accouchement, à Jules et à sa proie, elle pense qu’en effet le bébé lui ressemble, à lui ; elle regarde l’enfant avec une dureté qui la surprend elle-même – maintenant la guerre peut commencer ». Celle de Jules se terminera pourtant bien vite puisqu’il mourra en 1916 sur le front. Cependant, son visage, sa silhouette posent pour l’éternité grâce à une statue le représentant sur le monument aux morts du village.

« La maison vide » est une chronique rurale s’étalant sur plusieurs générations, elle est ambitieuse, mais Mauvignier est peut-être tombé en partie dans le panneau de l’autofiction historique, pullulant actuellement chez nombre d’auteurs français (certes depuis pas mal d’années, mais le moins que l’on puisse dire est que ça ne s’arrange pas, chacun parlant de soi, des ancêtres et des héros ou antihéros de sa propre famille, avec parfois une impudeur frisant l’indécence, en des récits nombrilistes qui oublient tout simplement de s’ouvrir au monde, fin de la parenthèse). Il semble parfois empêtré entre données réelles personnelles et universelles. Exemple : de la tentative de suicide d'une aïeule puis du suicide de son père en 1983, l’auteur envisage, certes furtivement, une sorte d’hérédité dans ce geste, imaginant une potentialité, sans doute inconsciente, du suicide dans sa globalité comme un atavisme, voire une malédiction contre laquelle on ne peut lutter.

Plus c’est long plus c’est bon, à voir… Si « Histoires de la nuit », son roman précédent, flirtait allègrement avec le chef d’œuvre malgré ses 635 pages passant comme une averse glaciale, « La maison vide » souffre cruellement de longueurs, en tout cas pour tout admirateur de Mauvignier et dans sa première moitié. L’édifice entrepris pourrait être une compression de « La comédie humaine » de Balzac doublée de la saga des Rougon-Macquart de Zola pour le sujet de l’hérédité. Le résultat pourrait être à son tour un chef d’oeuvre. Pourtant, il manque ce je-ne-sais-quoi, ou plutôt il y a ce trop-plein de je-ne-sais-quoi, d’introspection à rebours, presque d’uchronie sous-jacente. Mais revenons à notre généalogie.

Marguerite, la fille (qui deviendra la grand-mère de Mauvignier), s’éprend de son père par-delà la mort, l’occasion pour l’auteur de nous rappeler à son immense talent, grâce à des images puissantes sur les gueules cassées, ces morts toujours en vie. Marguerite ne va pas tarder à rencontrer l’âme sœur, mais là encore le tragique s’installe à table, une gangrène semblant bouffer tout ce qu’il reste de sain dans la famille.

La clé du roman est sans doute dans ces quelques mots : « C’est parce que je ne sais rien ou presque de mon histoire familiale que j’ai besoin d’en écrire une sur mesure, à partir de faits vérifiés, de gens ayant existé, mais dont les histoires sont tellement lacunaires et impossibles à reconstituer qu’il faut leur créer un monde dans lequel, même fictif, ils auront chacun eu une existence ».

« La maison vide » est une fresque, celle d’une famille de campagne, comme tant d’autres, dans le feu des deux guerres mondiales, entre déchirures, secrets, honte et affrontements. Deux guerres qui dévastent les liens (comme dans de nombreuses familles, parfois lors d’autres guerres), qui créent l’animosité, la haine. En 83 chapitres d’étalant sur une cinquantaine d’années et un épilogue resserré, Laurent Mauvignier, par ses longues phrases noueuses, se fait le rapporteur du destin d’une famille, la sienne. Si le tout paraît parfois un brin indigeste par l’action qui stagne voire s’assoupit malgré la foultitude de détails, l’épilogue en partie axé sur l’épuration permet une très belle sortie pour un roman qui ne restera pourtant pas le meilleur de l’auteur, dont pourtant la quasi intégralité de l’œuvre est à découvrir urgemment. Il vient de paraître aux éditions de Minuit. Il montre peut-être l’essoufflement du sujet de l’autofiction historique dans le paysage littéraire français. Une nouvelle page est à écrire, les sujets ne manquent pas.

http://www.leseditionsdeminuit.fr/

(Warren Bismuth)



dimanche 21 septembre 2025

Guido CAVANI « Zebio Còtal »

 


Quelque part dans les montagnes de l’Italie du nord du XXe siècle, une famille, les Còtal, dirigée par Zebio, figure patriarcale, tyrannique, autoritaire et violente, tente de survivre à la misère. Zebio a six enfants, et régulièrement les insulte, les frappe entre deux bordées de vin. Dans la chaleur écrasante, il intimide chacun d’eux ainsi que sa pauvre femme Placida, dame effacée et peureuse, donnant le sentiment de n’être sur terre que pour protéger ses enfants.

L’un des fils, Zuello, est parti vivre loin depuis plusieurs années pour travailler auprès de son oncle Adrio, le frère de Zébio. Seulement l’oncle a renvoyé Zuello, qui revient au village. Il embrasse sa mère tant aimée puis repart bien vite, de crainte de croiser son père.

La violence de Zebio est soudain mise à jour par les habitants du village qui s’en plaignent au maréchal. Ce dernier ne tarde pas à convoquer Zebio pour l’admonester : les voisins ont plusieurs fois entendu des cris de douleurs des enfants sous les coups paternels. Zebio va trouver son frère Adrio qui lui doit de l’argent appartenant à son fils Zuello. Mais ce que désire Zebio est bien plus que cette somme. Criblé de dettes, il a besoin d’une aide financière substantielle de son frère, alors qu’ils sont ennemis depuis toujours.

Deux des enfants de Zebio, fatigués de sa violence, s’enfuient et partent vagabonder. Seulement, l’un des deux meurent dans des circonstances tragiques. Ainsi débute la descente aux enfers d’une famille miséreuse de la montagne italienne. L’enfant témoin du drame, Pellegrino, continue son errance avant tout pour échapper à la pression du père. Il s’adonne à de petits larcins et s’en vient à ternir le nom des Còtal. Mais le père, Zebio, est soudain arrêté pour maltraitance sur enfants, il serait peut-être à l’origine de la mort de son fils. Sa vie, comme ses pensées, bascule.

Dans une région pétrie de croyance et de chrétienté, les Còtal s’en remettent souvent à Dieu. Pourtant c’est bien par leur force intérieure propre qu’ils combattent, qu’ils cherchent à s’en sortir d’une manière ou d’une autre.

« Zebio Còtal » est un roman simple fait de gens simples, il n’en est que plus bouleversant. C’est un peu Zola qui aurait passé les Alpes pour décrire une vie loin des villes, avec ses malheurs, ses horreurs, son alcool, ses lâchetés, ses faiblesses, alors que les enfants de Zebio viennent à se révolter de plus en plus. « Cette histoire de blé a fini de me dessaler. Quand je m’échinerai au travail, ce ne sera pas pour rien, le monde me respectera, je pourrai marcher la tête haute, comme les autres filles. Qu’il s’en occupe seul, de son champ ». Car la fille Glizia est une image, certes non aboutie, mais intéressante du féminisme naissant dans un cercle campagnard ultra patriarcal.

« Zebio Còtal » est un roman dont l’atmosphère particulière peut ramener à la littérature rustique grecque de la première moitié du XXe siècle. Quant à certains des personnages errants, ils pourraient presque s’être enfuis de pages de Panaït Istrati, prônant une philosophie que n’aurait pas renié Nikos Kazantzaki. Autant dire que ce roman est admirable bien que d’une simplicité confondante. Il faut aussi se tourner du côté de la littérature prolétarienne pour définir cette œuvre.

Premier roman de l’auteur, écrit en 1958, il fut en son temps admiré de Pasolini. Jamais encore Guido Cavani (1897-1967) n’avait été publié en France. C’est désormais chose faite, et le fait est qu’il entre par la grande porte avec ce roman paysan sur la déchéance d'une Famille, texte à la fois rugueux, tendre et révolté, avec un soupçon de philosophie bien sentie. Il est paru en 2025 aux souvent inspirées Editions du Sonneur, on en redemande !

« Voilà comment va la vie : on s’obstine à ne pas croire au mal qui est en nous pour pouvoir juger le mal des autres ».

https://www.editionsdusonneur.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 17 septembre 2025

Michaël GLÜCK « Vint le grand récit »

 


Nous faisons tout d’abord connaissance avec la Récitante qui recoud, tisse les souvenirs, c’est-à-dire qu’elle reconstitue la mémoire à partir de témoignages. Elle est une passeuse de vies en même temps que clameuse de cicatrices grâce aux histoires dramatiques entendues. Elle conte avec force des itinéraires de migrants, d’exilés du sud méditerranéen ou de l’ouest de l’Europe, échoués en France pas vraiment par hasard. Car après la guerre le pays a dû reconstruire et a fait venir une forte main d’œuvre immigrée.

La Récitante laisse à son tour la parole à d’autres, qui ont vécu ces années, certains ont du mal à témoigner mais « les silences sont aussi parts du récit ». Alors tout en se taisant en partie, ils livrent des bribes de vie, parlent d’un monde englouti, de barres H.L.M. qui ne sont plus, ils se souvienne de l’autrefois. Ou bien ils se souviennent des récits que leurs aïeuls leur en ont faits.

En une poésie polyphonique et épique en deux mouvements, Michaël Glück, auteur fort prolifique, impose un rythme tortueux, brutal, comme maritime par grand vent. Deuxième mouvement, et sont convoqués Leïla et Nour, deux rescapés. L’auteur nous nous rappelle que nous sommes toutes et tous une partie, si infime soit-elle, du livre du grand récit dont justement ce « Vint le grand récit » est une porte d’accès tandis que le grand livre continue d’être écrit. Deuxième mouvement dédié à la poésie, l’actuelle comme celle du passé, à l’époque où les « poèmes étaient ces choses qui avaient échappé à la vigilance des miniatures espionnes ».

Et si les barres H.L.M. ont disparu pour laisser place à la vie nouvelle délimitée par un nouvel espace et peuplée par de nouvelles personnes, subsistent des cages de jeux desquelles s’emparent les enfants malgré le nouveau monde, celui des technologies broyeuses, de l’entre-soi.

« Vint le grand récit » est un poème-bourrasque sur l’accueil des migrants, la dignité, l’entraide. C’est aussi une nostalgie, une mélancolie d’une ère révolue. La langue est choyée et tempétueuse, les images fortes du passé se bousculent, cherchent à se faire une place. « Ta voix est remontée du fond du puits, alors j’ai entendu les paroles d’avant, celles qui, entre deux silences, disaient les jeux de ce terrain devenu vague entre deux grands ensembles devenus collines, buttes de gravats, de poussière. Qui sait si, en fouillant un peu, on ne retrouverait pas les livres et les cahiers de l’enfant que tu étais ».

Poème passeur de mémoire, « Vint le grand récit » décoiffe par le ton, aucun mot n’étant choisi au hasard mais s’inscrivant bien dans un tout nommé Mémoire. Si le texte recoud, c’est bien en créant des mailles à l’endroit et à l’envers entre le passé et le présent, pour livrer une mappemonde-mosaïque instable mais sincère des racines aux nouvelles générations. Il s’inscrit dans une veine de transmission écrite qui doit passer initialement par l’oralité. Mais il est peut-être avant tout la nécessité de la mémoire filiale.

« Vint le grand récit » vient de sortir dans la collection L’orpiment des éditions Le Réalgar et se pare d’une superbe couverture à rabats qui donne envie de le choyer.

https://lerealgar-editions.fr/

(Warren Bismuth)