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mercredi 9 juillet 2025

Ron RASH « Un silence brutal »

 


Les, shérif d’un comté des Appalaches en Caroline du Nord, s’apprête à prendre sa retraite. Sa fin de carrière pourrait n’être cependant pas un fleuve tranquille. Gerald, vieil homme de 76 ans, veuf indépendant qui a aussi perdu un enfant à la guerre, a décidé d’aller se balader quand il en a envie dans un relais de pêche privé détenu par un certain Turner. Becky, une de ses amies garde forestière, a été traumatisée dans sa jeunesse par une fusillade survenue dans une école. C’est elle aussi qui défend Gerald lorsqu’il est soupçonné d’avoir empoisonné la rivière où de très nombreuses truites flottent le ventre en l’air. « Je grimpe le long de la rivière et le vomi me brûle la gorge comme de la soude. Des truites jonchent les bancs de sable et les berges. Quelques ouïes palpitent faiblement, mais la plupart des poissons sont mort-blanchis, brunes et arc-en-ciel ne le sont désormais plus que de nom ».

Quant au neveu de Gerald, Darby, il s’est lancé dans la fabrication de methamphétamine, la meth. Et son oncle est d’autant facilement soupçonné d’être le pollueur de la rivière qu’il a jadis brûlé la propre maison de son fils. Quand des blessures de jeunesse remontent à la surface (si j’ose dire) de partout et collent aux semelles…

« Un silence brutal », impressionnant de maîtrise narrative, est un grand roman noir dont l’action évolue lentement au milieu de grandes étendues d’eau, Ron Rash étant en quelque sorte l’écrivain des rivières et des cours d’eau. Il dépeint des personnages à visage humain, touchants, pondérés et agréables (y évoluent tout de même de parfaits salauds cupides, on est dans la montagne isolée étasunienne, ne l’oublions pas), même si Becky « perce l’écran » par ses convictions, son énergie, son charisme et sa seule présence. Elle s’empare d’ailleurs régulièrement du fil de la narration pour raconter son traumatisme de jeunesse dans une langue poétique très souple. C’est elle qui est à la manœuvre pour faire de ce récit une pure petite merveille.

Et c’est là tout le talent de Ron Rash : parvenir à la fois à faire cohabiter des dialogues de personnages bourrus dans une langue parfois populaire, y insérer cette Becky flamboyante et poétesse (ces poèmes naturalistes sont peuplés d’une faune sublime), tout en jouant sur la corde raide avec des descriptions de paysages à couper le souffle. Car Ron Rash aime et défend la nature, il livre ainsi un texte écologique tout en finesse (sans par exemple les grosses actions de force décrites rudement par un Edward Abbey), il déplie lentement son intrigue tout en noirceur et vise juste. Car « Un silence brutal » se lit calmement jusqu’à la dernière ligne. Quant à Les, il a un je ne sais quoi qui le rapproche du shérif Longmire de Craig Johnson, ce qui est plutôt gage de très grande qualité.

Le tour de force consiste, outre à faire parler plusieurs personnages dans des styles différents voire opposés, à croiser deux affaires qui n’ont apparemment aucun point commun (la suite nous prouvera le contraire), l’une concernant des dealers de meth bas et avaricieux, de l’autre une pollution de rivière pour laquelle Gerald semble le coupable trop bien trouvé.

La collection Noire peut être vue comme une sous collection de la fameuse Série Noire de Gallimard, en moins polar, plus axée sur l’ambiance du roman noir. Elle fut créée en 1992 (premier auteur proposé : James Crumley) et perdura jusqu’en 2005. C’est ce roman de Ron Rash qui la relance en 2019 et, depuis, elle semble bien se porter (à noter les beaux visuels très reconnaissables). Quant à son aînée, la Série Noire, elle fêtera dignement ses 80 ans à la rentrée, ce titre de Ron Rash est donc une petite mise en bouche avant quelques présentations cet automne de titres véritablement issus de la Série Noire, l’inévitable collection polar de Gallimard, une vraie institution (plus de 3000 titres à son actif depuis 1945, mais je vous en reparlerai).

« Un silence brutal » est un petit joyau de 2015 traduit en 2019 par Isabelle Reinharez dans lequel est insufflée toute la diversité de l’écriture de Ron Rash, un auteur que l’on pourrait rapprocher de Rick Bass, quoique plus sombre et plus « polar ». En tout cas ces deux-là n’ont rien à s’envier tant leur style, original, détonne de la plupart de la littérature étasunienne contemporaine, mais aussi pour Rash dont le style littéraire se démarque de la littérature habituelle du roman noir. Et ils se ressemblent aussi pour les rôles qu’ils donnent aux femmes, jamais mièvres, jamais distribués sous forme de seconds couteaux, mais toujours aux premiers postes, et formidables de détermination. Mieux : il y a indéniablement une sensibilité toute féminine dans leur écriture, est-ce pour cela qu’ils sont souvent traduits par des femmes ? Deux immenses auteurs à ne pas louper. Je reviendrai bien évidement sur l’un et l’autre très prochainement, patience…

 (Warren Bismuth)

dimanche 6 juillet 2025

Dee BROWN « Enterre mon cœur à Wounded Knee »

 


Lorsque paraît « Enterre mon cœur à Wounded Knee » en 1970, son auteur Dorris « Dee » Brown est loin de se douter de l’intérêt et des réactions que va susciter son livre documentaire. La parution est d’abord timide, mais elle s’amplifie rapidement jusqu’à prendre des proportions inespérées, d’autant que le sujet reste tabou dans la société américaine : le génocide des amérindiens 80 ans plus tôt. L’A.I.M. (American Indian Movement) vient de se créer aux Etats-Unis et provoque le débat sur le sort des peuples autochtones, ouvrant ainsi une brèche sur le nécessaire rappel historique, la nécessaire vérité à écrire.

« Enterre mon cœur à Wounded Knee » est l’histoire de la conquête de l’ouest vue du côté des vaincus. Dee Brown détaille et analyse chaque date importante du massacre des Amérindiens, partant brièvement de la « découverte » du continent américain par Christoph Colomb en 1492 pour devenir plus minutieux à partir de la guerre de Sécession.

Dee Brown examine chacun des destins des principales Nations Amérindiennes, leur combat, leur anéantissement. Il en est ainsi des Navajos, des Sioux, des Cheyennes, des Apaches, des Modocs, des Kiowas, des Comanches, des Nez-Percés et de quelques autres. Chaque détail compte, est à sa place, dans une quête de vérité historique vertigineuse. Ce livre capital est entre autres construit autour de nombreux témoignages « sur le terrain », par les Indiens mais aussi par les Blancs. Et des phrases qui, remises dans leur contexte, claquent comme des fouets. À propos de la reddition des Navajos au sud-ouest du pays en 1864 : « cela nous revient moins cher de les nourrir que de les combattre », avant que l’un des derniers chefs de la tribu, Manuelito, finisse par se rendre en 1866.

Contre toutes ces Nations se retrouve le même plan orchestré par les Blancs : des discussions à tout rompre, des intimidations jusqu’à la proposition d’un traité qui, bien sûr, ne sera jamais respecté et penchera toujours pour le bien des Blancs. Quant aux procès des Indiens, ils sont bâclés, les exécutions sont nombreuses, certaines étant même des erreurs, tout simplement.

Au sein de ces nations, toujours, hélas, la même barbarie blanche à leur encontre : tortures, mutilations (ces actes seront d’ailleurs bientôt imités par des Indiens au comble de la haine), attaques éclairs, décimation des chevaux, viols, etc. Les chefs Indiens, lucides, tentent d’éviter le massacre par des pourparlers, des paroles emplies de sagesse et de bon sens. « Le Grand Esprit a fait naître l’homme blanc et l’Indien, déclara Black Cloud, mais je pense qu’il a fait naître l’Indien en premier. Il m’a fait naître dans ce pays, et celui-ci m’appartient. L’homme blanc est né de l’autre côté des grandes eaux, et son pays se trouve là-bas. Depuis qu’ils ont traversé la mer, je leur ai laissé de la place. Et maintenant, je suis entouré de Blancs. Il ne me reste plus qu’un petit morceau de terre. Le Grand Esprit m’a dit de la conserver ».

Les Indiens sont les premières victimes de la ruée vers l’or, lorsque les blancs se précipitent en masse à l’ouest du pays pour s’y installer, galvanisés par la présence du métal précieux sur des terres jusqu’alors indiennes. Des scènes vont être immortalisées sous forme de pictogrammes par des Indiens témoins. Les exécutions s’amplifient, les bisons, nourriture principale des nations Indiennes, ne vont pas tarder à être éliminés par millions, toujours par les Blancs, afin d’affamer les indiens.

C’est alors que surgit Derrière-Dur, surnom de Custer donné par les Indiens. Il participe au massacre de Wahshita en 1868. Suivent la bataille de Summit Springs en 1869, le massacres de Maris River en 1870 et de Camp Grant en 1871. L’Histoire s’accélère, se fait de plus en plus épouvantable.

Et toujours cette demande des Blancs, apparemment anodine : que les Indiens deviennent agriculteurs, c’est-à-dire qu’ils doivent abandonner leur mode de vie, leurs coutumes pour se ranger du côté des Blancs, et bien sûr délaisser leurs rites pour devenir de bons chrétiens. Les Blancs développent le chemin de fer, ce puissant moyen de transport qui apeure et fait fuir les bisons. Les mêmes Blancs qui kidnappent par milliers les chevaux des Indiens tandis que débute le véritable massacre des bisons au début des années 1870 (trois millions sept cents mille sont tués entre 1872 et 1874). Il en est de même pour les Nations Autochtones. Par exemple, les Kiowas et les Comanches périssent en moins de dix ans alors que de plus en plus d’États fédéraux se créent dans le pays.

Retour sur un traité de 1868 : « Aucun Blanc ou groupe de Blancs ne sera autorisé à s’installer ou à occuper une seule portion du territoire, ou à traverser ledit territoire sans le consentement des indiens ». Dans les faits, c’est l’inverse qui se produit. Les Black Hills (Paha Sapa) sont convoitées par les Blancs car regorgeant d’or. Mais en théorie, et suite au traité, elles appartiennent aux Indiens. Qu’importe, les Blancs sont prêts à tout pour les conquérir. L’armée américaine, les fameuses Tuniques Bleues, se déploie. En face, réaction immédiate des Indiens : tout d’abord mille guerriers parmi lesquels Sitting Bull (Tatanka Yotanka), Crazy Horse et Two Moon, qui deviennent rapidement quatre fois plus nombreux. C’est la bataille de Little Bighorn (de Greazy Grass chez les Indiens), et une victoire éclatante des Autochtones, avec la mort de Custer en prime, qui marque un tournant dans la guerre. Car dorénavant, les Blancs auront soif de vengeance après cette humiliation.

Chaque bataille est passée au peigne fin comme celle de Little Bighorn. Les chefs Indiens sont longuement évoqués, ainsi Crazy Horse jusqu’à son décès en 1877, ou encore Géronimo (Goyathlay), Cochise et bien sûr Sitting Bull (qui s’éteint en 1889), alors que de nombreuses tribus périssent de maladies et que des lois surgissent, toujours plus implacables contre les Autochtones qui tout à coup ne deviennent « pas des personnes au sens juridique du terme ». « Le 3 novembre [1883, nddlr], la Cour Suprême des Etats-Unis statue qu’un Indien est un étranger à la charge de l’État », alors que l’Indien se trouve précisément sur ses terres ancestrales.

La domination blanche s’accentue toujours plus : « Les blancs sont comme des oiseaux, expliqua Crook. Chaque année, ils ont de nombreux œufs et il n’y a pas assez de place dans l’Est, si bien qu’ils doivent aller ailleurs, dans l’Ouest, comme vous vous en êtes aperçus ces dernières années. Et il en viendra toujours plus, jusqu’à ce qu’ils aient envahi le pays tout entier. Vous ne pourrez pas les en empêcher (…). Tout est décidé à Washington à la majorité et quand ces gens arrivent dans l’Ouest et constatent que les indiens disposent d’un immense territoire dont ils ne font rien, ils disent : ‘Nous voulons ces terres’ ». Et ainsi va l’invasion Blanche. Jusqu’à la date fatale de décembre 1890 et l’ultime massacre, celui de Wounded Knee…

« Enterre mon cœur à Wounded Knee » répertorie méticuleusement les grandes dates des guerres indiennes, des années 1860 à 1890, en un conséquent document historique qui a fait changer l’œil du monde sur le massacre des indiens. Ce livre de 475 pages est essentiel, même si bien sûr il est dur puisqu’il s’est donné comme mission de ne rien mettre de côté sur les atrocités commises par les futurs vainqueurs. Il est de ces ouvrages qui marquent, d’autant qu’il est ici préfacé, pour la version publiée dans la majestueuse collection Terre Indienne d’Albin Michel (la traduction originale parut en grand format en 1990 chez Arista pour le centenaire du massacre de Wounded Knee) par Jim Harrison puis Joseph Boyden, dont on apprend ici qu’il fut punk durant sa jeunesse et suivit même des groupes en tournée.

« Enterre mon cœur à Wounded Knee » est un livre majeur sur le génocide Indien, il devrait être étudié dans toutes les bonnes institutions. Il rend hommage à tout un peuple massacré, ne serait-ce qu’en reconstituant son itinéraire, mais aussi en partie son langage, proposant plusieurs « traductions » de lieux ou de chefs. Car là aussi, le Blanc a tout pillé : il a donné son nom, en anglais, à des lieux, à des chefs Indiens, les rebaptisant, se les accaparant, c’est aussi cela la destruction de la culture Amérindienne.

(Warren Bismuth)

mercredi 2 juillet 2025

Sofi OKSANEN « Purge » Version théâtrale initiale

 


C’est un véritable événement que cette publication aux éditions L’espace d’un Instant. Car « Purge » de la finlandaise Sofi Oksanen, qui eut un succès considérable dans sa version roman de 2010, est pourtant à l’origine une pièce de théâtre écrite en 2007. Si la version française existait depuis 2010 également et fut régulièrement lue et jouée en public depuis, jamais elle n’était parue en livre. Le vide est aujourd’hui comblé.

1992, juste après l’indépendance de l’Estonie. Zara, marié à un russe d’Estonie – bien que souvent ce sont les estoniens qui soient allés s’implanter en Russie -, vient, dit-elle, de se disputer avec lui, et échoue chez Aliide, une vieille femme possédant une ferme, un ancien kolkhoze, dans laquelle elle vit cloîtrée par peur des pillages. Dans l’Estonie nouvellement indépendante, une réforme agraire est en cours et promet de rendre leurs terres aux anciens propriétaires, tandis que le pays goûte au capitalisme et que le business international est en marche, au détriment de l’U.R.S.S. devenue Russie, qui de fait perd son influence et son pouvoir, comme le racontent deux mafieux russes, Pacha et Lavrenti.

Bond en arrière, débuts des années 1950 où des anciens soldats estoniens sont traqués pour avoir combattu contre la Russie, leur nouveau pays, durant la guerre. Or, la vieille Aliide a vécu cette période, et 40 ans plus tard, elle garde bien cachés quelques secrets au fond de sa mémoire. Les années 1950 avec les koulaks, les traîtres, les tentions entre pro-russes et pro-indépendance, les terres nationalisées, alors que des déportations massives des prétendus ennemis de classe sont organisées et qu’une part de la population vit dans la clandestinité, ce qui est le cas de Hans, beau-frère de Aliide, elle, fille de koulaks, dont toute sa famille fut déportée sauf elle, pourquoi ?

« Tout éradiqué. Alors mes enfants pourront grandir. Et mes parents, ils pensaient exactement la même chose. Quand Nicolas II les a exilés en Sibérie en tant qu’anarchistes, c’étaient ce qu’ils espéraient. Ils avaient le même espoir et la même foi dans la force du socialisme. Et ils me l’ont communiquée. Et elle était encore en moi quand j’étais emprisonné en tant que communiste. Tous les jours je ne faisais que penser à un avenir meilleur ».

Les va-et-vient entre les années 1950 et le début des années 1990 sont incessants. Connaître le passé pour comprendre le présent. Et le présent, ce sont ces tensions extrêmes dues en partie à la velléité d’occidentalisation d’une partie de la population tandis qu’une omerta plane autour de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986, qui reste dans tous les esprits, tant elle semble avoir précipité la fin d’un régime déjà gangrené. Quant au passé, les souvenirs jaillissent, ceux d’êtres déjà traqués pour leur supposée proximité avec la société pro-occidentale, et qui partent se réfugier en forêt. Les tortures, la mort de Staline en 1953, mais il n’est alors toujours pas concevable de trahir ses idéaux.

« Purge » est une pièce violente, sur le sort réservée à l’Estonie durant 50 ans d’occupation russe, sur l’indépendance survenant bien que le pays soit en morceau. Les face-à-face entre la jeune et la vieille Aliide sont aussi beaux qu’émouvants. Quant à Zara, elle va devoir à son tour se confier, confier ses blessures, ses traumatismes.

Beaucoup moins édulcorée que la version romanesque ultérieure, « Purge » va droit au but, avec violence et lucidité. C’est toute une partie du XXe siècle en Europe de l’est qui est passée au crible. Sofi Oksanen s’y connaît pour faire témoigner ses protagonistes, elle-même fille de père finlandais et de mère estonienne. Ce texte est aussi sombre que puissant, tout en restant focalisé sur l’Histoire. Cette pièce, bien que brutale, est nécessaire pour mieux comprendre les rapports houleux entre l’ex U.R.S.S. et ses régions annexées. « Purge » est superbe de bout en bout, il ne laisse pas indifférent. Et bien sûr il nous rend témoins malgré nous et nous fait inexorablement nous poser cette question : « qu’aurions-nous fait à leur place ? ». Il vient de paraître aux éditions L’espace d’un Instant, préfacé par Tiina Kaartama et traduit – comme toute l’œuvre de Sofi Oksanen – par Sébastien Cagnoli, c’est dire si l’on a affaire à un spécialiste de l’œuvre de l’autrice.

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(Warren Bismuth)

dimanche 29 juin 2025

François SARANO « Le retour de Moby Dick »

 


Les cachalots sont des mammifères encore méconnus chez nous, humains, mais François Sarano tient à combler cette lacune avec ce vaste tour d’horizon de ce cétacé dans un livre passionnant autant qu’accessible.

François Sarano est un océanographe qui se penche depuis des décennies sur les cachalots, en particulier ceux de l’île Maurice dont il va ici nous percer certains secrets, allant bien plus profondément (en apnée) que la révélation de l’existence de poumons et donc d’immersion pour respirer au-dessus de l’eau. Le scientifique étudie entre autres ce jeune Eliot, un jeune de… huit tonnes ! Car chez le cachalot, on ne compte plus en kilogrammes mais bien en tonnes, le poids des mâles adultes pouvant en atteindre jusqu’à vingt, en complément d’autres exploits : « Lui, le mammifère, peut rester une heure et demie sans respirer pour chasser le calmar à plus de 2 kilomètres de profondeur. Là, au cœur de l’abîme, il résiste à une pression deux cents fois supérieure à la pression atmosphérique. Nous, les humains, n’avons que six sous-marins d’exploration capables de résister à une telle pression » (le livre fut écrit en 2017).

Patiemment, François Sarano trace les origines et l’évolution du cétacé à l’ouïe fort développée et à l’immense territoire de chasse. Animal sacré jusqu’au XVIIIe siècle (de nombreuses légendes lui sont consacré), il fut ensuite abondamment chassé, notamment pour son huile et son ambre gris (servant de fixateur de parfum). Cette énorme bête peut vivre jusqu’à 100 ans et fut longtemps réduite au roman de Herman Melville « Moby Dick » de 1851. Le cachalot fut décimé au XIXe siècle, puis au XXe en temps de guerres pour fournir l’huile et la cire servant à fabriquer la nitroglycérine. Il est quasi éteint dans les années 1980.

Ce géant des mers a toujours fasciné et, aujourd’hui encore, dans ce documentaire profond, des spécialistes s’y intéressant de très près livrent des témoignages capitaux et uniques sur son mode de vie, son comportement, ses émotions, sa sensibilité, son psychisme, etc. En outre, il dort en bande… et à la verticale ! Ce prodigieux animal très sociable vit de très nombreuses interactions de groupes, que Sarano analyse afin de nous les décrypter. Et c’est d’un intérêt réel ! Mais le cachalot n’est pas le roi de la mer, son ennemi juré s’appelle Orque !

Sarano livre un aspect philosophique tout animal qui donne à réfléchir : « Parce qu’ils n’accumulent pas de biens, les animaux ont beaucoup de temps libre. Et ils ne font rien. Les animaux n’ont pas besoin d’occuper leur temps, de justifier, d’analyser, de qualifier le temps qui passe : il sont et cela leur suffit. Il faut garder à l’esprit que, contrairement à nous les humains, et bien qu’ils aient une mémoire, les animaux s’inscrivent dans le présent. Ils n’ont pas besoin d’occuper leur temps, ils n’ont pas à le rentabiliser, ils ne le perdent pas, ils n’ont pas de temps à tuer. En conséquence, il ne faut pas essayer de juger leur comportement en fonction de nos exigences et de notre perception du temps qui passe ».

Le cachalot détient le plus gros cerveau du règne animal, soit 8 kg, ce qui n’est pas rien. Dans ce formidable documentaire, à la fois scientifique et technique mais accessible (j’insiste sur ce dernier terme), le lectorat se sent aimanté au sujet, vaste et fort bien amené. Palpitant sur les moyens de communication entre individus, ces codas (ou creaks) faites de clics divers en nombre et en intensité. Jusqu’à cette découverte : comme les humains, les cachalots possèdent plusieurs langues, plusieurs dialectes, selon les régions géographiques, mais aussi selon les clans, même si de nos jours leur manière de communiquer nous est encore en grande partie inconnue.

D’ailleurs, beaucoup de la vie même du cachalot reste à découvrir, car : « l’essentiel de la vie des cachalots, qui se déroule dans les profondeurs, nous reste caché ». Les scientifiques découvrent peu à peu non seulement la sociabilité du mammifère mais aussi le choix qu’il opère pour « apprivoiser » l’autre, incluant l’humain. Ce dernier n’a aucune influence sur le cachalot qui, seul, décide de celui avec lequel il souhaitera « communiquer ». C’est l’un des points admirables de ce livre foisonnant en découvertes.

Et ici, les témoignages deviennent conte de fées : des femmes et hommes (scientifiques, ne l’oublions pas !), qui évoluent au cœur d’un clan de cachalots, racontant non pas seulement ce qu’ils voient mais ce qu’ils ressentent, déduisent. Extraordinaire.

Mais bientôt il nous faut déchanter. Le cachalot, comme de très nombreuses espèces sur terre et sur mer, est à nouveau menacé. La raison ? L’humain bien sûr, l’activité humaine, de plus en plus délirante, entraînant pollutions des terres, des airs et bien sûr des mers, d’où viennent les cétacés. Un exemple : le Dauphin du Yang-tseu fut la première espèce mammifère à disparaître complètement au XXIe siècle, c’était en 2007, c’est-à-dire hier matin (l’alerte sur le danger de leur extinction avait pourtant été lancée dès 1979). D’autres suivront à plus ou moins long terme, mais surtout avec abondance si nous ne faisons rien. Car l’humain possède cette capacité de pouvoir détruire tout très rapidement, mais aussi de réparer, même si là il lui faut beaucoup plus de temps (et d’argent bien entendu). Son expansion est devenue rédhibitoire pour la santé de la planète et de ceux qui la peuplent. Pour rappel, les cachalots ne font que peu d’enfants dans une vie, d’où une difficulté à se repeupler.

François Sarano plaide pour un contrat « Coloca-Terre sauvages » basé sur le respect, le partage du globe en bonne intelligence. Il termine son documentaire par un pamphlet contre la passivité, la cupidité humaine. L’auteur est le co-créateur de Longitude 181, une association militante pour la préservation de l’océan. Leur admirable travail est consultable sur le net.

Un petit tour du côté de l’objet lui-même : outre une remarquable préface de Jacques Perrin, il contient des photos et des illustrations en noir et blanc (signées de la main de Marion Sarano), mais aussi des QR-codes qui renvoient à des vidéos sur Internet, celles de l’exploration des cachalots par l’équipe de Sarano, c’est-à-dire les images filmées de ce que l’auteur décrit dans ses lignes, pour des moments de pure magie ! « Le retour de Moby Dick », sous-titré « ou ce que les cachalots nous enseignent sur les océans et les hommes », fut aussi la première réalisation, en 2017, de la somptueuse collection Mondes Sauvages de chez Actes sud, en collaboration avec l’A.S.P.A.S. (Association pour la Protection des Animaux Sauvages) qui semble hélas s’être retirée récemment du projet (à suivre toutefois). Découvrez cette collection indispensable, suivez cette association tout aussi indispensable. Pour la planète et pour son respect.

« Imaginez un léopard, un ours, un éléphant s’approcher pour faire une offrande à un humain. C’est inconcevable aujourd’hui, parce que l’agression permanente que les humains exercent sur tous les milieux terrestres a totalement perverti la relation homme-vie sauvage. Pourtant, dans  certains territoires du bout du monde, comme les îles subsantarctiques, on peut encore approcher des animaux sauvages sans qu’ils fuient ». Ceci devrait nous faire réfléchir, puis agir…

https://www.actes-sud.fr/recherche/catalogue/collection/1899?keys=

 (Warren Bismuth)

mercredi 25 juin 2025

Marie-Hélène LAFON « Vie de Gilles »

 


Deux textes, comme deux nouvelles, mais plutôt comme le prolongement du court roman « Les sources » que l’autrice a fait paraître en 2023. Gilles, c’est le frère cadet de Claire et Isabelle, les personnages de « Les sources ». Il a alors une dizaine d’années et suit les traditions dans un monde isolé, ce Cantal rural de la seconde partie du XXe siècle, pas très loin du sud du Puy-de-Dôme. Parmi ces traditions, le sempiternel cursus chrétien, le catéchisme, enseigné par une certaine Nini, celle qui « pue du goulot » et parle à ses lapins.

Au nord du Cantal, près de Condat où coule la Santoire, vit un monde cloisonné, fermé à toute approche mais aussi à tout rêve, un monde fait de bêtes de ferme et de tous les événements en résultant : « Il garde ça pour lui et ne peut s’empêcher de penser à la peau des petits veaux morts ; il sait comment son père et Félix la prélèvent sur le cadavre et la posent ensuite sur le dos d’un autre veau vivant pour que la mère du veau mort accepte de lui donner son lait. Il faut faire vite, l’odeur ne doit pas se perdre, c’est une question d’odeur ». Un monde cruel ignorant sa propre cruauté. Vient un enterrement en hiver, celui d’un père. « Le père meurt toujours en hiver ».

Chronique rurale du temps passé mais contée au présent. Si le premier texte est celui de « La confession » d’un jeune garçon dans une région semi montagneuse oubliée, « Cinquante ans » a lieu quatre décennies plus tard. Même lieu, même ambiance. Une vie toujours figée là-bas, là-haut, dans ce département rural, en vase clos, comme si rien n’avait bougé, ni les esprits ni les mœurs. Claire, elle, a quitté sa terre natale pour s’émanciper à Paris. Elle revient dans la ferme lors de vacances. Elle a onze mois de plus que Gilles, « Si elle avait été un garçon, son frère ne serait pas né ». Car il fallait ce garçon pour faire tourner la ferme et enfin pour prendre la suite des « vieux », les parents. Et Gilles l’a fait malgré son profond mépris pour le père.

Ce qui a changé dans le coin, ce sont les administrations des fermes. Alors que la plupart des enfants sont partis, le manque de main d’œuvre s’est fait sentir, il a fallu regrouper des terres et des bâtiments. « Elle sait aussi que les personnes meurent, les gens, les hommes et les femmes, les familles et parfois les maisons, les bâtiments, mais pas les prés, ni les bois, ni les chemins, qui changent de mains et deviennent autre chose, de mieux ou de moins bien, mais ne disparaissent pas, pas encore ». Disparitions parfois effectives par des suicides, on ne sait pourquoi dans ce monde taiseux, mais on se doute…

Ecriture froide mais ronde et poétique, elle dévoile savamment le quotidien de paysans restés dans un autre âge, elle évoque aussi ce que l’autrice a elle-même connu, sur ces mêmes terres, elle qui a également choisi Paris pour but, pour point de chute. Dans ses textes, pas de sentiments, un peu comme dans les vies qu’elle dépeint avec exactitude, précision et recul. L’œuvre de Marie-Hélène Lafon est une grande fresque, une immense galerie de tableaux du terroir auvergnat. Quant à Claire, elle a évolué, en un sens elle a réussi alors que le frangin, Gilles, est resté le même, les deux pieds plantés dans la même terre. Il est peut-être resté l’image du primitif.

J’ai mis très longtemps à m’attaquer au travail de Marie-Hélène Lafon, sachant que j’y trouverais quelques bribes de souvenirs personnels et n’ayant peut-être pas l’envie ou la force de me retourner et d’affronter ces images. J’ai franchi le pas assez récemment, pour finir par avaler plusieurs ouvrages. J’ai revu ce que je craignais revoir, mais à l’instar de l’écriture de l’autrice, j’ai enfin pu le faire avec un certain détachement. Et le verdict est sans appel : Marie-Hélène Lafon est une grande conteuse, une grande autrice de l’évocation de l’autre, elle peut être vue comme une sorte de miroir rural et rustique de Annie Ernaux, ses textes sont riches d’enseignements et dépeignent fidèlement une vie, une période, une région. Et si j’ai lu plusieurs de ses livres avant de décider de me lancer ici, c’est peut-être aussi par peur de ne pas rendre fidèlement le travail accompli, une peur d’un possible manque de recul, d’objectivité. En tout cas aujourd’hui je sais que je reviendrai vers Marie-Hélène Lafon.

« Vie de Gilles » est paru en 2025 aux éditions du Chemin de Fer, il restera comme un des beaux textes de cette année car, si « Les sources » m’avait un peu laissé sur ma faim, celui-ci, qui par ailleurs peut se lire indépendamment de son aîné, m’a conquis par ses images, peut-être plus fortes, peut-être plus à même de hanter. Il est accompagné des peintures de Denis Laget, faisant de cet ouvrage un vrai et beau livre d’artiste. D’ailleurs Marie-Hélène Lafon participe régulièrement à des projets de cet acabit, et nous ne sommes jamais déçus.

https://www.chemindefer.org/

 (Warren Bismuth)

dimanche 22 juin 2025

Mikhaïl OSSORGUINE, Alexeï REMIZOV & Marina TSVETAÏEVA « Les gardiens des livres »

 


Si la révolution russe de 1917 a laissé percevoir des espoirs dans le monde de la culture du pays, tout se complique rapidement. La censure a certes été (brièvement) abolie, mais le gouvernement a pris de fait la main sur les imprimeries – désormais fermées – et les bibliothèques. Aussi, une équipe d’écrivains spécialistes de littérature créent la « Librairie des Écrivains » dès septembre 1918 à Moscou. Parmi eux, Mikhaïl Ossorguine, c’est lui qui par deux textes brefs, fait revivre cette aventure singulière.

Ces deux récits, écrits vers 1933 et parus originellement dans une revue russe, reviennent sur les conditions d’existence de cette librairie indépendante, ainsi que sur la constitution du fonds et son fonctionnement. C’est alors la seule librairie moscovite où l’on peut acheter sans autorisation, ce qui explique en partie sa forte popularité. À cette époque, toutes les librairies nationalisées ont été fermées, les bibliothèques publiques et privées purgées. Dans la Librairie des Écrivains, il n’est pas rare que les achats passent par le troc (contre de la nourriture notamment), tout comme il n’est pas rare qu’elle soutienne financièrement les écrivains, alors en grandes difficultés. « Nous remplissions une tâche discrète, mais capitale : nous étions les gardiens et les propagateurs des livres, et nous aidions les gens qui liquidaient leurs bibliothèques à ne pas mourir de faim ».

Le stock de la librairie est colossal et varié, tout comme le public la fréquentant, et la politique y est exclue : « La politique était le seul thème que nous n’abordions pas – non par peur, mais simplement parce que notre but, notre principal désir, était justement d’échapper à la politique et de nous cantonner dans la sphère culturelle ». L’auteur livre quelques anecdotes vécues dans l’espace de la librairie. Les difficultés s’amoncelant, le projet évolue : « Lorsqu’il nous fut impossible de publier nos œuvres, nous eûmes l’idée, tout à fait logique, d’éditer de petits opuscules manuscrits en un exemplaire. Nous fîmes un essai – et cela intéressa les amateurs d’autographes. Plusieurs écrivains se saisirent de l’idée, et l’on vit apparaître dans notre vitrine des livres-autographes de poètes, d’écrivains, d’historiens de l’art, se présentant sous l’aspect de plaquettes fabriquées à la main, généralement avec un dessin de l’auteur sur la couverture ». Et l’exercice fonctionne !

La Librairie des Écrivains ferme ses portes en 1922. Quant à Mikhaïl Ossorguine, il a été arrêté l’année précédente, puis expulsé. Il a rejoint la France. À la suite de ces deux textes, le catalogue des éditions manuscrites de la librairie est ici publié, il comporte environ 250 titres pour une grosse trentaine d’intervenants. Les textes sont brefs (le nombre de pages ainsi que d’autres renseignements sont à chaque fois précisés), parfois édités sur écorces de bouleau ou papier à lettres, certaines couvertures étant imprimées sur des billets de banque ou autres bouts d’affiches de cinéma ou couvertures de revues.

La plupart des écrivains ayant participé nous sont aujourd’hui inconnus, mais nous noterons néanmoins les présences de André Biély (il est précisé que la plupart de ses écrits ont été publiés sur du mauvais papier), Fiodor Sologoub (le seul Pétersbourgeois  de la liste), Marina Tsvétaïeva, Lev Goumiliov, Vladimir Maïakovski, Ossip Mandelstam, Alexeï Rémizov et autre Maximilian Volochine. Le recueil de quatre poèmes de Lev Zitov, intitulé « À Blok » a été publié le jour même des funérailles du célèbre poète. Suivent des dessins « naïfs » et en couleur de Alexeï Rémizov, le livre se terminant par 6 poèmes de Marina Tsvétaïeva rédigés entre 1918 et 1920, avec copies couleurs des manuscrits originaux et la traduction typographique présentée sur la page de gauche.

C’est un véritable document historique que « Les gardiens des livres », ouvrage en quelque sorte collectif post-mortem, nous faisant revivre la vie littéraire et culturelle moscovite de l’immédiate après-révolution, avec ces difficultés, ces pressions, et son combat pour exister devant un pouvoir qui a mis la culture à l’arrêt. Il est paru en 1994 puis revu en 2010 aux toujours emballantes éditions Interférences. Le tout est traduit par Sophie Benech, c’est dire s’il faut s’attendre à de la qualité.

http://www.editions-interferences.com/

 (Warren Bismuth)

mercredi 18 juin 2025

Marek VADAS « Six étrangers »

 


En trame de ce bref roman, un fait divers tragique, un morceau d’histoire plutôt, un de ces nombreux drames du monde de l’entre-deux guerres : une chasse aux Roms lors d’une fête de village quelques part en Slovaquie en 1928. Un acharnement. Mais difficile d’en savoir plus car, même si divers protagonistes vont prendre la parole dans ce remarquable roman polyphonique, aucun ne semble vouloir entrer frontalement dans le vif du sujet.

Ils sont nombreux à se succéder pour témoigner, comme lors d’un procès où tout le monde donne sa version des faits à la barre. Un premier témoin, jeune homme introverti s’incarnant dans ses lectures, nombreuses et prenantes, alors que le récit démarre tout en souplesse. Mais les premiers grains de poivre surviennent avec le deuxième, un vieil homme, sorte de mémoire du village, antisémite et anti-Roms, un gars de la vieille école, en somme.

Mais qu’en est-il de la situation politique de la Slovaquie ? « Nous avons toujours été sous la coupe de quelqu’un d’autre, que ce soient les Hongrois, les Autrichiens, les Tchèques ou les Russes. Et nous nous sommes toujours tus, nous avons suivi le mouvement, nous regardions derrière les rideaux ce qui se passait dehors dans les rues, nous étions presque satisfaits d’être gouvernés par quelqu’un d’autre, de ne pas avoir à décider de quoi que ce soit et de ne pas être obligés à nous malmener nous-mêmes ».

La Slovaquie est alors Tchécoslovaque (elle deviendra brièvement indépendante durant la deuxième guerre mondiale sous la pression nazie), mais l’auteur Marek Vadas sème çà et là quelques cailloux sur son passé sulfureux, son identité politique propre. Quant à son peuple, passif mais parfois violent, il peut être rapidement mu par une hystérie collective comme celle qui a entraîné la tragédie de 1928. C’est aussi un peuple taiseux. D’ailleurs, aucun dialogue ne vient interrompre les longs monologues des témoins. Seul repère : la brasserie du Lion, lieu de convergence des villageois.

Mais témoins de quoi ? Car les langues ont du mal à se délier : « On veut sortir les cadavres du placard, les analyser, trouver des explications. Mais ici, nous ne nous demandons pas pourquoi. C’est arrivé. Vraiment ? Mais en êtes-vous sûr ? Et si les choses s’étaient passées différemment ? En sens inverse ? Ou si ce n’était pas arrivé du tout ? Que se passerait-il alors ? Voilà nos questions. Ce sont les questions auxquelles nous voulons avoir une réponse. Le « pourquoi » se  trouve peut-être tout à fin de l’histoire, mais nous espérons que nous n’y arriverons pas de toute façon ». Mais poursuivons néanmoins notre lecture.

Se succèdent un père alcoolique, un employé modèle tout droit échappé d’un récit de Tchekhov, un jeune borgne de 7 ans dont la mémoire visuelle semble prodigieuse. Celui-ci pourrait se rappeler, raconter… Mais voilà déjà la silhouette d’un affairiste de P., bourgade « dominée par la superstition et l’obscurantisme », de passage dans une ville, vivant une nuit de cauchemar dans un hôtel où d’étranges événements se déroulent. Un chapitre kafkaïen.

Des corps retrouvés par étapes, par petits bouts. Quand un écrivain, narcissique et mégalomane protégé par son ange gardien, prend la parole. C’est la mère du premier témoin du livre qui clôt la liste des témoins. « Six étrangers » est une analyse du bouleversement individuel comme collectif d’un village après une tragédie humaine. Et ce roman est un mémorial pour les victimes de cette sordide affaire de crimes de Roms dans une Slovaquie qui suinte de partout. Texte chorale qui fait se confronter plusieurs points de vue, plusieurs états d’esprits, dans le souvenir, dans une assourdissante loi du silence, avec l’obligation de continuer comme avant même si cela s’avère impossible. Ce recul qui offre un semblant de lumière à un acte violent passé. « Quand on est au cœur des événements, on ne comprend rien, tout semble cruel et insensé. On met les choses bout à bout, mais on arrive toujours à quelque chose de stupide ». Alors que stupidement chacun prépare sa version qui tend à l’innocenter, chacun réécrit peut-être l’histoire à sa façon.

« Six étrangers » du slovaque Marek Vadas vient de paraître chez la nécessaire maison d’édition Le ver à Soie dans la collection 200 000 signes, traduit du slovaque par Diana Jamborova Lemay. Roman bref autant que poignant, qui ne laisse que peu de place à l’espoir, il est d’une structure en mosaïque parfaitement maîtrisée et solide.

https://www.leverasoie.com/

(Warren Bismuth)